Fidel Castro, notre miroir aux alouettes
Elle avait une sale gueule, la Révolution au début des années 1960. Celle des chars soviétiques qui avaient écrasé la Hongrie. Celle des généraux couperosés de l’Armée Rouge qui paradaient au Kremlin. Une Révolution venue du froid et y retournant illico. Soudain, sous les palmiers, une autre Révolution se levait, chaude comme un mambo.
Pour les ados qui souffraient d’acné politique, Fidel Castro et sa barbe buissonnante faisaient un sacré pied-de-nez à une autre sale gueule, celle de l’Oncle Sam, sa suffisance friquée, son libéralisme à géométrie variable, ses violences racistes et son anticommunisme qui prenait les allures liberticides du maccarthysme. Le romantisme révolutionnaire façon latino était né dans un air de guitare, léger comme la robe d’une danseuse cubaine.
Le socialisme allait croître sous les tropiques bien mieux que sous les frimas moscovites. C’était bien parti. Quel succès que celui des jeunes « barbudos » ! Battre l’armée du dictateur Batista largement subventionnée par la puissance américaine et soutenue par les mafias yankies qui avaient transformé Cuba en tripots et vide-couilles de l’Amérique du Nord, bigre, cela tenait du miracle ! D’autant plus qu’au tout début de la Révolution cubaine, l’Union soviétique regardait les révolutionnaires avec méfiance et ne leur apportait aucune aide. Dans les années 1950, Fidel Castro et son mouvement M26 (Movimiento del 26 de Julio) étaient entrés en conflit politique avec le Parti Communiste cubain. Le M26 prônait la lutte armée, alors que le PC s’y opposait afin de ne pas troubler les plans de Moscou qui avait amorcé le « dégel » avec Washington.
S’ouvrait donc l’espoir d’une troisième voie, entre le bolchévisme dans sa phase sénile et le capitalisme dans sa forme militaire (la guerre du Viet-Nam s’approchait). Une voie authentiquement révolutionnaire, joyeuse, créatrice, débarrassée des pesanteurs bureaucratiques. Fidel Castro, c’était notre miroir aux alouettes. Un chouette miroir pour alouettes juvéniles.
Les anars embastillés
Miroir bien vite brisé. Parmi les premières cibles des castristes, une fois parvenus au pouvoir, figuraient les anarchistes. Le mouvement libertaire cubain a tenu un rôle important dans la défense des travailleurs, notamment par le truchement de l’anarchosyndicalisme. Ses militants ont été promptement embastillés par Castro. C’est un signe qui ne trompe pas. Lorsque les communistes autoritaires prennent les commandes, ils persécutent d’emblée les anars.
Dangereux, les anars. Ils donnent à la base des idées de liberté qui font vaciller le sommet. A goulaguiser tout de suite. Bien plus dangereux que les capitalistes. Trotski a fait massacrer les anarchistes à Kronstadt en 1921. Ils voulaient que les Soviets (conseils ouvriers) aient vraiment le pouvoir. Provocation ! « Les Soviets c’est nous, puisque nous sommes du bon côté du fusil » leur ont répliqué les bolchos. Plus tard, les anarchosyndicalistes espagnols, alors majoritaires dans le mouvement ouvrier, ont été pris entre les feux des staliniens et ceux des franquistes. Fidel Castro s’est aussitôt inscrit dans la longue liste des oppresseurs antilibertaires.
Les vieilles alouettes
En outre, la lamentable équipée américaine de la Baie des Cochons[1] et l’embargo décrété par la Maison-Blanche ont jeté définitivement Castro dans les bras de Khrouchtchev. Cuba est devenu un satellite de plus dans la galaxie moscovite. En août 1968, Fidel Castro a applaudi bruyamment l’invasion soviétique en Tchécoslovaquie, recevant pour prix de sa servilité une aide de Moscou encore plus massive.
Castro vient aujourd’hui de casser sa pipe, ou plutôt son havane, laissant les Cubains partagés entre l’admiration pour celui qui a nargué la première puissance mondiale, apporté l’alphabétisation, développé la santé publique et la haine contre le tyran qui a torturé, tué, emprisonné.
Aujourd’hui, les vieilles alouettes contemplent leur jeunesse dans les éclats éparpillés du miroir brisé.
Jean-Noël Cuénod