Cuba, paradis égalitaire ?
Plages idylliques, culture festive, climat remarquable : Cuba fait rêver et comble de nombreux touristes. Mais au verso de la carte postale, le portrait est-il aussi flatteur? Observations sur l’égalité des sexes au pays des Castro.
Avant la multiplication des tout-inclus à Cuba, il y a eu… la révolution! Grâce au régime socialiste qui en a résulté, fondé sur un système d’éducation et de santé gratuit pour tous, les indicateurs sociaux, comme le taux de mortalité infantile, l’espérance de vie à la naissance ou le taux d’alphabétisation des adultes, sont très élevés à Cuba. La situation des femmes ne fait pas exception : le pays compte parmi les plus égalitaires, occupant la 19e place en matière d’égalité hommes-femmes (deux rangs devant le Canada), selon le Global Gender Gap Report de 2012 du Forum économique mondial.
Les Cubaines jouissent de nombreux droits qui garantissent leur accès à l’éducation, aux soins de santé, à la vie politique. Elles représentent 65 % des diplômés universitaires, 63 % des médecins et 43 % des députés au Parlement. Très en avance sur le reste de l’Amérique latine, Cuba fait figure de pionnier en matière de droits des femmes. Dès 1922, les Cubaines ont pu divorcer, et elles ont obtenu le droit de vote en 1934 (six ans avant les Québécoises!). Malgré cela, la majorité des femmes restaient pauvres et analphabètes. Sous la dictature de Fulgencio Batista dans les années 1950, l’économie était entièrement sous dépendance américaine : des services publics aux industries minières et agricoles. Royaume de la mafia en proie à la corruption et à la débauche, l’île était surnommée le « bordel de l’Amérique »
.
Puis, l’abolition de toutes les formes de discrimination, en particulier celle entre les femmes et les hommes, a été une priorité de Fidel Castro dès son accession au pouvoir, le 1er janvier 1959. Il faut dire que de nombreuses femmes s’étaient impliquées dans la lutte révolutionnaire en s’engageant dans l’armée de Castro : Celia Sánchez, Haydée Santamaría et Vilma Espín, avec qui Castro a créé, le 23 août 1960, la Fédération des femmes cubaines (Federación de mujeres cubanas [FMC]). Dirigée par Vilma Espín (femme de Raúl Castro et mère de Mariela Castro) jusqu’à sa mort il y a cinq ans, cette association rassemble plus de trois millions de Cubaines.
La FMC a mené ou appuyé divers programmes en faveur de l’égalité, dont la fameuse campagne d’alphabétisation en 1960–1961. « Nous avons alphabétisé 500 000 femmes dans les campagnes. J’étais au début de la vingtaine; comme expérience humaine, c’était incroyable! L’île entière est devenue une école, surtout pour les femmes, qui ont enfin pu accéder à la culture et ont ensuite poursuivi leurs études »
, raconte Inès Rodriguez, professeure de marxisme et auteure d’un mémoire de maîtrise sur le patriarcat dans la sphère domestique. « Moi la première, en tant qu’Afro-Cubaine, je n’aurais jamais pu accéder à un poste de professeure d’université sans la révolution! »
La FMC a aussi œuvré à réhabiliter des prostituées, auxquelles elle a trouvé un logement, puis qui sont retournées à l’école et ont trouvé du travail.
La présidente de la section locale de Santiago de Cuba de la Fédération des femmes cubaines, Teresa (à droite), pose avec Marta (au centre), professeure d’université et membre active de l’organisation, et une collaboratrice de la FMC.
Suivirent de nombreuses lois et réglementations pour inciter les femmes à travailler et à s’émanciper, comme le Code de la famille de 1975, qui a accordé des droits égaux aux femmes et aux hommes dans le mariage, le divorce, la gestion du domicile et l’éducation des enfants. Il y est entre autres stipulé que « les deux époux ont le droit d’exercer leur profession et se doivent une aide mutuelle pour atteindre cet objectif »
et que l’État garantit aux femmes les mêmes possibilités qu’aux hommes pour participer au développement du pays.
Résultat : les Cubaines ne sont plus cantonnées au foyer. En 1959, 86 % des femmes demeuraient à la maison, contre 38 % aujourd’hui. Du côté des acquis sociaux, mentionnons le congé de maternité, qui existe depuis 1974 et qui, depuis 2003, dure un an et peut être partagé entre le père et la mère. Cuba occupe ainsi la première place parmi les pays d’Amérique latine où sont réunies les meilleures conditions pour être mère, selon un rapport de l’ONG Save the Children publié en 2012. L’étude tient compte de divers facteurs, comme les conditions générales de santé, le niveau d’études, la situation économique et politique des parents, le bien-être des enfants (le taux de mortalité avant 5 ans) et le pourcentage d’enfants dénutris.
L’éducation sexuelle n’a pas été laissée pour compte : 78 % des femmes en âge de procréer utilisent un moyen de contraception, tandis que l’avortement gratuit est un droit acquis depuis la révolution.
La dure réalité
Alors, Cuba, paradis égalitaire? Sur papier, oui… Mais le machisme a la couenne dure. Ainsi, peu de pères profitent du congé de paternité. En 2011, seuls 96 pères s’en sont prévalus, nombre d’entre eux parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix (décès ou maladie de la mère). Et si les lois et les politiques sociales en faveur des femmes sont la norme à Cuba, dans les chaumières, le travail domestique semble encore largement féminin. « On ne change pas 400 ans d’histoire patriarcale et de traditions machistes du jour au lendemain »
, déplore Inès Rodriguez.
Plus problématique encore, une certaine omerta semble entourer la question de la violence faite aux femmes. Yoani Sánchez, auteure du célèbre blogue Generación Y, s’interroge : « L’absence dans la presse nationale d’un rapport sur la violence domestique n’élimine pas pour autant sa réalité. Dans les pages de nos journaux, on doit pouvoir lire aussi des histoires de maltraitance; sinon, comment allons-nous comprendre que nous faisons face à un sérieux problème d’agressions silencieuses derrière les murs de tant de foyers? Où peut aller une épouse frappée par son mari? Pourquoi n’y a-t-il pas de refuges et ne publie-t-on pas dans les journaux l’adresse de ces lieux de protection pour les femmes maltraitées? »
Aujourd’hui, la FMC est critiquée par de nombreuses intellectuelles et jeunes femmes qui disent ne pas utiliser ses services, malgré leur obligation d’y être affiliées. Élitiste, verticale, paternaliste, « fidéliste »
avant d’être féministe, et même patriarcale : les accusations fusent! « La FMC travaille à défendre les droits des femmes, mais ne lutte pas contre le patriarcat. Elle s’attaque aux effets et non aux causes de la discrimination »
, explique Yasmín S. Portales Machado, blogueuse et membre de l’observatoire critique sur la pénétration d’Internet à Cuba (Red Observatorio Crítico), qui se définit elle-même comme féministe et marxiste critique. Selon le discours officiel, l’existence de la Fédération des femmes cubaines rend inutile la mise en place d’un féminisme autonome. « Pourtant, cette organisation de masse continue à valoriser uniquement la féminité traditionnelle, poursuit Mme Portales Machado. Le sexisme à l’école, qui commence avec les minijupes des uniformes, n’est même pas remis en question! Les rôles sexuels défendus y sont très stéréotypés. L’objectif de la FMC, c’est que les femmes défendent la révolution, puis se dévouent à leur famille. »
Il y a bien le Centre national d’éducation sexuelle (le CENESEX) qui lutte intensivement pour la liberté d’orientation sexuelle et la liberté de genre. Dirigé par Mariela Castro (la fille du président Raúl Castro), il est reconnu internationalement pour son avant-gardisme en matière de droits des homosexuels et des transsexuels (l’opération de changement de sexe est gratuite à Cuba). Mais il s’agit encore d’une organisation verticale et étatique.
Féministes en mal d’organisations
En septembre, sans tambour ni trompette, le féminisme cubain a eu 100 ans. C’est en 1912 que s’est tenu le premier congrès féministe à Cuba. Pourtant, nulle n’a souligné cet anniversaire. « Historiquement, l’État révolutionnaire a entravé l’existence de mouvements sociaux indépendants. Le castrisme continue de prétendre que ce sont les organisations de masse officielles telles que la FMC ou des collectifs liés au CENESEX qui peuvent légitimement mobiliser les citoyens autour des revendications sociales, tuant toute initiative spontanée »
, relate Yasmín S. Portales Machado.
« On ne nous permet pas de créer nos propres organisations féminines, grâce auxquelles nous pourrions nous unir et être représentées. Des groupes qui ne seraient pas de simples courroies de transmission du gouvernement vers les citoyennes, comme c’est le cas de la Fédération des femmes cubaines »
, dénonce Yoani Sánchez. Il existe bien une zone de tolérance dont profitent les blogueuses, mais rien à voir avec un quelconque droit d’association.
Jusqu’à maintenant, l’initiative féministe autonome la plus puissante fut le réseau Magín de l’Association des femmes travaillant dans les médias. Plus de 100 femmes journalistes, artistes, scientifiques et même politiques y ont collaboré durant ses trois années de vie. Elles ont organisé nombre de conférences et d’ateliers d’épanouissement personnel, suscité des réflexions autour des questions du genre, de l’estime de soi et de l’image des femmes dans les médias, allant même jusqu’à travailler à la création d’un site Web qui n’a jamais vu le jour… Dès 1996, ses membres ont été informées qu’elles ne pouvaient pas poursuivre leurs activités, sous prétexte que l’on craignait qu’elles soient « utilisées »
par les États-Unis.
Depuis un an et demi, le forum de discussion Mirar desde la sospecha « Regarder depuis la suspicion »
) est devenu un nouveau lieu de rencontre pour les féministes cubaines. Lors de débats mensuels, elles ont abordé des sujets tels que le cyberféminisme, le sexe et la nation, la littérature et le féminisme, en comptant à titre de conférencières des universitaires, mais aussi des activistes autonomes comme Sandra Alvarez, Yasmín S. Portales Machado ou les rappeuses de Krudas Cubensi. Les animatrices de ce forum sont les journalistes Helen Hernández Hormilla, Lirians Gordillo Piña et Danae C. Diéguez. Cette dernière croit que « plusieurs participantes fantasment sur l’idée de créer un réseau de journalistes autonomes et subversives, comme le fut Magín. La solidarité des féministes cubaines est très forte, nous nous entraidons toutes pour nos différents projets »
. Journaliste et professeure de cinéma, Mme Diéguez en profite pour souligner que, dans l’histoire du pays, seules deux femmes cinéastes ont réalisé un long métrage.
Depuis quelques années, Internet donne de la visibilité aux partisans de la gauche critique et à certaines féministes, surtout à l’extérieur de l’île. Rien de surprenant, avec un taux de pénétration d’Internet de 14 % chez les Cubains… La question financière reste toujours la première préoccupation des Cubaines, qui seront les premières visées par la vague de licenciements qu’entraîneront les réformes de Raúl Castro.
Le paradis ? On n’y est pas encore.
Rozenn Potin
Gazette des femmes. CA