Les Orishas et l’esprit du capitalisme à Cuba
Ceux d’entre nous qui avons vécu la suffisante et nécessaire innocence des années 80, nous pouvons nous souvenir de la promesse de Les Orishas (1) à Cuba, ce livre incontournable de Natalia Bolívar (2), de la revitalisation ardente d’une puissance qui a nourri notre culture, niée par le colonialisme des bourgeois républicains et des bureaucrates communistes qui ont ravagé tout le vingtième siècle. Ils firent rentrés dans nos têtes l’oubli de l’Afrique, la désafricanisation de Cuba, avec le consentement non seulement des théoriciens locaux du racisme et de l’amélioration raciale, mais aussi avec d’illustres fils d’Afrique comme Juan Gualberto Gómez (3), Martín Morúa Delgado (4) et avec l’indifférence de nombreux marxistes et de nombreux anarchistes, qui avec leur athéisme rationaliste ont perdu de vue beaucoup de choses importantes.
Cette ère du sectarisme eurocentrique et du fanatisme scientifiste est en train de se terminer et maintenant nous sommes en train de vivre depuis près de vingt-cinq ans une nouvelle réalité. Une nouvelle atmosphère de tolérance religieuse devenue dangereusement acritique et hypocrite au fil des ans, tant au niveau officiel qu’au plan informel. Un contexte dans lequel les portes de la scène publique à Cuba ont été ouvertes aux masses de pratiquants et de croyants du panthéon afro-cubain-caribéen.
Animaux décapités, corps en décomposition, vies sacrifiées, espaces verts ou coins de rues chargés de mort et d’irrespect pour les autres ; le même manque de respect pour la vie que pratiquèrent les anciens oppresseurs, est maintenant utilisé par les descendants d’esclaves et par les héritiers des esclaves, qui aujourd’hui ensemble passent leur temps à se réclamer du pouvoir d’Ifa pour protéger leurs santés et leurs humbles existences, d’autres protègent ainsi leurs petites fortunes, leurs carrières pleines de réussite et leurs intérêts égocentriques aveugles.
La tant attendue décolonisation culturelle, la rencontre avec l’Afrique et ses orishas n’a guère avancé, on ne ressent pas une volonté belligérante face à l’égoïsme, l’égocentrisme, l’esprit de profit, les marchandages avec pour objectif de solutionner les nécessités de gens obsédés par la survie et tous les autres mobiles qui ont transformé le capitalisme en une drogue sociale adictive et destructrice. Nombre de signes semblent indiquer que comme un prestigieux ami Babalawo (5) l’a dit, “Ifá à Cuba n’a pas grandi, il a pris du poids”.
Comment pourrait être le développement d’Ifa à Cuba ? Jusqu’où pourrait-il croître ? Serait-il très absurde de penser qu’il devrait s’élever vers une solidarité populaire mutuelle, une économie d’affections et de soins, une fraternité dans le bien et l’amour, une croissance spirituelle, vers la coexistence respectueuse avec toutes les formes de vie qui coexistent avec les humains, dans une société avec plus de conscience, avec moins de prisons, avec de nouvelles générations vivant une vie plus complète que la simple représentation de la mode du jour ? Ifá habite nos têtes et espère que nous fassions d’elles de plus dignes usages.
Marcelo “Liberato” Salinas
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1. Les Orishas à Cuba est un classique, aussi bien pour les universitaires que pour les simples curieux, désireux de connaître les divinités de la santeria, le panthéon yoruba (provenant du Nigeria).
2. Natalia Bolivar Arostegui, 83 ans, est la principale référence vivante des études sur les cultes afro-cubains.
3. Juan Gualberto Gómez fut un journaliste, un homme politique et le leader des afro-américains cubains. Ses parents avaient été esclaves. Il participa à la guerre pour l’indépendance de Cuba à partir de 1885.
4. Martín Morúa Delgado. De père espagnol et de mère noire et esclave, il était autodidacte et il fonda divers publications. En lien avec les clubs révolutionnaires, il participa à l’expédition révolutionnaire de 1898, fut sénateur sous la première république.
5. Un Babalawo est un prêtre d’Ifa, en langue yoruba. Ifa est un système de divination qui représente les enseignements de l’orisha Orunmila, orisha de la Sagesse. Les Babalawo affirment s’assurer du futur au travers de leur communication avec Orunmila.