Cuba : une nouvelle constitution, pour quelle transition ?
Depuis de nombreuses années, l’économie cubaine évolue à petits pas vers une libéralisation. Face à la crise prolongée provoquée par une dépendance économique historique, aggravée par l’embargo américain et les échecs répétés d’une planification centralisée bureaucratique, le groupe dirigeant, autour de Raúl Castro, s’est rallié au « modèle vietnamien » – ou chinois –, appuyé par les militaires investis dans l’économie, et par de nombreux technocrates et économistes cubains.
C’est dans cette perspective d’« actualisation » du modèle cubain qu’il faut lire les évolutions internes en cours, et notamment l’avant-projet de nouvelle constitution adopté par l’Assemblée nationale en juillet 2018. De manière inédite, ce dernier reconnaît la propriété privée dans l’économie. Il entérine, par ailleurs, les réformes déjà adoptées par les deux derniers congrès du Parti communiste cubain (PCC) en 2011 et 2016, sous la présidence de R. Castro, et sera soumis à référendum à la fin de l’année 2018. Comment réformer « l’un des systèmes économiques les plus complexes au monde », s’interroge l’ancien ambassadeur britannique à Cuba, Paul Hare [1] ? Tel est le défi des trois années à venir pour le nouveau président, Miguel Díaz-Canel.
C’est en 2011 que l’application des Lineamientos (« Orientations destinées à actualiser le socialisme » [2] a commencé. En 2017, deux documents ont été adoptés par l’Assemblée nationale précisant la nouvelle politique économique et sociale : un texte sur la « Conceptualisation du modèle économique et social cubain de développement socialiste », ainsi qu’une version révisée de ces « Orientations ». Ce n’est qu’en 2018 que les réformes structurelles ont donné lieu à un avantprojet de révision constitutionnelle, révision rendue indispensable par la contradiction entre la dynamique de la libéralisation économique et l’ancienne Loi fondamentale.
Si la Constitution de 1976 – directement inspirée de la Constitution soviétique – avait déjà été amendée, c’est néanmoins la première fois qu’elle est l’objet d’une révision aussi générale. Il était prévisible que les changements constitutionnels donnent lieu à des débats importants, compte tenu de leur impact politique et social, alors que la société cubaine connaît des mutations profondes et concomitantes : succession générationnelle, redéfinition des politiques économiques avec l’introduction de réformes marchandes, modifications institutionnelles, réajustements idéologiques. De plus, ces mutations se produisent dans un contexte international et régional instable. Outre les incertitudes liées à la présidence de Donald Trump, le panorama latino-américain a changé.
Les crises vénézuélienne, nicaraguayenne, brésilienne et argentine, la volte-face du nouveau président équatorien Lenín Moreno limitent l’espace économique et diplomatique dont le régime cubain avait bénéficié durant la première décennie du XXIe siècle. C’est dans ce contexte périlleux que la transition cubaine se produit. Il s’agit officiellement de passer d’un système centralisé et structurellement déficitaire à une économie opérant selon les mécanismes du marché, mais un marché régulé par un État fort, « dans une perspective socialiste » garantie par un parti unique, le PCC. « Un moment historique crucial », a déclaré M. Díaz-Canel dans son premier discours présidentiel.
La révision constitutionnelle doit être soumise à référendum en novembre 2018. Elle clarifie les enjeux des orientations stratégiques impulsées par le gouvernement de R. Castro, d’où l’importance des discussions qu’elle suscite pour la première fois dans le pays depuis le grand débat public sur la stratégie économique impulsé par Ernesto « Che » Guevara en 1963-1964. Des échanges facilités par la multiplication des blogs en ligne. Par rapport à la Constitution de 1976, le nouveau texte modifie 113 articles, en ajoute 87 et en supprime 11.
Pour l’Uruguayen Luis Almagro, secrétaire général de l’Organisation des États américains (OEA), cette transition en cours est « illégitime ». Seule compte, pour lui, l’élection de M. Díaz-Canel par l’Assemblée nationale, qui « s’est déroulée sans la libre expression du peuple cubain ». Pour d’autres, M. Díaz-Canel aurait été .élu « Pour tout changer afin que rien ne change. ». En réalité, le nouveau président prétend vouloir préserver la stabilité et la pérennité du régime, tout en modifiant les fondements économiques et sociaux qui ont permis sa survie pendant plus d’un demi-siècle.
L’une des particularités de la situation cubaine tient, en effet, à un phénomène apparemment paradoxal : la progression spectaculaire des inégalités sociales engendrées par les réformes économiques, en dépit de la prudente lenteur de leur mise en oeuvre. Les conséquences sociales et idéologiques de ces réformes sont souvent sous-estimées par les observateurs, qui insistent quasi exclusivement sur la permanence du système politique.
Propriété et structure de l’emploi
La Constitution de 1976 précisait que « la République de Cuba est régie par le système socialiste de l’économie basé sur la propriété socialiste de tout le peuple sur les moyens de production et sur la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme ». Si la propriété sur des biens personnels ou familiaux était acceptée, elle excluait l’exploitation du travail d’autrui. Le texte sur la « Conceptualisation du modèle » adopté en 2017 a reconnu comme un « principe essentiel » et « primordial » « la propriété socialiste de tout le peuple sur les moyens de production », mais précise « qu’il faut reconnaître et diversifier différentes formes de propriété et de gestion » et « distinguer entre l’exercice des facultés du propriétaire et celles qui correspondent à la possession ou à la gestion ». « Le transfert temporaire de la propriété ou la gestion de différents moyens de production, propriété de tout le peuple, à des acteurs économiques non étatiques ne constitue pas une privatisation ».
L’avant-projet de Constitution (article 21) reconnaît le rôle du marché – régulé – et « d’autres formes de propriété, la propriété coopérative, la propriété mixte et la propriété privée ». Le texte insiste également sur l’importance des investissements étrangers – dans un pays « décapitalisé » – pour le développement économique. Déjà adoptée par le passé, cette proposition est destinée à attirer des devises et à pallier les difficultés économiques endémiques.
L’inscription dans la Constitution de l’ouverture au capital privé pérennise les réformes impulsées depuis 2006 par R. Castro, en particulier la légalisation du travail indépendant, notamment dans l’hôtellerie, la restauration, les transports et plus généralement le tourisme. L’avant-projet valide le nouveau Code du travail, adopté en 2014, qui reconnaît l’embauche de salariés par un entrepreneur au-delà de l’emploi familial. Ce nouveau Code avait déjà formalisé l’existence d’employeurs et d’employés, en énonçant les garanties juridiques qui précisent les droits et les devoirs des uns et des autres, là où les statuts de l’employeur et du salarié étaient auparavant souvent confondus.
Pour la première fois, un chapitre est entièrement consacré au secteur privé et « régule les relations de travail ». L’article 74 indique les droits minimums que l’employeur doit respecter : la journée de huit heures, une durée hebdomadaire maximale de quarante-quatre heures, une rémunération au moins égale au salaire minimum, un jour de repos hebdomadaire et sept jours de vacances annuelles payées. Des droits loin de correspondre à la réalité que connaissent des salariés de ce secteur. De nombreux articles de presse dénoncent ainsi le non-respect des droits concernant la maternité, les vacances, les accidents du travail ou les horaires hebdomadaires.
Le document sur la « Conceptualisation du modèle » précise que « l’appropriation de l’excédent des résultats du travail des personnes embauchées dans le privé se produit dans un contexte où dominent les rapports de production socialistes, ce qui la différencie des systèmes sociaux fondés sur l’exploitation du travail d’autrui ». Autrement dit, la prépondérance des « rapports de production socialistes » suffirait à changer la nature de l’exploitation de l’employé du secteur privé. Ce n’est sans doute pas l’avis des salariés qui y opèrent dans des conditions précaires.
R. Castro avait souligné « l’esprit profondément démocratique » qui avait inspiré ce nouveau Code du travail et salué « l’actualisation des politiques sociales, définissant les droits et les devoirs des travailleurs et des employeurs dans le secteur étatique comme dans le secteur privé » [3]. Pourtant, les ambiguïtés terminologiques concernant le statut des salariés du secteur privé et de leurs employeurs traduisent l’embarras des autorités. Ceux qui travaillent à leur compte (« cuenta propistas »), l’entrepreneur et son salarié « sont souvent regroupés dans une même catégorie, et la relation de subordination entre le propriétaire de l’entreprise et le salarié est parfois niée », souligne Arthur Brault Moreau [4]. L’existence d’un patronat privé et le rapport d’exploitation qu’il entretient avec ses salariés ne sont pas populaires dans une société où le discours fidéliste a dénoncé leurs méfaits pendant plus de cinquante ans.
Ces changements dans la structure de l’emploi ont des répercussions considérables. « L’un des noeuds gordiens de notre société tient au fait qu’elle est déchirée et fracturée en différents segments inégaux économiquement et socialement. La majorité de la population – ouvriers et employés du secteur d’État, retraités – ne reçoit pas des revenus suffisants pour vivre, bien que les services médicaux et l’éducation soient gratuits », constate l’ancien dirigeant Humberto Pérez [5]. Lors d’une réunion publique organisée par la revue cubaine Temas en mars 2016, Jesús García Brigos a parlé sans détour : « Presque 30 % de la population active appartient désormais au secteur non étatique. Oui, nous avons une propriété capitaliste, le travail à compte propre, ce sont des petites et moyennes entreprises dont certaines sont des entités émergentes très importantes […] Nous devons en finir avec cet euphémisme des “cuenta propistas” ; beaucoup d’entre eux vivent, pensent, fonctionnent et embauchent comme une entreprise et possèdent des dizaines d’employés ».
L’ouverture de l’économie au secteur privé n’est pas seulement un défi économique, c’est un défi social et politique. Outre les « cuenta propistas » déclarés – environ 600 000 en 2018 pour une population active de 4 474 800 personnes selon des chiffres officiels –, il faut ajouter ceux non déclarés, difficiles à évaluer, mais nombreux dans l’économie informelle.
Les tensions sociales sont aggravées par l’impact économique et commercial de la diaspora cubano-américaine. Comme l’a fait remarquer un participant à la réunion de la revue Temas, « il ne faut pas perdre de vue que la reproduction des relations sociales à Cuba a lieu dans un environnement capitaliste et avec des liens spécifiques avec les États-Unis ». Les liens familiaux avec les Cubano- Américains permettent en effet d’investir dans le commerce, les petites et moyennes entreprises ou l’immobilier, suscitant l’émergence d’une « bourgeoisie duty free » [6].
La composition sociale a déjà changé dans certains quartiers de la capitale, où l’on voit apparaître un nouveau type de propriétaires, disposant d’un pouvoir d’achat plus important. Le document sur la « Conceptualisation du modèle » précise que « les propriétaires peuvent être des personnes naturelles ou juridiques, cubaines ou étrangères. La constitution d’entreprises totalement étrangères, en particulier pour déployer des capacités de production modernes en fonction du développement économique, est impulsée et autorisée » [7].
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Pour autant, ces changements n’ont pas stimulé la croissance économique, mais accru les inégalités sociales et augmenté le coût de la vie, d’où la préoccupation du gouvernement, qui craint le mécontentement populaire. En effet, la croissance de l’économie cubaine n’a été que de 1,1 % pendant le premier semestre de 2018. La progression des inégalités et la concentration des revenus et de la richesse sont apparues comme des préoccupations centrales lors du débat sur la réforme du modèle économique. Parallèlement, la pauvreté s’est accrue. Elle est généralement estimée à environ 20 à 25 % de la population. Dans le langage populaire, on parle désormais de « nouveaux riches » et de « nouveaux pauvres ».
Le contraste entre la situation des salariés du secteur d’État – majoritaires dans la population active (70 %) – et du secteur privé est révélateur des clivages qui affectent désormais la société. Les salaires du secteur public sont très bas – souvent très inférieurs à ceux du secteur privé –, ne permettent pas de satisfaire les besoins de la vie quotidienne – un constat reconnu officiellement –, alors que les prix des produits de base augmentent et que le marché noir prospère. Évaluant la situation du travail dans le pays, Lázaro González Rodríguez, professeur à l’Université de La Havane, affirme que « de façon générale de nombreux travailleurs sont insatisfaits des conditions matérielles et spirituelles de leur travail » [9].
Une enquête réalisée de manière aléatoire et anonyme dans des centres de travail de presque toutes les provinces auprès de 2 136 travailleurs [10] – il s’agit majoritairement d’entreprises publiques gérées selon des critères de rentabilité par les forces armées [11] –, montre que 45 % pensent que les promotions professionnelles ne correspondent pas aux compétences ou au mérite, 58 % que les chefs ne respectent pas le code d’éthique, et 62 % sont mécontents de leurs conditions de travail.
Le bas niveau des salaires est l’élément le plus critique de l’enquête, avec 93 % des réponses témoignant d’une grande insatisfaction. Le recours à un autre emploi ou à une activité privée non déclarée est fréquent, et les vols dans le secteur d’État complètent parfois le salaire officiel. Les entreprises d’État représentent la majorité des entreprises et les suppressions d’emplois y ont été très importantes, compensées par le développement du secteur privé. À la fin de l’année 2016, il y avait 1 904 entreprises publiques, contre 2 250 en 2012 [12]. Selon des chiffres officieux, au moins 30 % sont subventionnées faute d’être rentables – certaines estimations sont supérieures –, notamment en raison de sureffectifs. Aujourd’hui, sur une population active de 4 474 800 personnes, 3 174 800 travaillent dans le secteur d’État et environ 1 300 000 dans le privé.
Le discrédit qui pèse sur le secteur étatique a des effets politiques. Comme le souligne le journaliste cubain Javier Gomez Sanchez, « les salaires plus élevés que reçoivent les employés du secteur privé expliquent que le chef d’entreprise […], aussi dur soit-il, n’est pas considéré comme un exploiteur, mais comme un bienfaiteur ». Un défi politique pour le gouvernement, dont la politique oscille entre la volonté de poursuivre les réformes et la nécessité d’en contrôler les effets sociaux susceptibles de remettre en cause sa domination politique. C’est ainsi qu’il faut comprendre les mesures prises en 2017 bloquant l’octroi de nouvelles licences pour les autoentrepreneurs, les restaurants ou les locations touristiques.
Le but est de limiter l’expansion des restaurants privés et la spéculation immobilière dans les quartiers touristiques de La Havane, stimulées par les transferts des Cubano-Américains. Les nouvelles régulations publiées en juillet 2018 – limitation du travail à compte propre à un seul type d’activité et fiscalité dissuasive pour les restaurateurs au-delà de 20 salariés [13]– témoignent de la crainte des autorités de voir se développer des catégories sociales échappant à leur contrôle. Marino Murillo [14], ancien ministre de l’Économie et responsable de la Commission permanente pour l’application de la nouvelle politique économique, avait reconnu, en février 2018, que l’application des réformes engagées sous le mandat de R. Castro « avait généré plus d’erreurs que de vertus » en raison d’un écart entre les objectifs initiaux et la pratique, des « erreurs » qui avaient suscité une impopularité grandissante. [15]
Autre proposition impopulaire : la suppression de la libreta (carnet de rationnement), instaurée au début de la révolution comme un droit assurant à tous un minimum vital. Elle serait désormais attribuée de façon plus sélective. Le texte sur la « Conceptualisation » indique que les produits subventionnés seraient réservés aux personnes dans le besoin. Si ce panier mensuel de produits de base ne couvre actuellement qu’à peine deux semaines, il demeure indispensable pour les plus démunis. Sa transformation en oeuvre sociale réservée aux pauvres est mal acceptée par une population très sensible à l’égalité des droits, condition pour une égale dignité.
Une réforme monétaire à haut risque
La prudence gouvernementale est d’autant plus grande qu’une réforme monétaire est à l’ordre du jour et constitue un enjeu majeur [16]. Deux monnaies circulent en effet à Cuba depuis les années 1990 : le peso cubain (CUP), monnaie nationale, et le peso convertible en devises (CUC), équivalent au dollar et à 24 CUP. Cette dualité génère de graves distorsions dans la comptabilité des entreprises. Elle est, en outre, néfaste pour les entreprises d’État et sur le plan macroéconomique. Elle se traduit aussi par de grandes différences de niveaux de vie pour la population. Aujourd’hui, le CUC est même un générateur d’inégalités favorisant ceux qui peuvent y avoir accès, notamment grâce au tourisme ou aux transferts familiaux.
Annoncée depuis 2013, mais jamais mise en oeuvre, la réforme monétaire consistant en l’unification de ces deux monnaies est techniquement complexe et socialement risquée. Selon des économistes cubains, son application pourrait entraîner un bond de l’inflation ainsi que des licenciements. Pourtant, selon les mêmes économistes, elle est inévitable à court terme, car le système échappe aujourd’hui aux autorités. Dans son discours au Parlement du 21 décembre 2013, R. Castro avait affirmé que la décision ne pouvait être retardée plus longtemps : « la dualité monétaire et cambiaire […] favorise l’injustice de la pyramide inversée selon laquelle plus la responsabilité est grande, moins les rétributions sont importantes, ce qui explique que les citoyens capables ne se sentent pas motivés à travailler légalement ; en même temps, on décourage la promotion à des postes supérieurs des travailleurs les meilleurs, les mieux formés et les cadres, ce qui pousse certains à s’orienter vers le secteur non étatique ».
C’est donc au président Díaz-Canel et à la nouvelle équipe dirigeante que revient la responsabilité de la décision « dans le cadre de la poursuite de l’actualisation du socialisme ». Mais, au fur et à mesure que « l’actualisation » se précise, les débats d’orientation font apparaître des appréciations différentes, voire divergentes. En dépit de l’hermétisme officiel concernant la finalité des réformes, de grands courants de pensée apparaissent. Pour les technocrates et certains économistes cubains influents ainsi que des responsables de l’armée investis dans l’économie, les réformes ne vont pas assez vite et ne sont pas assez « intégrales », ce qui expliquerait leurs mauvais résultats.
D’autres, parmi les membres de l’appareil du PCC, parfois identifiés aux anciens fidélistes, trouvent au contraire qu’elles sont trop rapides et mettent en péril le modèle social. Une autre composante met l’accent sur les limites de la participation populaire, critique fortement la bureaucratie et conteste les justifications idéologiques utilisées par le gouvernement. La chercheuse Arantxa Tirado évoque « des visions multiples qui grosso modo pourraient se résumer à des conceptions étatiques, économicistes et autogestionnaires » [17], tandis que le politologue Juan Valdès Paz distingue « des conceptions social-démocrates, social-libérales, soviétiques, guevaristes, et socialistes critiques » [18]. Toutefois, la conception dominante se réfère au « modèle vietnamien » (1986), c’est-à-dire à « une économie de marché à orientation socialiste ».
Des changements institutionnels réels, mais limités ?
Si la réforme économique est au coeur des priorités gouvernementales, des changements politiques sont également inclus dans la nouvelle Loi fondamentale. Certains avaient déjà été annoncés par R. Castro. Le mandat présidentiel et « celui des principaux postes de la nation » sont désormais réduits à deux mandats de cinq ans, l’âge du président ne pouvant dépasser 60 ans. Autre disposition vers une direction plus collégiale, le successeur de R. Castro, M. Díaz- Canel, est président de la République, mais ne sera plus celui du Conseil d’État et des ministres. La future hiérarchie institutionnelle comprendra un président de la République, un vice-président et un Premier ministre responsable de la gestion gouvernementale, un poste nouvellement créé. Ces fonctions politiques différenciées supposent une certaine déconcentration du pouvoir, mais la future direction du PCC n’est pas encore connue. R. Castro n’en sera plus le premier secrétaire en 2021, et M. Díaz-Canel devrait lui succéder à ce poste-clé. On ignore toutefois qui succèdera au second secrétaire actuel, José R. Machado Ventura, une personnalité importante, mais contestée en raison de son comportement jugé bureaucratique.
Le texte réaffirme le rôle du PCC comme parti unique, « fidéliste et marxiste-léniniste », « avant-garde organisée de la nation cubaine, force dirigeante de la société et de l’État », défini comme un « État socialiste de droit ». Le secrétaire du Conseil d’État, Homero Acosta, a souligné dans un commentaire inhabituel « l’adoption du concept d’État de droit inspiré de la pensée libérale bourgeoise du XIXe siècle » : « Nous l’avons réévalué pour l’incorporer. Ce concept n’a jamais été défini ni appliqué, ce qui eut des conséquences.
C’est un des facteurs qui mina [les] États [de l’ancien “camp socialiste”] ». Une analyse qui se démarque de certains discours officiels suggérant que la chute de l’Union soviétique résultait d’un complot impérialiste. Dans cet « État socialiste de droit », les droits de réunion, de manifestation et d’association seraient reconnus, mais sous réserve « que leurs objectifs soient licites et reconnus par la loi [19] ». Or celle-ci ne reconnaît pas comme tel le pluralisme politique. C’est une limite majeure, alors qu’un nouveau pluralisme émerge dans la société et qu’il existe des sensibilités différentes au sein du PCC.
Instaurer un espace social autonome qui représente les intérêts populaires, redéfinir le rôle du droit et reconnaître le pluralisme politique dans les conditions spécifiques de l’île, refonder le socialisme cubain comme un « socialisme de droit » : telles sont les exigences formulées par de nombreux juristes et historiens cubains [20]. D’ores et déjà, des voix se sont élevées pour réclamer la convocation et l’élection d’une Assemblée constituante et contester l’affirmation d’H. Acosta, pour qui « le vote du référendum suffit à transformer le peuple en peuple constituant ».
Il faut également noter que, pour la première fois, 1,4 million de Cubains vivant à l’étranger, dont la majorité aux États- Unis, sont invités à participer au débat sur un site Internet dédié, même s’ils n’auront pas le droit de voter. Il s’agit d’intégrer progressivement les Cubains de l’extérieur au développement du pays, en surmontant les divisions historiques. Sur le plan sociétal, enfin, le mariage est redéfini comme « une union entre deux personnes », ce qui ouvre la voie au mariage homosexuel, une petite révolution dans une île aux traditions machistes. La controverse publique sur cette révolution sociétale risque toutefois de faire passer au second plan les débats sur les réformes économiques.
Quel socialisme ?
Comme le remarque Juan Valdès Paz, « la brève caractérisation du socialisme proposée par les Orientations en 2011 par le VIe Congrès du PCC – “Égalité des droits et des opportunités pour tous les citoyens” – était très insuffisante par rapport aux conceptions du socialisme définies lors des congrès précédents »2. D’où vient cette confusion ? En premier lieu du flou du discours idéologique officiel sur la justification des réformes. La suppression du terme « communiste » dans l’avant-projet de Constitution a fait couler beaucoup d’encre. « Si nous ne prétendons pas arriver à une société communiste, pourquoi le Parti communiste défini dans la Constitution comme “force dirigeante de la société et de l’État” maintient-il ce qualificatif ? », s’interroge Alina López Hernández [21]. Comme le note Arturo Lopez Lévy, Cubano-Américain et professeur à l’Université du Texas, cette suppression « facilite la discussion sur les réformes entre les élites et la base », et « empêche les questionnements face à l’essor des inégalités ».
L’une des difficultés rencontrées par le gouvernement tient à la sensibilité égalitaire et solidaire enracinée dans la population. Mise à mal par les réformes, la justice sociale reste un pilier de la légitimité révolutionnaire des difficultés rencontrées par le gouvernement tient, en effet, à la sensibilité égalitaire et solidaire enracinée dans la population. Mise à mal par les réformes, la justice sociale reste un pilier de la légitimité révolutionnaire.
Les justifications idéologiques officielles des réformes provoquent des commentaires désabusés. La critique du « paternalisme » et de « l’égalitarisme » par les autorités heurte de nombreux Cubains qui vivent dans des conditions difficiles tandis qu’ils voient s’enrichir des « petits bourgeois porteurs d’un nouveau capitalisme ». En témoigne l’important débat suscité par le refus des rédacteurs de l’avant-projet de faire figurer la limitation des richesses dans la Loi fondamentale. Alicia Alonso Becerra, directrice de l’Université technologique de La Havane, a également proposé de réguler « la concentration de la richesse ».
Sa proposition a été refusée au motif que « s’il est possible juridiquement de réguler la propriété en interdisant sa concentration par des sujets non étatiques, en limitant à une seule licence le travail à compte propre ou la quantité de terre accordée en usufruit, il est très difficile de limiter quantitativement la richesse monétaire obtenue à partir de ressources différentes ». Le sujet est très sensible. S’agit-il, comme certains le suggèrent, de protéger « certains bureaucrates corrompus » [22]et les transferts financiers – clandestins – en provenance de la diaspora ? Nul doute que la question sera de nouveau posée lors des débats précédant le référendum.
Autre enjeu, l’implication des jeunes dans la vie politique. À cette génération, qualifiée de « génération de la période spéciale » – période de restrictions majeures pour la survie qui suivit l’effondrement de l’Union soviétique –, de plus en plus sollicitée par les modes de vie de la société de consommation, les nouveaux dirigeants doivent offrir des perspectives attractives. Dans ce contexte, on assiste à une réactivation des échanges politiques sur Internet. De nombreux jeunes, mais aussi d’anciens ministres, des cadres du PCC, des économistes, des juristes, participent désormais à ces débats en ligne.
L’un des amendements proposés lors de la discussion au Parlement concerne la liberté de la presse. La censure des protestations des citoyens dans les médias officiels est critiquée. Le discours très raide de M. Díaz-Canel lors du Congrès des journalistes a été contesté. L’un des sites se revendiquant de la tradition révolutionnaire cubaine, La Joven Cuba, se fait l’écho de ces nombreuses critiques, ce qui lui vaut d’être parfois attaqué par des dirigeants. Une autre publication, Cuba Posible, soutenue par une organisation non gouvernementale chrétienne, a subi des pressions politiques. Signé par le président Díaz-Canel, le décret 349, donnant au ministère de la Culture un pouvoir de censure, a suscité les protestations des artistes [23]. Face aux tensions sociales et aux débats politiques provoqués par les réformes, le nouveau gouvernement poursuit par des voies différentes la politique autoritaire de ses prédécesseurs.
Finalement, le projet de nouvelle Constitution inscrit dans la Loi fondamentale la contradiction entre la diversification croissante de la société cubaine sous l’effet de l’essor du marché et la perpétuation de sa représentation politique unifiée par le seul PCC. L’inscrire dans la loi suprême ne suffit pas à la supprimer. L’ancien ministre Humberto Pérez s’inquiète : « Dans ces conditions, la menace qu’une alternative capitaliste puisse prospérer est importante, ce n’est pas une présomption pessimiste et alarmiste, mais simplement une prévision réaliste face à laquelle nous devons agir » [24]. La nouvelle légalité constitutionnelle permettra-t-elle de l’éviter ?
La réponse de R. Castro, le 24 février 2008 devant l’Assemblée nationale, avait été catégorique : « On ne m’a pas élu président pour restaurer le capitalisme à Cuba ni pour en finir avec la révolution. J’ai été élu pour défendre et continuer à perfectionner le socialisme, pas pour le détruire ». Cette conviction renvoie à une conception proche de celle des partis communistes vietnamien ou chinois, selon laquelle le régime autoritaire fondé sur le Parti communiste comme parti unique est le garant de la sauvegarde du socialisme.
Mais ce « modèle » semble peu adapté à la réalité cubaine, pour des raisons à la fois historiques, culturelles, démographiques et, surtout, géopolitiques. Washington veut sa revanche. Donald Trump a repris la politique du [big stick] et des sanctions économiques. Et Juan Valdès Paz d’interroger : « En dernière instance, comment pouvons-nous assumer les dangers de l’ouverture économique ? Par plus de démocratie. Nous avons d’énormes déficits sur ce plan, qui ont été légitimés comme des restrictions imposées par la confrontation avec les États-Unis. Mais le socialisme ne peut reporter indéfiniment la démocratie qu’il a promise » [25]
Août 2018
Tirée de la Revue internationale et stratégique, 2018/3 (No. 111) p.125-136
Janette Habel Spécialiste de Cuba et chercheure à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL)
[1] Paul Hare, « The Cuban Economy », ReVista. Harvard Review of Latin America, été 2005.
[2] Citées tout au long du texte comme « Orientations »
[3] Discours à l’Assemblée nationale, 13 décembre 2012
[4] Arthur Brault Moreau, Auto-entreprise ou salariat ? Les relations salariales entre ouverture économique et permanence politique : le cas des restaurants privés à La Havane, Mémoire, IEP de Paris, 2017
[5] Humberto Pérez, « Principales debilidades actuales del modelo y perspectivas de nuestro modelo », Temas, 6 octobre 2016.
[6] Luis Tinoco « Apertura a la caribeña » El País, 10 avril 2016. 2. p. 29.
[7] p. 29
[8] Concentration de la richesse et inégalités sociales
[9] Lázaro González Rodríguez, « Una muestra de lo que ocurre en la esfera laboral », Elestadocomotal, 16 juillet 2018.
[10] Pour Lázaro González Rodríguez, les données de cette enquête datant de 2009 sont toujours valables.
[11] Analyser l’importance économique du Groupe d’administration d’entreprises (GAESA) contrôlé par l’armée dépasse le cadre de cet article. 3 mai 2017 et 29 juin 2018.
[12] Elestadocomotal
[13] “Cuba’s new constitution preserves Communist power” The Economist, 26 juillet 2018
[14] M. Murillo n’est plus cié dans le nouvel organigramme du Conseil d’État ou du Conseil des ministres.
[15] EFE, 24 février 2018
[16] Flore Pavy, La double monnaie cubaine, Mémoire de Master, EHESS, 2014.
[17] Arantxa Tirado, « Cuba, retos politicos y economicos en un contexto pre-electoral », celag.org, 29 janvier 2018
[18] Politologue cubain, professeur à l’Université de La Havane, entretien avec l’auteure, 2016.
[19] L’auteure souligne
[20] Julio Antonio Fernández Estrada et Julio César Guanche, Prologue au livre d’Hugo Azcuy, Análisis de la Constitución Cubana y otros ensayos, Panama, Ruth Casa Editorial, 2010.
[21] Alina Bárbara López Hernández « ¿Fines sin medios o medios sin fines ? », La Joven Cuba, 8 août 2016
[22] Mario Valdés Navia, « Riqueza y propiedad », La Joven Cuba, 27 août 2018.
[23] Le décret devrait entrer envigueur en décembre 2018
[24] Humberto Pérez, op.cit.
[25] Juan Valdès Paz, op.cit.