Leonardo Padura, le Havanais universel
L’écrivain cubain aurait pu choisir de quitter son pays natal : il a préféré y garder ses quartiers, même s’il passe la moitié de son temps à sillonner le monde. Il en résulte des récits à la fois enracinés dans une terre, une histoire, une langue très singulières, et curieusement familiers pour le lecteur étranger.
Les voyages de Leonardo Padura ne sont qu’une succession d’escales. Quand il quitte sa Havane natale, l’écrivain cubain en profite pour donner, un jour, un cours dans une université (Florence), recevoir, le lendemain, un prix (à Perugia, en Italie) ou participer à une rencontre littéraire (à Nancy, pour le salon Le Livre sur la place, qui était cette année placé sous le signe de Cuba). Et, en prime, une courte escale à Paris pour parler de son dernier livre, Ce qui désirait arriver, un recueil de treize récits qui s’étalent sur vingt ans. On sent chez ce Cubain prolifique – journaliste à mi-temps, chasseur d’histoires dans les chansons populaires cubaines, scénariste adaptant ses propres romans policiers pour le cinéma – la même énergie qui parcourt La Havane. Dans ces rues dont la chaleur vous colle à la peau, dans le vacarme des voitures, les contorsions des femmes, les cris des hommes, Leonardo Padura puise son inspiration. Malgré sa double nationalité hispano-cubaine, l’auteur a un sentiment très fort d’appartenance à son pays d’origine : « J’écris, non pas en espagnol, mais en cubain ; je vis en cubain ; je voyage en cubain ; je fais tout en cubain. Mais, encore plus qu’en cubain, en havanais, et, encore plus qu’en havanais, en mantillais, parce que je suis de ceux qui ont cette étrange relation tellurique avec un petit bout de terre de La Havane, assez laid, assez détérioré, qui s’appelle Mantilla, où sont nés mon arrière-grand-père, mon grand-père, mon père, où je suis né moi-même, où mes enfants seraient nés si j’avais eu des enfants. Et où je vis toujours. » Il passe donc, chaque année, six ou sept mois chez lui à écrire, et le reste du temps, d’escale en escale, il voyage.
Leonardo Padura collectionne les prix littéraires, mais il se souvient qu’il n’a pas toujours été écrivain, et encore moins un écrivain célèbre. « La première fois que j’ai vu un de mes livres traduit en français, Électre à La Havane, en 1998, ma joie a été telle que je ne pouvais pas le croire ! À côté de moi, Luis Sepúlveda dédicaçait ses livres, l’un après l’autre. J’en étais jaloux. Presque vingt ans plus tard, à Lyon, à la dernière Foire du livre, j’ai dû demander à la responsable de presse un moment de repos car je n’arrêtais pas de dédicacer mes romans. J’étais épuisé… »
Comme tout Cubain digne de ce nom, Leonardo Padura a voulu se consacrer, d’abord, au base-ball. Puis, dans les années 1980, il est devenu journaliste. Il a vécu toute une année en Angola, pendant la guerre civile, et en est revenu traumatisé. Deux des nouvelles rassemblées dans Ce qui désirait arriver, « La porte d’Alcalá » et « Les limites de l’amour », nous plongent dans ce qu’il a alors vécu. À son retour, il lui a fallu choisir : ou bien rester dans l’île, sous un régime accablant, ou bien partir, pour ne plus jamais revenir. Padura avait les idées claires : « Je savais que, si je quittais Cuba, j’allais sûrement vivre mieux, mais je ne pourrais pas écrire. À Cuba, j’allais vivre très mal, mais j’allais écrire. Mon choix était fait. » À présent que Cuba et les États-Unis ont engagé un rapprochement, il regrette « la lenteur que prennent les négociations et la fin de l’embargo économique, si nécessaire pour que les relations entre les deux pays se normalisent ».
La question de l’exil – tentation et tourment tout à la fois – ne cesse d’irradier ses textes. Son roman Le Palmier et l’Étoile (2003) se déploie ainsi autour de la figure de José María Heredia (1803-1839). Homonyme du fameux parnassien (lui aussi d’origine cubaine), considéré comme le premier grand poète du pays, il fut contraint de quitter sa terre en raison de sa fibre indépendantiste. Dans Le Palmier et l’Étoile, il est l’épicentre d’une vaste méditation sur l’exil, balayant les deux siècles séparant le poète de Padura lui-même : les chapitres contemporains du livre ont été adaptés au cinéma par Laurent Cantet dans Retour à Ithaque (2014), écrit avec l’auteur.
L’écrivain n’aime rien tant que diffracter ses récits dans les miroirs de l’histoire. L’Homme qui aimait les chiens (2011) est sans doute son roman le plus impressionnant. Il y retrace la vie de Léon Trotski, de 1929 jusqu’à sa mort, au Mexique, en 1940, entrelacée avec celle de son assassin, le communiste espagnol Ramón Mercader, et celle d’Iván, un vétérinaire qui, de nos jours, se veut écrivain : trois temps, trois histoires imbriquées, trois personnages à la poursuite de leurs rêves. Hérétiques (2014) raconte l’histoire de la famille juive Kaminsky et du paquebot allemand Saint Louis, parti de Hambourg en 1939 avec neuf cents Juifs qui auraient dû débarquer à La Havane. Après deux jours de négociations, le bateau revint en Europe, emportant, pour les passagers, tout espoir de survie… Appartenant à la même génération que Leonardo Padura, née avec la révolution castriste, l’inspecteur Mario Conde, son double et le personnage récurrent de sa tétralogie policière Les Quatre Saisons, sillonne lui une Havane pauvre et violente. Tous les romans de l’écrivain sont, à leur façon, des récits historiques. Pour lui, « si l’histoire est une vraie science, la littérature, elle, a la possibilité de la renverser sans pour autant trahir l’essence de ses processus ».
À travers deux décennies
Ce qui désirait arriver – dont le titre est emprunté à Marc Aurèle – décline, au fil des récits, tous les genres, thèmes et souvenirs de Leonardo Padura, de la naissance de sa vocation d’écrivain jusqu’à la maturité d’un homme plutôt désabusé. Les treize récits s’étagent sur vingt ans, de 1986 à 2006. L’auteur les définit comme « ses meilleures histoires de moins de 400 pages ». À la différence de ses romans, ils n’évoquent ni un personnage réel ni un événement historique, mais, d’après l’auteur lui-même, c’est « un éventail de toutes les préoccupations et angoisses qui m’ont poursuivi pendant ces années ». L’écrivain se projette dans les vies de ses personnages havanais, déchus, amoureux, prisonniers d’un passé qu’ils n’ont pas toujours choisi, inspirant au lecteur une tendresse aussi profonde que la mélancolie adjacente. Comme cette vieille petite dame d’« Adelaïde et le poète », qui s’apprête à lire sa nouvelle devant le jeune écrivain à succès, ce jeudi, à son atelier d’écriture. Ou Rafaela, condamnée à jouer toujours, sur son piano, les mêmes mélodies dans un restaurant de La Havane : en regardant ses mains, elle découvre sa vieillesse… Et qui est-il, cet enfant à la casquette jouant seul à la balle dans « Le mur », si ce n’est l’adulte qui l’observe depuis son bureau et descend jouer avec lui ? « Ces enfants – assez particuliers – naissent des histoires courtes de Salinger, avoue l’écrivain. Je n’ai pas eu d’enfants, mais j’ai toujours été fasciné par la relation d’un adulte avec l’enfant d’un autre. » Au-delà de l’enfance, la jeunesse – sa folle énergie et ses abîmes – électrise deux récits : on y retrouve sexe, drogues, rhum, un certain langage cubain, populaire, à la fois brutal et farouche. « Je vois autour de moi des jeunes vaincus à l’avance qui ne comprennent rien à leur vie. Ils vivent comme des animaux asservis à la consommation et au sexe. Ils n’ont aucune densité et pas le moindre signe de vie spirituelle. » S’agit-il là d’une histoire spécifiquement cubaine ? Leonardo Padura parle certes de son pays, mais, sous l’écume des Caraïbes, c’est toute l’humanité qui frémit.
Jacinta Cremades
Le Magazine littéraire 569
daté juillet-août 2016
Photo : Leonardo Padura, à Paris, le 10 mai 2016 ©BRUNO-CHAROY pour le Magazine Littéraire
Ce qui désirait arriver, LEONARDO PADURA, traduit de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas, éd. Métailié, 240 p., 18 E.