Qu’est-ce qui meurt à Cuba avec la mort de Fidel Castro ?
Dans ce texte, d’abord mis en ligne sur Cubaencuentro.com (une plateforme de nouvelles installée à Madrid et caractérisée par son positionnement critique de gauche de la Révolution cubaine), puis traduit par Marc Saint Upéry sur un blog de Mediapart, Haroldo Dilla effectue une déconstruction de la figure de Fidel Castro et du castrisme comme idéologie politique. Nous le republions ici en tant que contribution au débat sur l’héritage de Fidel Castro et de la révolution cubaine.
Haroldo Dilla est un chercheur cubain, sociologue et historien. Membre d’un centre de recherche influent à Cuba dans les années 1990 et favorable à une ouverture politique et économique du pays, il fut, comme ses collègues de l’époque, victime d’une purge qui l’amena à quitter le pays pour s’installer à Saint Domingue. Il y devint chercheur à la FLACSO (Facultad Latino Americana de Ciencias Sociales) et ne cessa de s’intéresser aux processus en cours à Cuba avant de prendre sa retraite à Santiago du Chili.
Fidel Castro est mort. Avec lui se détache du mur de l’histoire la dernière affiche des grandes révolutions du XXe siècle. En disant cela, je ne partage nullement l’aspiration illusoire des conservateurs de toujours, qui rêvent de la fin des révolutions. Je n’oublie pas la leçon de Brecht : il continuera à y avoir des révolutions tant que l’humanité vivra des espérances et connaîtra des impasses. Et il ne sert à rien de rejeter la violence comme méthode, parce que la violence – physique ou symbolique – s’exerce tous les jours, tantôt depuis le marché, tantôt depuis l’État, et tantôt à partir d’une variété infinie de dominations latentes au cœur du quotidien. C’est la fameuse microphysique du pouvoir qui nous séduit tant.
En revanche, je suis convaincu que Fidel Castro symbolise un type de transformation révolutionnaire jacobin et volontariste dont les réalisations n’ont jamais été en mesure de compenser les énormes coûts humains. Il appartenait à un siècle où les cavalcades des grands héros armés jusqu’aux dents – Pancho Villa, Trotsky, Mao, Giap, Guevara – captivaient les cœurs et les esprits, pas à la nouvelle époque dont les icônes – Mandela, Gandhi, Luther King, Malala, Mujica – semblent plus intéressés par des changements modestes et progressifs mais durables. Comme s’ils optaient pour ces stratégies « interstitielles » que le sociologue néo-marxiste étatsunien Erik Olin Wright s’efforce de baliser en tant que voies d’avenir. Comme si, sciemment ou non, ils entendaient dépoussiérer le vieil adage de Gramsci : avant de pouvoir dominer, la classe ouvrière doit savoir diriger.
Bien que ses apologètes cherchent à présenter Fidel comme un penseur du marxisme contemporain, il ne l’a jamais été. Le marxisme, produit intellectuel de l’Occident, était bien trop émancipateur et libertaire pour lui. Certes, il fut un idéologue accompli et efficace qui s’est servi du marxisme comme d’un prétexte. Mais on ne trouve dans les sources de sa pensée que des techniques empruntées à sa version la plus autoritaire, le léninisme. C’est là qu’il a puisé l’idée du parti unique, du soi-disant centralisme démocratique et d’autres ingrédients qui lui ont facilité pendant plus de deux décennies une relation particulièrement fructueuse avec le bloc soviétique. Mais c’est d’autres inspirations qu’il hérita le plus important : de la figure du caudillo populiste, il apprit la manipulation des masses ; de ses professeurs jésuites, l’art de séduire ses interlocuteurs ; de ses années de leader étudiant, les méthodes de gangster pour traiter les adversaires.
Son legs est avant tout pratique. Au terme d’un demi-siècle à la tête de l’État cubain, Fidel Castro sera reconnu comme l’architecte d’un projet ayant une forte vocation justicière. Les programmes sociaux qu’il a promus ont entraîné une mobilité sociale sans précédent à Cuba et, de ce fait, la création d’un « capital humain » qui est encore aujourd’hui une garantie du décollage économique de l’île et du succès des émigrants qui l’ont quittée. En termes purement économiques, le bilan de son demi-siècle est un désastre longtemps compensé par des subsides venus de l’extérieur, situation que la société cubaine a payé de façon spectaculaire lorsque le bloc soviétique s’est effondré en 1990. Il a géré l’économie comme une succession de caprices ruineux, à commencer par l’échec catastrophique de la fameuse « zafra » (récolte) des 10 millions de tonnes de sucre en 1970. Mais on doit à son volontarisme au moins un résultat positif : l’entrée de Cuba dans le club sélectif de la technologie de pointe, ce dans le domaine de la biotechnologie et des produits pharmaceutiques.
Fidel Castro occupe une place essentielle lorsqu’il s’agit d’expliquer la géopolitique mondiale de la deuxième moitié du XXe siècle. La révolution qu’il a menée a obligé les États-Unis à ne plus considérer l’Amérique latine comme une simple arrière-cour et à reformuler le cadre de leurs relations hémisphériques. Ce qui certes conduisit à des monstruosités comme l’invasion de la République dominicaine en 1965 ou le Plan Condor, mais aussi à l’Alliance pour le progrès et à certains des projets réformistes les plus avancés, comme la « Révolution dans la liberté » – désignation symptomatique – de la démocratie-chrétienne chilienne. L’émergence de projets alternatifs en tout genre – depuis le nationalisme militaire jusqu’aux « socialismes du XXIe siècle » – ne s’expliquerait pas sans mentionner d’une façon ou d’une autre la présence de Fidel Castro dans la politique du continent. Quant à son influence en Afrique, elle est évidente. Mais comme toujours dans la vie, il n’est pas d’achèvements qui ne soient marqués par l’ambiguïté : il faut reconnaître que bien des succès internationaux de Castro ont été atteints au prix du sacrifice d’énormes ressources et de nombreuses vies humaines, parfois dans des épopées militaires entreprises au nom de la révolution mondiale et qui ont fini par consolider des satrapies sanglantes et corrompues.
Croire qu’avec la mort de Fidel, c’est le castrisme qui meurt – ce que je ne cesse de lire et d’entendre dans le déluge d’opinions qui se sont déversées à l’ombre du sarcophage du Commandant – est une double erreur.
Le castrisme comme projet politique – à savoir un système totalitaire qui contrôle tous les aspects de la vie et exige l’adhésion enthousiaste de ses sujets – a depuis longtemps cessé d’exister, il était même déjà agonisant lorsque Fidel Castro était encore à la tête de l’État. Son frère Raúl, terne substitut, s’emploie pour sa part à gérer la conversion bourgeoise de l’élite post-révolutionnaire, et en particulier des membres du haut commandement militaire et de leurs parents et alliés technocrates. Il y a longtemps que Fidel Castro n’était plus qu’un vieillard capricieux et colérique qui passait son temps à expliquer comment cuisiner les haricots noirs, à vociférer contre Obama, à suggérer que la Moringa olifeira était la solution aux problèmes environnementaux de la planète et à pontifier sur les aventures préhistoriques des Néandertaliens, entre bien d’autres divagations propres à sa prolixité sénile. Depuis son refuge de malade, il n’a jamais renoncé à s’adresser à un monde que lui seul imaginait à l’écoute, car les authentiques caudillos populistes ne prennent jamais leur retraite.
Mais si nous parlons de castrisme en tant que tradition politique, la mort de Fidel n’y change pas grand-chose. Ce n’est pas au castrisme qu’on doit la tradition nationaliste radicale et autoritaire de l’histoire cubaine, Castro s’est contenté de l’entériner. Elle existait avant lui – de façon latente ou explicite –, elle continuera d’exister après lui. Tel est le grand défi de la société cubaine.
Lorsqu’en 1974 on demanda au premier ministre chinois Zhou Enlai son opinion sur la Révolution française, il répondit qu’il était encore trop tôt pour qu’on puisse opiner à son sujet. Je crois que dans le cas de Castro, on peut être moins circonspect. Rien ne pourra le disculper de ses terribles responsabilités en ce qui concerne le déficit de liberté et de démocratie à Cuba, la division de la société et l’expropriation massive des droits de tous ceux qui ont émigré, la manière irresponsable dont il a joué de l’hostilité étasunienne et le désastre économique dans lequel il a plongé l’île. Il n’est pas un Cubain qui n’ait eu à souffrir d’une façon ou d’une autre de sa mégalomanie, et au moins deux générations on vu leur existence affectée au rythme ardent de ses slogans, payant un prix bien trop élevé pour la durée d’une vie. Mais aucun jugement ne peut omettre un fait élémentaire : il a capturé l’imagination de plusieurs générations ayant bénéficié d’une révolution qui a pris fin il y a bien longtemps, mais qui survit encore en tant que label politique.
Raul Castro, la voix étranglée par l’émotion mais toujours victime de son déficit chronique de charisme, a annoncé des funérailles de première grandeur. Je suppose que les restes de Fidel reposeront sur la Place de la Révolution et que les Cubains devront défiler devant sa dépouille, volontairement pour les uns, tandis que les autres seront « mobilisés » par la pléthore d’organisations qui encadrent la société cubaine avec de moins en moins d’efficacité.
Le grand écrivain cubain Eliseo Alberto Diego (« Lichi ») disait qu’un défaut des Cubains, c’était leur réticence à laisser passer le passé. Il ne s’agit pas d’oublier, parce que la connaissance du passé permet d’éviter de trébucher tous les jours sur la même pierre. Mais il faut savoir le dépasser, meilleure façon d’en honorer la mémoire. Espérons que la société cubaine saura le faire et pourra progresser vers un avenir républicain et démocratique qui ne devra pas ignorer le poids historique d’un processus intense et contradictoire ayant irrémédiablement marqué l’histoire nationale pour tous les habitants d’un siècle qui vieillit avec nous.
Santiago du Chili, 26 novembre 2016.
Traduit de l’espagnol par Marc Saint-Upéry, la version originale est ici.
Texte publié le 1er décembre sur le site de contretemps http://www.contretemps.eu/dilla-cuba-castro/