La Havane entre détente et répression
Les souris dansent-elles quand Castro dort ? Rencontre à La Havane avec les membres de l’Atelier libertaire Alfredo-López, pour espérer des lendemains qui chanteraient l’anarchie sur les rivages de la patrie du socialisme.
La maison occupée, où vivent Isbel et son compagnon Jimmy, est située dans une partie populaire du Vedado, quartier résidentiel de La Havane aux rues rectilignes et numérotées. À deux pas de la place de la Révolution, lieu des événements officiels et des ministères. L’édifice est à l’image du quartier, imposant mais à moitié en ruine, la peinture de la façade écaillée par le temps et les intempéries. Les habitants se sont installés dans ce bâtiment abandonné après les ravages de l’ouragan de 2008. Les autorités leur ont demandé de vider les lieux, mais ils n’ont pas bougé. Plusieurs parties de la bâtisse sont occupées, l’ambiance y est conviviale.
Isbel et Jimmy sont membres de l’Atelier libertaire Alfredo-López [1], une persistance de la longue tradition anarcho-syndicaliste de l’île, qui a été passée sous silence après la Révolution de 1959. Après une rapide visite du squat et des aménagements effectués, nous nous attablons autour d’une limonade maison. Sa fraîcheur rend plus supportable l’écrasante chaleur humide des étés de La Havane. Nous sommes heureux de retrouver Isbel, rencontré en France quelques semaines plus tôt. Au mois de juin, pour la première fois, plusieurs militants de l’Atelier libertaire ont pu se rendre en Europe pour présenter leur collectif et parler de la situation à Cuba. Un périple de plusieurs rendez-vous à Paris, dont une discussion à la librairie Publico, une intervention à Toulouse au Kiosk, et un saut à Madrid où ils ont participé à des assemblées populaires.
Les conditions matérielles pour militer à Cuba sont bien loin des nôtres ; des pratiques qui peuvent nous sembler évidentes demandent ici du temps, et une certaine ingéniosité. Personne ne dispose de matériel d’impression, et parvenir à imprimer un tract ou un journal relève de l’exploit. Pour Internet, outil que les militants utilisent de plus en plus, une heure de connexion équivaut à un tiers du salaire moyen. À cela s’ajoute une organisation de la vie quotidienne chronophage et éreintante. Si beaucoup de Cubains travaillent, leur salaire suffit rarement pour vivre, et ils sont contraints de constamment bricoler pour trouver d’autres sources de revenu et se fournir en produits de première nécessité.
Malgré ces conditions difficiles, les membres de l’Atelier libertaire multiplient les actions. La détente relative que connaît l’île depuis une dizaine d’années a en effet pour conséquences une baisse de la surveillance étatique et la possibilité, dans une certaine mesure, de faire entendre des voix à contre-courant. En mai dernier, ils ont pu organiser un « Printemps libertaire », soit plusieurs journées de rencontres autour de la création anti-autoritaire, l’auto-organisation, l’écologie ou les rapports entre Cuba et les États-Unis. Parmi les réflexions menées, la question de l’afro-descendance et la situation des LGTBI tiennent une place importante. Il y a quelques mois, une première réunion a également eu lieu avec des militants des pays voisins pour construire une coordination anarchiste caribéenne.
L’Atelier libertaire est aussi lié à l’Observatorio Crítico de Cuba, organisme qui rassemble une myriade d’organisations citoyennes. Celles-ci ont toutes en commun la volonté de mettre en évidence les enjeux politiques et sociaux auxquels les cubains sont confrontés, tout en se mobilisant sur les médias et la désinformation, l’immigration ou encore l’agriculture. Ces collectifs marquent la volonté de se réapproprier le politique, chasse jusqu’alors gardée des classes bureaucratiques cubaines.
Lors de notre visite début août, la question du rapprochement avec l’ancien ennemi yankee est sur toutes les lèvres. La bannière étoilée flottera à nouveau au-dessus de l’ambassade états-unienne, rouverte le 14 août, mais, derrière le dégel des relations diplomatiques, c’est l’arrivée du néolibéralisme sur l’île qui menace. Les militants libertaires se trouvent contraints de lutter sur plusieurs fronts : d’un côté, les capitalistes qui trépignent devant ces marchés à conquérir et la main-d’œuvre à exploiter, de l’autre, un régime autoritaire et policier, auto-proclamé socialiste. Se réapproprier l’idée de socialisme tout en combattant les mirages de l’arrivée d’une société de consommation.
Cuba constitue un nouvel Eldorado pour les capitalistes : l’ouverture prochaine de nouveaux marchés se conjugue à l’absence de toute structure organisationnelle et revendicative pouvant assurer la défense des droits des paysans et des ouvriers de l’île. La Centrale des travailleurs de Cuba est l’unique organisation syndicale ; verticale, interclassiste, elle agit comme une structure de contrôle social au service de l’État et de sa bureaucratie.
Quelques jours ont passé et nous retrouvons Isbel, sirotant un jus de fruit dans le Vedado. Un vieux militant s’attable avec nous pour nous parler des enjeux du moment, dans un murmure à peine audible – signe que la détente est difficile et que les sons de cloche discordants se heurtent encore à la censure dans la patrie du socialisme. L’objectif prioritaire des camarades de l’Atelier est désormais d’ouvrir un local qui, de manière pérenne, leur permettrait de développer leurs actions avec la population et ainsi renforcer la présence des militants anarchistes sur l’île.
Textes et photo Arnaud Dolidier et Mathilde Offroy.
paru dans CQFD n°138 (décembre 2015), rubrique Ma cabane pas au Canada, par Arnaud Dolidier, Mathilde Offroy