Actualité de « Che » Guevara, à 50 ans de son assassinat
Alors que certains cherchent à enterrer une nouvelle fois et à peu de frais l’héritage politique de Ernesto « Che » Guevara et qu’il est devenu pour d’autres un objet commercial lucratif, nous publions ici – avec l’aimable autorisation des éditions Syllepse – l’introduction à l’ouvrage Che Guevara. Ombres et lumières d’un révolutionnaire (Editions Syllepse et M éditeur), écrit par l’intellectuel marxiste Samuel Farber (dont nous avons déjà public).
À 50 ans de l’assassinat (en Bolivie) du guerrillero cubano-argentin, il s’agit de revenir – de manière critique – sur la trajectoire, la praxis et la pensée stratégique du « Che ». Comme l’indique Farber : « J’ai voulu ici dresser un portrait politique de Che Guevara qui prenne en considération sa pensée et sa pratique afin de comprendre son action dans les diverses situations dans lesquelles il s’est trouvé et ainsi de dissiper les nombreux mythes qui entourent le Che ».
Aujourd’hui, la figure d’Ernesto Che Guevara est devenue une icône commerciale qui orne des t-shirts, mais elle est également – et c’est là quelque chose de plus important –, un puissant symbole pour des milliers de jeunes rebelles et de révolutionnaires du monde entier. Ironiquement, la référence politique au Che est aujourd’hui moins pertinente à Cuba qu’à l’étranger. En effet, s’il continue à exercer une influence, discrète mais réelle, sur la culture politique cubaine, ce n’est ni sur le plan programmatique ni sur le plan économique, mais comme un modèle culturel fait de sacrifice et d’idéalisme. Dans ce sens, le slogan officiel « Seremos como el Che » (Nous serons comme le Che), régulièrement psalmodié par les écoliers cubains, a probablement une influence diffuse mais significative sur l’imagination populaire ; et ce, bien que la majorité des Cubains considèrent le Che comme une figure romantique qui a échoué.
Sous la conduite de Raúl Castro, le gouvernement cubain tente – malgré les déboires et les contradictions – de mettre en œuvre une version insulaire du modèle sino-vietnamien : une forme de capitalisme d’État faisant appel au développement des entreprises privées, cubaines et surtout étrangères, et dans lequel l’État, sous le contrôle exclusif du Parti communiste, conserve les principaux leviers de commande de l’économie. Un modèle très éloigné de celui que préconisait le Che : le contrôle de toute l’économie par l’État.
Le Che n’a absolument aucune influence parmi les différents courants de l’opposition cubaine. Ainsi, par exemple, les démocrates (liberals), qui collaborent avec les réformistes catholiques dans ce qu’ils voudraient être une « opposition loyale », défendent des idées totalement opposées à l’héritage du Che : ils se déclarent en effet partisans d’un gouvernement qui combinerait le développement du secteur privé à la mise en place de réformes politiques démocratiques. Réformes que l’État à parti unique n’est cependant guère enclin à entreprendre étant donné les risques que cela ferait courir à sa domination (1). Quant à la gauche critique naissante, qui s’exprime sur des sites Internet comme Havanatimes.org et ObservatorioCritico.info, influencée à la fois par les idées anarchistes et social-démocrates, elle se focalise sur l’autogestion ouvrière et les coopératives comme voie pour parvenir à la démocratie économique – formes institutionnelles explicitement rejetées par Che Guevara (2).
C’est à l’extérieur de Cuba que les idées de Che Guevara ont séduit le plus. Il est vrai que les petits groupes politiques qui ont suivi complètement les orientations politiques et idéologiques de Guevara n’ont que très rarement atteint une taille ou exercé une influence significatives. Toutefois, des groupes et des mouvements importants, qui ne sont pas pour autant guévaristes, revendiquent l’influence du Che au-delà de sa simple image de révolutionnaire romantique et idéaliste. C’est par exemple le cas du sous-commandant Marcos (désormais connu sous le nom de sous-commandant Galeano), le fondateur de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) au Chiapas, conquis par l’appel du Che à prendre les armes pour s’opposer aux gouvernements corrompus et oppresseurs. Il n’en reste pas moins que Marcos rejette l’idée de la prise du pouvoir politique, laquelle est une idée centrale dans la pensée et la stratégie du Che. On retrouve ce même état d’esprit insurrectionnel chez les étudiants mexicains de 1968 qui ont occupé l’amphithéâtre Justo Sierra de l’Université autonome du Mexique en le rebaptisant amphithéâtre Che Guevara.
De manière plus générale, pour nombre de jeunes rebelles de par le monde, le Che est perçu comme une des figures clé de la révolution cubaine – une des plus importantes révolutions du 20e siècle – et le seul qui ait mis en pratique de manière cohérente ce qu’il préconisait. Encore plus attrayantes pour nombre de ces jeunes rebelles sont les valeurs personnelles du Che : l’intégrité politique, l’égalitarisme, le radicalisme et la propension à sacrifier sa vie pour une cause, notamment en abandonnant le pouvoir à Cuba. Pour beaucoup de révoltés actifs dans les mouvements anticapitalistes, le Che est à la fois un ennemi radical et intransigeant du capitalisme, et, du fait de son opposition aux partis communistes prosoviétiques, un révolutionnaire qui partage leur propre idéal d’une orientation politique révolutionnaire et antibureaucratique. Voilà pourquoi les idées et la pratique politique du Che sont importantes et leur examen pertinent à l’heure actuelle.
Partageant ces opinions anticapitalistes et antibureaucratiques, c’est de ce point de vue que j’examine dans ce livre les idées et la pratique politique de Che Guevara. Je le fais en étant convaincu que le socialisme et la démocratie sont des conditions nécessaires à la concrétisation de ces aspirations révolutionnaires. Je suis né à Cuba où j’ai participé dans les années 1950 au mouvement lycéen contre la dictature de Batista et cela fait plus d’un demi-siècle que je suis impliqué dans l’activité socialiste révolutionnaire. Mes racines politiques plongent dans la tradition marxiste classique qui a précédé le stalinisme en Union soviétique. Le stalinisme russe a établi le paradigme structurel de l’État à parti unique dirigeant la totalité de l’économie, de la politique et de la société – un modèle qui a été ultérieurement mis en œuvre avec des variantes nationales dans des pays comme la Chine, le Vietnam et Cuba. Au cœur de ma perspective se trouve une conception de la démocratie socialiste dans laquelle les institutions sont conçues pour assurer le contrôle de la majorité sur les sources principales du pouvoir économique, social et politique, tant au plan local que national. Pour être complètement participatif et démocratique, le socialisme doit être basé sur la mobilisation de la population auto-organisée et la loi de la majorité doit être complétée par des droits et des libertés civiques pour les minorités.
Les trois livres et les nombreux articles que j’ai écrits sur Cuba sont fondés sur cette perspective. Si Ernesto Che Guevara occupe une place centrale dans l’histoire de la Révolution cubaine, sa vie et les orientations politiques qu’il défendait ont des répercussions théoriques internationales qui vont bien au-delà de la seule histoire cubaine. En ce sens, ce livre est intimement lié à un autre de mes livres, Before Stalinism : The Rise and Fall of Soviet Democracy [« Avant le stalinisme : Ascension et chute de la démocratie des soviets »], publié en 1990. J’y discutais du déclin de la Révolution russe et de la dégénérescence des soviets démocratiques qui avaient accédé au pouvoir avec la victoire de la révolution d’octobre 1917. Tout en distinguant clairement le léninisme au pouvoir du stalinisme, je défendais cependant l’idée que, sous l’énorme pression de la guerre civile et de la très profonde crise économique, le bolchevisme dominant avait changé de nature politique, et avait affaibli la résistance à la montée du stalinisme en transformant en vertu les nécessités de la répression dans les conditions de la guerre civile. Alors que la question de la démocratie et de la révolution était au cœur de ce livre, c’est également le cas de celui-ci qui étudie la politique de Che Guevara. Il va de soit que si le contexte politique et historique dans lequel Che Guevara combattit pour ses idées est profondément différent de celui de la Révolution russe, l’un comme l’autre doivent nous conduire à nous interroger sur les relations entre révolution et démocratie.
Comme nous le constaterons au cours de cette étude, si Ernesto Che Guevara était un révolutionnaire honnête et dévoué, il ne partageait cependant pas la formation marxiste classique de Lénine, laquelle endossait l’héritage démocratique de l’aile radicale des Lumières. Le Che avait au contraire grandi dans la tradition politique du marxisme stalinisé. Ses perspectives révolutionnaires étaient donc irrémédiablement non-démocratiques, reposant sur une conception du socialisme par en haut plutôt que par le bas, ce qui soulève inévitablement de sérieuses questions sur l’ordre social et politique qu’il aurait mis en place s’il avait réussi à déclencher des révolutions victorieuses au Congo et en Bolivie.
Le communisme du Che (3)
Che Guevara a une vingtaine d’années quand il devient communiste. Pour lui, c’est l’État qui est le pivot de la transformation sociale et le but de la révolution socialiste doit donc être de s’en emparer. Son communisme est néanmoins bien particulier : il n’adhère pas au Parti communiste et va devenir très critique des différents aspects du système politique et social soviétique. D’un volontarisme extrême, son approche politique est plus proche de celle du communisme chinois de Mao Tsé-toung que de celle de l’Union soviétique. Cependant, tout en devenant bien plus critique vis-à-vis du système soviétique après son départ du gouvernement cubain, il partagera jusqu’à la fin de sa vie la conception monolithique du socialisme soviétique de l’État à parti unique. Le Che ne fut ni libertaire ni démocratique, que ce soit sur le plan théorique ou le plan pratique. Son socialisme/communisme excluait toute idée de pouvoir des travailleurs et de pouvoir populaire autonomes, de même que des conditions politiques nécessaires à l’existence et à la vie des institutions de contrôle populaire, telles que le libre droit d’organisation pour des groupes comme les travailleurs, les Noirs et les femmes, ou encore la liberté d’association et de parole.
Pour le Che, l’essence du socialisme consistait en l’élimination de la concurrence et du profit capitalistes et en un État dirigé par un parti d’avant-garde, le Parti communiste, contrôlant la totalité de la vie économique du pays. Pour lui, la direction de la vie économique par le seul État devait donner la priorité à l’élimination des privilèges et à l’établissement de l’égalité économique. Sa conception monolithique du socialisme d’État rejetait non seulement les notions de contrôle ouvrier et d’autogestion, mais également celles d’individualité et d’autodétermination – que l’on ne doit pas confondre avec l’individualisme comme idéologie et pratique de l’ordre capitaliste. Sa conception de l’égalité économique et l’accent qu’il mettait sur le dévouement exclusif de chacun aux objectifs de la société le conduisaient à admettre implicitement la vieille dichotomie tocquevillienne opposant l’égalité à l’individualité.
Le chemin du pouvoir
Les conceptions et les pratiques de Che Guevara sont une nouvelle illustration de la permanence de la question des relations entre les moyens utilisés et le but révolutionnaires. Si le Che se considérait comme un marxiste et avait étudié sérieusement les classiques du marxisme, il avait cependant opéré une sélection soigneuse dans les choix des aspects du marxisme qu’il avait fait sien. Marx et Engels affirment dans les statuts de l’Association internationale des travailleurs que « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » et partaient du principe que la classe travailleuse formant la majorité de la société, elle réaliserait sa propre émancipation au travers d’une révolution qui embrasserait les intérêts de cette majorité. Mais, ainsi que nous le verrons, c’est très tôt, dès 1958, alors qu’il est dans la Sierra Maestra, que le Che se fit au contraire le principal avocat de la thèse affirmant que c’était la guérilla elle-même – et non la classe travailleuse ou ici en l’occurrence la paysannerie, sauf comme force d’appui – qui renverserait la dictature de Batista et mènerait à bien la révolution sociale à Cuba. Il se trouve que sur le plan pratique de la prise du pouvoir le Che eut raison, bien qu’il ait largement sous-estimé le rôle majeur joué par la lutte bien plus périlleuse des révolutionnaires urbains dans le succès de la révolution de 1959 (4).
Bien qu’efficaces pour renverser le vieux système politique et social, les conceptions de Guevara s’éloignaient des thèses marxistes classiques de l’auto-émancipation et de la démocratie socialiste. Mais elles étaient absolument cohérentes avec l’établissement d’un socialisme par en haut, lequel a dans un premier temps bénéficié d’un soutien considérable. Si les conceptions guévaristes insistent sur la participation populaire, elles excluent en même temps toute forme de contrôle populaire démocratique. C’est ainsi que les principes sur lesquels Che Guevara et les autres dirigeants cubains ont bâti leur système ne laissaient de place ni aux institutions de la démocratie socialiste, ni aux libertés politiques, ni aux droits nécessaires à leur exercice.
Si ces méthodes politiques et militaires ont fonctionné dans les conditions sociales et politiques du Cuba des années 1950, rien ne permettait de penser qu’il en irait de même ailleurs. Pourtant, le Che a fondamentalement utilisé la même approche au Congo et en Bolivie sans jamais réévaluer ses hypothèses relatives aux conditions économiques, sociales et politiques nécessaires au succès de la guerre de guérilla. Au Congo – même s’il reconnaîtra plus tard que les conditions d’une révolution sociale ou simplement anti-impérialiste dans l’est du pays n’étaient pas réunies – où il dirigea des soldats cubains et congolais, il persista ainsi avec un volontarisme extrême à affirmer que la solution à ces obstacles objectifs se trouvait dans la création d’un parti d’avant-garde. En Bolivie, il conseilla aux mineurs d’abandonner la lutte de masse sur leur lieu de travail et de vie pour rejoindre sa lointaine armée de guérilla, laquelle, contrairement à leurs traditions révolutionnaires démocratiques, était organisée sur des bases militaires hiérarchiques strictes et dirigée pour l’essentiel par des militants étrangers à leur classe et originaires d’autres pays. Tant au Congo qu’en Bolivie, non seulement les choix non-démocratiques d’Ernesto Che Guevara furent inefficaces mais ils ne permirent pas l’auto-émancipation.
Révolution, socialisme et démocratie
Le cadre critique que j’utilise pour la discussion des orientations politiques et pratiques de Che Guevara est celui de la révolution. Celle-ci n’est pas, selon moi, une explosion inéluctable mais une volonté de changement politique dans les conditions concrètes d’une société. Dans ce contexte, la violence révolutionnaire est malheureuse mais nécessaire et inévitable compte tenu de ce que feront les oppresseurs pour conserver leur pouvoir. Parmi ceux qui critiquent le Che, il y a évidemment ceux qui affirment que son positionnement révolutionnaire et son recours à la violence révolutionnaire sont la cause de ses « erreurs » et de son « échec ». Ainsi, Jorge G. Castañeda, un auteur mexicain de premier plan profondément lié à l’establishment politique de son pays (son père et lui ont été membres de divers gouvernements), a pu reprocher au Che son « sempiternel refus de l’ambivalence ». Castañeda regrette la tendance qu’a eu la génération des années 1960, à laquelle il appartient, au « refus total d’accepter les contradictions » et à ignorer « l’existence même de sentiments, de désirs contradictoires, d’objectifs incompatibles », dans une époque qui pensait « en noir et blanc ». Castañeda amalgame les critiques le plus souvent de la guerre de guérilla en tant que stratégie révolutionnaire et de sa mise en œuvre dans des situations spécifiques, comme celles du Congo et de la Bolivie, avec celles du marxisme révolutionnaire comme stratégie en tant que tel. Pour lui, c’est la réforme – et non la révolution – qui est la seule voie réaliste et pratique pour combattre pour la liberté et la démocratie.
Cette approche n’est guère réservée à Jorge G. Castañeda. C’est un lieu commun largement partagé, au moins depuis la Révolution russe, d’affirmer que la révolution et la violence qui l’accompagne sont incompatibles avec la démocratie et la liberté et que seules les réformes sociales mises en œuvre par la voie parlementaire peuvent coexister avec un système politique démocratique. Au mitan du 20e siècle, ce point de vue était défendu non seulement par d’éminents critiques du marxisme, tel le philosophe Karl Popper, mais également, au moins de manière implicite, par d’authentiques dirigeants socialistes, tel Salvador Allende. C’est ainsi que le président du Chili, démocratiquement élu et renversé par un coup d’État militaire appuyé par la CIA, a sacrifié sa vie pour rester fidèle à cette conception. Il avait de ce fait refusé de tenir compte des mises en garde prodiguées par ses partisans les plus révolutionnaires qui lui préconisaient d’armer le peuple pour affronter l’armée qui détenait le monopole de la violence et soutenait le statu quo capitaliste.
Pourtant fondamentaux, les rapports entre révolution et démocratie sont difficiles à démêler. J’affirme cependant que les deux points suivants sont cruciaux. Premièrement, la révolution ne débouche pas automatiquement sur la dictature, le totalitarisme ou la démocratie. Il est vrai que les conflits armés, qu’ils soient révolutionnaires ou non, sont des situations qui entraînent immanquablement la restriction du processus démocratique et des libertés civiles. Mais, ce qu’il advient, une fois le conflit terminée et le pouvoir révolutionnaire stabilisé – bien qu’une crise économique puisse également agir comme une contrainte forte – dépend dans une large mesure des conceptions politiques de la direction révolutionnaire. Les restrictions des libertés et de la démocratie doivent-elles être permanentes, au point que ce qui n’était qu’une nécessité devienne une vertu ? Deuxièmement, une révolution sociale ne conduit pas nécessairement à la répression collective de groupes sociaux ou de catégories d’individus – sur la base de la race, la classe, la religion ou l’ethnicité –, même si on est amené à réprimer des individus ou des groupes particuliers qui ont pris les armes contre le gouvernement révolutionnaire. Ainsi, aux lendemains de la révolution de 1917, le suffrage universel, qui a constitué une avancée considérable des luttes démocratiques qui sont nées dans le sillage de mouvements historiques comme la Révolution française ou le mouvement chartiste en Grande-Bretagne, fut restreint par les articles 5 et 13 de la Constitution soviétique promulguée en juillet 1918. Ces articles stipulaient respectivement l’obligation faite à chaque citoyen de travailler et restreignaient le droit de vote à ceux qui gagnaient leur vie en fournissant un travail productif ou socialement utile, comme les soldats, à l’exception des handicapés, tout en excluant ceux qui employaient de la main-d’œuvre, les rentiers, les négociants, les moines et les prêtres, ainsi que les fonctionnaires de l’ancienne police. Dans la célèbre brochure qu’elle a consacrée à la Révolution russe, Rosa Luxemburg critique ces exclusions en expliquant que la situation économique de la Russie ne permettait pas d’offrir des emplois rémunérés à tous ceux qui le demandaient, ce qui avait pour conséquence la privation du droit de vote de ceux qui pourraient être involontairement sans emploi. Bien que cette critique soit légitime, Luxemburg échoue à percevoir ce qui était central dans cette loi. Le gouvernement bolchevique n’avait pas pour objectif de priver du droit de vote les oisifs ou les chômeurs en général mais voulait réprimer chacun des membres de la bourgeoisie et de couches qui lui étaient liées, telle que l’Église, même si certains d’entre eux sollicitaient des emplois d’État après avoir perdu leur entreprise, leur affaire ou leur église.
La notion de « punition collective » progressait au moment même où Lénine indiquait clairement qu’il considérait ces exclusions non comme des principes généraux de la dictature du prolétariat mais comme la conséquence des conditions spécifiques de la Russie, à savoir la résistance extrême de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie à la révolution d’octobre et aux changements démocratiques radicaux qu’elle avait commencé à mettre en œuvre. Cependant, la pratique du châtiment collectif appliqué à la bourgeoisie et à ses alliés eut de terribles conséquences légales et politiques pour l’ensemble des classes et des groupes sociaux de la Russie soviétique. Ce fut ainsi cette même idée qui fut mise en œuvre pour réprimer et tuer les paysans de la région de Tambov, qu’ils aient ou non personnellement soutenu ou participé à la rébellion paysanne « verte » de 1920-1921. Bien que cette remarque ne constitue pas un élément central de son argumentation, Rosa Luxemburg note à ce sujet que la privation de droits contenue dans la loi électorale russe « n’est pas une mesure concrète pour atteindre un but concret mais une règle générale durable ».
La question de la privation du droit de vote est également liée à l’importance relative accordée à une démocratie socialiste dont la représentation devrait être centrée sur les lieux de travail. C’est là où la tradition marxiste classique se montre peu claire, sa critique indispensable des vices de la démocratie parlementaire libérale n’indique en rien si une représentation basée sur les lieux de travail serait en elle-même suffisante pour représenter tous les secteurs de la population (5). En tout état de cause, une démocratie socialiste basée sur le lieu de travail et sur la classe des travailleurs ne devrait pas impliquer la déchéance des droits civiques et la privation de droits pour diverses catégories de travailleurs, comme les artisans, et les membres des classes défaites qui souhaitent travailler et vivre paisiblement dans le nouveau système. La nature de classe du nouveau système socialiste est avant tout établie par la direction politique effective de la classe travailleuse et de ses alliés et par un système politique structuré de façon à favoriser le lieu de travail collectif à la place des citoyens individuels isolés. Cela ne doit pas conduire au rejet du principe du suffrage universel et des droits démocratiques pour lesquels le sang des opprimés a tant été versé.
La politique révolutionnaire
Une des caractéristiques importantes de la pensée et de l’activité politiques de Che Guevara était l’absence de prise en compte des contextes politiques spécifiques comme des éléments déterminants dans l’action politique. Le fait de se concentrer exclusivement sur le fait de faire la révolution et sur les tactiques de lutte armée le conduisit au milieu des années 1960 à la conclusion que pratiquement tous les pays d’Amérique latine étaient prêts à prendre les armes dans leurs arrière-pays ruraux, ignorant par là-même les très grandes disparités politiques et sociales prévalant dans le continent. Cet aveuglement stratégique et tactique découlait en partie de sa réaction aux tendances électoralistes et politiciennes qui prévalaient alors au sein des vieux partis communistes prosoviétiques. Ainsi, lorsque le Che rencontra Mario Monje, le dirigeant du Parti communiste bolivien, le 31 décembre 1966, pour lui demander de rejoindre le foyer de guérilla qu’il venait d’installer dans l’arrière-pays, Monje lui répondit : « Toi, tu as une mitraillette en tête, dans la mienne, il y a de la politique (6). » Pour Monje et son parti, comme pour tous les partis communistes, si le chemin du pouvoir pouvait en théorie prendre la forme d’un soulèvement général, de mobilisations de rue et de l’activité des mineurs et de leurs syndicats, leur pratique était opportuniste et faite de compromis avec des partis et des dirigeants corrompus. C’était également ce que pratiquait le vieux Parti communiste cubain prosoviétique dans la lutte contre la dictature de Batista.
Il y a cependant une autre voie possible entre le volontarisme de Che Guevara et l’électoralisme et l’opportunisme des partis communistes latino-américains. C’est une perspective qui postule que la politique révolutionnaire nécessite une pensée stratégique et tactique et des activités qui font avancer le processus révolutionnaire. En ce sens, la politique qui s’impose aux révolutionnaires est faite de rudes réalités dont celle qui veut que la classe dominante et ses alliés feront tout ce qui est en leur pouvoir pour défendre leurs intérêts. La réalité politique qui s’offre à eux est faite d’énormes difficultés et d’un grand nombre de possibilités qui posent toujours la même question, « Que faire ? », ainsi que celles des objectifs et des stratégies et tactiques à mettre en œuvre. Au fur et à mesure du développement des mouvements, les révolutionnaires sont confrontés à la surveillance de l’État, à la répression et aux provocations, et doivent également faire face aux mensonges et à la propagande des dominants pour les affaiblir, les diviser et les désorienter. Les meilleures réponses à apporter à ces défis, souvent peu évidentes, exigent une stratégie et des tactiques qui contribuent à la mobilisation populaire et qui donnent une pleine conscience de la nature de l’ennemi et de ses tactiques.
Contrairement à la maxime du gouvernement révolutionnaire cubain qui affirme que le devoir d’un révolutionnaire est de faire la révolution, l’essentiel de la vie des révolutionnaires est en réalité consacré à la lutte politique, souvent dangereuse, pour faire progresser les buts et les intérêts de la classe travailleuse et des secteurs populaires, et dans le cours de ce processus de préparer la révolution et les situations révolutionnaires qui la rendent possible. Comme le soulignait Lénine :
Pour un marxiste, il est hors de doute que la révolution est impossible sans une situation révolutionnaire, mais toute situation révolutionnaire n’aboutit pas à la révolution. Quels sont, d’une façon générale, les indices d’une situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que voici :
1) Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du « sommet », crise de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que « la base ne veuille plus » vivre comme auparavant, mais il importe encore que « le sommet ne le puisse plus ».
2) Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées.
3) Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l’activité des masses, qui se laissent tranquillement piller dans les périodes « pacifiques », mais qui, en période orageuse, sont poussées, tant par la crise dans son ensemble que par le « sommet » lui-même, vers une action historique indépendante.
S’opposant aux conceptions passives et mécanistes du dirigeant social-démocrate allemand Karl Kautsky qui pensait que les partis socialistes ne préparaient pas la révolution puisque les révolutions se produisent d’elles-mêmes quand les conditions objectives le permettent, Lénine était un ardent partisan de l’idée qu’un parti révolutionnaire qui voulait sérieusement se confronter à la question du pouvoir devait se préparer, politiquement et militairement, pour conduire les mouvements révolutionnaires à la prise du pouvoir, ce qui demande une attention particulière à la situation politique spécifique afin de déterminer le moment approprié. Faute de quoi, note Lénine, les choses ne changeront pas et la réaction aurait les plus grandes chances de prendre le dessus. C’est précisément ce qui s’est produit à de nombreuses occasions, par exemple au Chili où le coup d’État du 11 septembre 1973 du général Pinochet contre le gouvernement constitutionnel de Salvador Allende fut facilité par le parti-pris parlementaire du président.
De son côté, Guevara négligeait l’ensemble de la problématique de la « situation révolutionnaire ». C’est ainsi, que de manière significative, il défendait, y compris dans son traité de 1960 sur la guerre révolutionnaire, où il se montrait pourtant relativement prudent, qu’« on ne doit pas toujours attendre que soient réunies toutes les conditions pour faire la révolution ». Sept années plus tard, il était si isolé qu’il fut possible à l’armée bolivienne, avec l’aide de la CIA, de l’assassiner de sang froid dans la jungle. L’échec complet de cette hasardeuse guérilla n’est guère surprenant étant donné l’absence de situation révolutionnaire, une stratégie erronée basée sur la paysannerie dans une région isolée et faiblement peuplée et n’ayant pas su s’assurer du soutien de la paysannerie ou de la classe ouvrière boliviennes.
L’objet de cette étude
J’ai voulu ici dresser un portrait politique de Che Guevara qui prenne en considération sa pensée et sa pratique afin de comprendre son action dans les diverses situations dans lesquelles il s’est trouvé et ainsi de dissiper les nombreux mythes qui entourent le Che.
J’ai puisé dans de nombreuses sources, et particulièrement dans mon précédent travail sur Cuba et la Révolution cubaine. Cependant, deux des sources les plus riches que j’ai utilisées sont des écrits du Che qui n’étaient pas destinés à être publiés mais qui l’ont été trente ou quarante années plus tard, alors que les nouvelles conditions politiques, notamment la disparition de l’Union soviétique, ont convaincu le gouvernement cubain qu’il n’était désormais plus nécessaire de les garder secrètes. C’est ainsi que Pasajes de la guerra revolucionaria : Congo est paru en espagnol en 1999 et en anglais en 2001 sous le titre The African Dream : The Diaries of the Revolutionary War in the Congo (7). Quant aux carnets du Che, rédigés en 1965 et 1966, il ont été publiés par les éditions australiennes Ocean Press et le Centro de Estudios Che Guevara en 2006 – soit quarante ans après leur rédaction – sous le titre Apuntes críticos a la economía política (8).
Ce livre est divisé en quatre chapitres.
Le chapitre 1 traite de l’éducation politique de Che Guevara en Argentine et de la façon dont certaines valeurs et convictions de sa jeunesse ont influencé ses conceptions après qu’il soit devenu un communiste indépendant au Guatemala en 1954.
Le chapitre 2 est essentiellement centré sur les perspectives révolutionnaires de Che Guevara telles qu’il les a exprimées et mises en pratique dans la guerre de guérilla à Cuba, au Congo et en Bolivie.
Le chapitre 3 étudie l’action de Che Guevara comme dirigeant politique et comme homme d’État après la victoire de la révolution à Cuba, en accordant une attention particulière à la question de la démocratie dans une société socialiste ; ce chapitre comporte une critique détaillée de son œuvre théorique principale, Le Socialisme et l’homme à Cuba (9).
Le chapitre 4 discute en détail des idées de Che Guevara sur l’économie politique et sur le débat qui a traversé les différents groupes du gouvernement cubain (ainsi qu’au sein de nombreux groupes à l’étranger) à propos des méthodes de planification économique, des stimulants matériels et de la pertinence de la loi de la valeur dans une société socialiste.
Enfin, dans la conclusion, je rassemblerai quelques-uns des thèmes majeurs de mon analyse de la politique d’Ernesto Che Guevara pour réaffirmer la nécessité d’un processus politique qui rassemble et articule les questions de la révolution, du socialisme et de la démocratie.
Samuel Farber
Publié le 9 octobre 2017 sur le site de https://www.contretemps.eu
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Notes
1. Jusqu’à récemment, cette idée a été exprimé le plus clairement par Espacio Laical, la publication du Centre culturel Félix Varela, financée par l’Église catholique. En juin 2014, la hiérarchie catholique a engagé de nouveaux rédacteurs en chef qui ont substantiellement réduit la fréquence de parution de la revue et ses prises de position politiques. Au même moment, les deux anciens rédacteurs en chef, Roberto Veiga et Leinier González Mederos ont créé un nouveau forum de discussion, « Cuba Posible », qui a poursuivi la ligne éditoriale et l’orientation politique qui était la leur dans l’ancienne formule d’Espacio Laical.
2. Pour un panorama des différentes tendances existantes à Cuba aujourd’hui, voir Farber (« The future of Cuban Revolution », Jacobin, 2014).
3. Pour plus de clarté et de simplicité, j’utilise ici les termes de communisme et de communiste. Cependant, comme il apparaîtra à la lecture de ce livre, je ne confond pas le « communisme » réellement existant avec le communisme « classique » de Marx, Engels et de nombreux autres révolutionnaires qui ont précédé l’émergence du stalinisme. En outre, j’utilise également le terme communisme de manière générique pour décrire un système socio-économique, même si chaque État communiste a ses particularités propres et son histoire spécifique. De la même façon que les marxistes utilisent indifféremment le terme capitalisme pour évoquer des États capitalistes aussi différents que les États-Unis, la Suède ou le Japon.
4. Pour un récit analytique complet du rôle joué par les révolutionnaires urbains dans la lutte contre la dictature de Batista, voir Sweig Julia (Inside The Cuban Revolution, Harvard University Press, 2002).
5. Pour une discussion fructueuse sur ces questions, voir Machover Moshé (LSE Research online, 2013 : http://eprints.lse.ac.uk/51148/1/__Libfile_repository_Content_Machover
6.« En tu cabeza hay una ametralladora, en mi cabeza hay política », entretien avec Mario Monje, www.taringa.net/posts/noticias/15509402/En-tu-Cabeza-hay-una-Ametralladora.html.
7. NdT : Paru en français pour la première fois en 2009 aux éditions Mille et une nuits sous le titre Journal du Congo : Souvenirs de la guerre révolutionnaire.
8. NdT : Paru en français en 2012 aux éditions Mille et une nuits sous le titre Notes critiques d’économie politique.
9. NdT : Paru en français aux éditions François Maspero en 1967 et réédité en 2006 à Bruxelles par les éditions Aden.