Le guévarisme n’est pas un humanisme
Le 9 octobre 1967, il y a cinquante ans, Ernesto Che Guevara était exécuté sommairement en Bolivie. A cette occasion, nous republions un article paru dans Le Monde le 1er octobre 2004.
LE MESSIANISME a la vie dure. Malgré l’échec des révolutions et les ravages des nationalismes tout au long du XXe siècle, l’illusion persiste sous forme de mythologies qui semblent survivre à tous les aléas. Personnalité en incessante évolution, Ernesto Che Guevara (1928-1967) reste un mythe inoxydable, inséparable d’une aspiration récurrente à la rédemption ou à l’utopie.
Loin de réduire sa portée, les revers répétés de Guevara sur tous les terrains où il a exercé son action alimentent le culte romantique et christique du sacrifice. Faute de pouvoir défendre ses idées, pas plus que ses faits et gestes, la transmission de l’héritage est désormais véhiculée au nom de valeurs humanistes ou morales. Carnets de voyage, le beau film de Walter Salles [2004], s’inscrit dans cette logique d’autant mieux qu’il évoque le jeune Argentin d’avant l’engagement politique, débarrassé de tout ce qui prête matière à controverse.
Avant d’accumuler les défaites, le prestige du « Comandante » découlait d’une victoire, la révolution cubaine de 1959. Pourtant, indépendamment de son rôle dans la bataille de Santa Clara, le seul stratège de la Sierra Maestra a été sans conteste Fidel Castro, qui s’est appliqué à élargir le front anti-Batista en entretenant les ambiguïtés politiques, ce que le Che acceptait mal.
Même pour ceux qui l’ont tant aimé, que reste-t-il de ce triomphe, quarante-cinq ans plus tard ? L’épopée s’est muée en sauve-qui-peut. La faillite du socialisme castriste rejaillit inévitablement sur l’ensemble du processus. Ses étapes successives, l’imparable descente aux enfers ne dispensent point d’une interrogation sur l’origine de la dictature.
PRÊT-À-PENSER
Sur le plan militaire, Guevara s’est fait lui-même, par ses propres écrits, le propagandiste des enseignements de la guérilla, tout en persistant à la dépouiller d’une compréhension des facteurs politiques qui avaient favorisé le renversement de Batista. Le charisme de l’auteur a transformé ces « théories » et généralisations hâtives de l’expérience cubaine en véritable prêt-à-penser pour plusieurs générations de Latino-Américains qui sont allés allégrement au-devant de la mort, sans que le sort de leurs semblables s’améliore pour autant.
A ceux qui plaindraient les épigones – deux fois coupables : d’avoir échoué et d’avoir simplifié les leçons du maître -, il faudrait rappeler les désastres auxquels Guevara a été directement mêlé. La guérilla du nord de l’Argentine a été anéantie avant de s’être mise en position d’agir. Son aventure en Afrique serait pitoyable si elle ne révélait à quel point il pouvait mépriser le contexte social et culturel qu’il prétendait mettre en branle. Enfin, le dénouement tragique de la guérilla en Bolivie, avec la mort du Che et de nombreux compagnons, ne saurait faire oublier son ignorance têtue de la situation du pays, et notamment des paysans, sur lesquels il voulait s’appuyer.
Sur les deux questions clés qui ont déterminé l’évolution de Cuba, le socialisme et les relations avec l’URSS, il n’a guère été plus lucide. Railler aujourd’hui un Fidel Castro en phase terminale pour ses extravagances est facile. Lorsque Guevara était le responsable de la Banque centrale et le ministre de l’industrie, personne n’incarnait mieux que lui le volontarisme à outrance, le dédain des réalités économiques et sociales, la désinvolture vis-à-vis de la démocratie. Contemporain de l’invasion de la Hongrie et du rapport Khrouchtchev au XXe congrès du Parti communiste soviétique, il a professé un pro-soviétisme inconditionnel, puis une conversion tout aussi aveugle aux vertus de la Chine maoïste, tempérée d’un tiers-mondisme attrape-tout.
Les exégètes d’Ernesto Che Guevara trouvent une dernière ligne de défense sur le plan individuel et psychologique, exaltant la force de caractère, l’idéalisme, le courage, l’éthique, l’humanisme, l’exemple moral. La fascination pour un personnage complexe, qui a contribué à bâtir son propre mythe, peut se comprendre dans un monde en quête de sens, à condition de ne pas en évacuer les aspects dérangeants.
MACHINE À TUER
Après avoir joué un rôle fondamental dans les options de développement de La Havane, est-ce faire preuve de courage politique que d’abandonner l’île, sachant qu’il était le seul dirigeant à tenir tête à Castro ? Le Lider Maximo était ainsi conforté dans sa position de dictateur absolu.
A une époque où la manipulation idéologique de la pulsion de mort est devenue un phénomène de masse avec les kamikazes, est-il toujours possible d’admirer l’équipée suicidaire en Bolivie ?
Outre tout ce que charrie le volontarisme dans une dictature, peut-on assimiler à des valeurs humanistes l’enthousiasme du Che pour la peine de mort, sa participation personnelle à la tête des pelotons d’exécution, la privation de nourriture en guise de punition dans la guérilla, le discours de haine au nom de la « pureté révolutionnaire » ?
Dans le système répressif mis en place à Cuba, Guevara a non seulement justifié l’embrigadement, l’étouffement des libertés et l’enfermement des « déviants », mais il y a mis la main à la pâte. La notion de « pureté » est d’ailleurs une des plus ignobles machines à tuer inventées par l’homme, depuis la « pureté de sang » chère à l’Inquisition hispanique jusqu’aux camps de la mort des totalitarismes contemporains.
L’éthique et la fraternité ne sortent sûrement pas revigorés avec des choix pareils colportés en contrebande. Le messianisme n’est décidément pas un humanisme.
Paulo A. Paranagua