A Cuba, chevaucher le tigre
Quelques jours après la visite de François Hollande à Cuba, Janette Habel a décrit les enjeux de ce voyage et les changements en cours dans la société cubaine.
En quoi la visite de François Hollande, premier chef d’État occidental à se rendre à Cuba, est-elle significative ?
Elle est significative dans le contexte créé par la décision de Barak Obama d’engager un processus de normalisation avec Cuba après plus d’un demi-siècle de conflits, de sanctions économiques et commerciales et de conflits armés, citons pour mémoire la tentative d’invasion de la Baie des Cochons et les tentatives de sabotages et d’assassinats de Fidel Castro et des principaux dirigeants cubains. Le constat d’échec de cette politique par Barak Obama est une des raisons du tournant adopté par l’Administration américaine. C’est un tournant majeur, à la fois sur le plan de la stratégie adoptée, qui avait pour but de renverser le régime castriste, et par rapport à l’ensemble des pays d’Amérique Latine. Ce à quoi Barak Obama devait faire face, c’était une opposition croissante de leur part, y compris les plus conservateurs, à l’encontre de l’embargo, au fait que Cuba ne pouvait participer à aucune des conférences inter américaines. Cela a amené Obama, en fin de son second mandat à chercher une tactique nouvelle, sans renoncer à son objectif premier le renversement du régime cubain, tenant compte du fait que la tactique précédente avait échoué.
C’est à partir de cette décision là et de ce constat d’échec que la diplomatie française décide de se rendre à Cuba. Il faut souligner ce point, car, contrairement à ce que l’on a pu entendre, la position française, jusque là, était certes, publiquement à l’ONU, une politique de condamnation de l’embargo infligé à Cuba, mais, par dessus tout caractérisée par un suivisme à l’égard de Washington . Notamment quand l’Union Européenne avait adopté, en 1998, sous l’influence de José Maria Aznar, un mémorandum qui interdisait en pratique toute relation avec Cuba. Ce memorandum faisait suite à la loi Hems-Burton (surnommée loi Bacardi du nom d’un exilé cubain dont la propriété avait été nationalisée au début de la révolution) qui avait pour but de renforcer encore l’embargo et d’étrangler un peu plus Cuba après l’effondrement de l’Union Soviétique. Cette loi avait une portée extra territoriale imposant aux européens le respect d’une loi américaine. Prétendre aujourd’hui que la France a toujours eu une politique indépendante, alors que le gouvernement français a respecté les consignes du mémorandum européen, est pour le moins trompeur. Ça n’est que récemment qu’il y a eu progressivement une modification graduelle de cette politique, en comprenant que la nouvelle politique économique à Cuba ouvrait le paysage économique et commercial aux investissements étrangers dans l’île , et , d’autre part, qu’il y aurait une modification de la politique Nord Américaine. La France a pris le train en marche pour éviter d’être marginalisée par la déferlante des entreprises américaines.
Pourquoi la France a-t-elle tenue à être le premier pays occidental à se rendre à Cuba ?
Ce n’est pas tout à fait exact. Il y a déjà une forte présence d’investisseurs, canadiens, espagnols, vénézuéliens, sans oublier la Chine, la France n’est donc pas la première à venir à Cuba. Mais il y a des liens historiques, politiques et culturels entre la France et Cuba. Fidel Castro est un grand admirateur de la Révolution Française, des Lumières. Il y a à Cuba une place spécifique accordée à la culture française, les Alliances Françaises y sont les plus importantes au monde et le récent festival du film français à Cuba a réuni, en quelques jours presque 8000 spectateurs. En revanche, la présence économique française n’est pas la plus importante, loin s’en faut. Mais, aujourd’hui, il y a un tournant tactique du gouvernement français qui a compris que Cuba représentait une porte d’entrée sur de nombreux plans vers l’Amérique Latine. Passer par Cuba n’est pas seulement privilégier les plans économiques et commerciaux, c’est aussi faciliter l’implantation sur le continent latino-américain. Il y a là également une dimension géo-politique, pour permettre, notamment de renforcer le poids de la France et d’impulser un développement régional dans les Caraïbes, avec la présence des DOM français de Guadeloupe, Martinique et Guyane. C’est un enjeu important, au plan stratégique (Kourou), de par l’espace maritime que représentent les Caraïbes, et autour du canal de Panama et du nouveau canal que la Chine est en train de construire au Nicaragua.
De plus, l’influence politique de Cuba est très importante, même parmi les chefs d’État latino-américains les plus conservateurs, qui ont imposé à Barak Obama sa présence au sommet inter-américain de Panama en avril 2015. C’est cet ensemble de considérants, économiques, stratégiques et locaux qui explique la position de Hollande, qui a compris que Cuba était un passage obligé. Encore un point important, c’est la préparation de la conférence internationale sur le climat, de décembre, à Paris. Ce voyage doit permettre un appui non seulement cubain, mais plus largement latino-américain aux propositions françaises lors de la COP 21.
Pour la population cubaine, dans quel cadre s’inscrit cette visite de François Hollande ?
Du côté cubain, la visite de François Hollande, et plus généralement toutes les initiatives diplomatiques qui sont prises actuellement s’expliquent pour l’essentiel par les réformes impulsées par Raul Castro. Il a impulsé un processus dénommé par le Congrès du PCC de 2011, par litote, euphémisme, « actualisation du socialisme cubain ». En réalité, il s’agit de réformes marchandes, d’une ouverture au marché, d’une libéralisation économique encore limitée et sous contrôle de l’Etat. Il faut rappeler que les nationalisations ont été très importantes dès le début de la révolution, on était dans une situation où 80 à 85% des entreprises (cubaines et américaines) ont été nationalisées. Ce qui concernait y compris les petits commerçants et artisans. C’est une situation que ni la Chine, ni l’URSS, ni les anciens pays de l’Est n’ont connu, résultat d’une loi de 1968 appelée par Fidel Castro « l’offensive révolutionnaire ». Les propriétés privées qui demeuraient avant les réformes de Raul Castro étaient surtout celles de petits paysans représentant 7 à 8% de l’agriculture. Ce processus de réforme vise, en premier lieu, à redonner plus de poids à la propriété privée, notamment autour du « travail à compte propre », qu’on pourrait appeler travail indépendant, et qui permet aux petits artisans et commerçants auto- entrepreneurs, de travailler à leur compte, de fixer leurs prix et de vendre des services qui étaient complètement paralysés par l’incurie bureaucratique de l’Etat. Cette première mesure est ressentie de façon positive, nécessaire. Le reste de cette Nouvelle Politique Économique (je l’appelle ainsi car elle s’apparente à la NEP mise en place au début de la Révolution russe…) vise à autoriser, à faciliter les investissements étrangers, tout en faisant en sorte que l’Etat continue à contrôler les secteurs stratégiques, tels que la Santé, l’Éducation et la Défense. C’est là la philosophie des réformes.
Les investissements étrangers, dans les autres secteurs peuvent se développer sous forme d’entreprises mixtes, avec des capitaux étrangers, comme dans certains secteurs sucriers ou dans une zone franche comme le port de Mariel. Pour le gouvernement cubain, il s’agit d’avoir accès à des financements et à des technologies dont il était privé en raison de l’embargo. Mais le problème commence du fait d’une spécificité cubaine : la diaspora cubaine établie aux États-Unis, composée dans un premier temps de la grande bourgeoisie cubaine, parasitaire et très corrompue, a construit un lobby financier extrêmement puissant. Ce lobby finance une grande part des campagnes électorales américaines et une part de la politique étrangère vis-à-vis de Cuba. Ce lobby, la FNCA (fédération nationale cubano-américaine) est établi, concentré en Floride, développe depuis la Révolution une très forte hostilité par rapport à Cuba. C’est là une différence par rapport à la Chine et au Vietnam, car les diasporas chinoises ou vietnamiennes ont, finalement, aidé ou investi dans leurs pays et n’ont pas cherché à mener une politique de destruction à l’égard de leur nation d’origine. La première diaspora cubaine, en revanche, a fait du renversement du régime castriste son principal objectif. La réforme économique cubaine peut permettre aux capitaux détenus par les riches cubains de Floride d’investir après la levée de l’embargo. On voit donc qu’elle comporte des risques politiques très importants. Pour les limiter, la direction cubaine maintient un contrôle politique sévère. C’est donc ce contexte là, associé au fait que l’appareil d’Etat cubain connaît des contradictions internes et n’est pas homogène, qui permet de comprendre ce qui est en train de se passer sur le plan politique intérieur.
Quelles sont les conséquences sur la société cubaine ?
On n’est pas, du moins pour l’instant, dans un processus ni à la chinoise, ni à la soviétique. C’est une ouverture contrôlée, y compris du point de vue du marché du travail, et des embauches dans les entreprises qui sont en train de se créer. Ces embauches sont effectuées, de fait, par une Agence de l’État, et les salariés sont payés en pesos cubains non convertibles. Mais les salariés des entreprises étrangères ont des rémunérations supérieures par rapport à ceux des entreprises de l’Etat et peuvent bénéficier de substantielles primes en devises (pesos convertibles). Le fait qu’il y ait deux monnaies crée des inégalités très importantes : le taux de change entre les deux monnaies est de 1 à 24. Donc tous ceux qui sont payés en pesos non convertibles ont des salaires extrêmement bas par rapport aux autres. Mais il n’y a pas que les salariés des entreprises étrangères qui reçoivent des pesos convertibles, il y a tous ceux qui travaillent dans le tourisme, ceux qui louent des chambres ou des appartements, les petits auto-entrepreneurs, les agriculteurs, sans oublier ceux qui bénéficient des remesas, grâce aux envois de devises de leurs familles à l’étranger. Cette inégalité provient de la double monnaie, mais aussi des réformes économiques et elle cause d’ importantes tensions dans la société cubaine, avec la paupérisation croissante de secteurs qui n’ont que leurs salaires ou leurs pensions pour vivre, mères célibataires, retraités, etc. C’est d’autant plus difficile que certaines professions très qualifiées, médecins, enseignants, par exemple, n’ont pas le droit d’exercer d’activités privées et ne peuvent disposer que de leurs salaires en pesos. C’est donc une société beaucoup plus divisée, différenciée qu’auparavant et qui connaît des écarts, une hiérarchie sociale très différente, alors que la société cubaine antérieure était très égalitaire. Le processus enclenché se déroule donc dans un contexte très difficile et risque d’aggraver la pauvreté déjà visible et de fragiliser la base sociale du régime.
Pour l’instant, le gouvernement présente cela comme un recul nécessaire, mais pas irréversible et dit : « nous devons réanimer cette économie, mais nous continuons à dominer les secteurs stratégiques ». C’est présenté comme une étape qui ne remet pas en cause les conquêtes sociales et les conquêtes révolutionnaires. La levée de l’embargo américain étant un préalable à une amélioration de la situation économique.
Quelles sont les réactions, les éventuelles mobilisations, face à cette situation ?
L’inégalité et la pauvreté ont des conséquences politiques et sont le défi majeur auquel est confronté le gouvernement de R.Castro. Mais il n’y a pas de mobilisations sociales, au sens de manifestations par exemple. Les différences s’expriment sur le plan politique. Le système politique, reste un régime de parti unique, mais la société est désormais beaucoup plus hétérogène et donne lieu à l’émergence d’une société civile. Les interrogations, voire les contestations de la part des intellectuels, des jeunes intellectuels ou de certains cadres du parti ne s’expriment pas dans la presse officielle mais sur Internet, bien qu’Internet soit sous contrôle, sur des blogs, mais aussi dans des revues, et dans des publications de l’Église, ouvertes à toute sorte de prises de position et qui recouvrent un éventail de positions politiques très larges, ou dans la revue Temas, dépendant du Ministère de la Culture qui organise des débats publics limités. Mais il n’y a pas de mobilisations de rue, de meetings. La population demeure très engluée dans les difficultés de la vie quotidienne.
Néanmoins, on voit se dessiner de grands courants politiques encore embryonnaires. On voit apparaître les positions d’une droite partisane du retour au capitalisme et au libéralisme. Elles s’expriment par le biais de certains économistes. Mais pour autant qu’on puisse la mesurer, son influence reste minoritaire. Il pourrait aussi y avoir quelque chose comme un courant démocrate-chrétien proche de l’Église, également un courant social démocrate important dont les contours sont déjà présents. Il y a aussi des courants de gauche qui se réclament du marxisme et qui défendent des positions autogestionnaires et des critiques très virulentes contre la bureaucratie. Du point de vue des organisations populaires et des syndicats, il y a un syndicat unique dont on ne peut pas dire qu’il soit à la pointe de la défense des travailleurs. Les organisations populaires sont très liées au parti unique, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne puissent pas jouir d’une certaine autonomie sur les questions sociétales.
Comment la direction cubaine vieillissante fait-elle face à cette situation ?
Elle a planifié la fin de ses mandats. Raul Castro a annoncé qu’il s’agissait de son dernier mandat qui se termine en 2018 et toute la génération historique devrait le suivre. Cette direction effectivement vieillissante pourrait quitter ses postes de responsabilité dans trois ans. Il y aura peut-être au Congrès des débats sur une réforme constitutionnelle, dont on ne connaît pas encore tous les tenants et aboutissants, mais qui est en discussion dans une commission de l’Assemblée. Pour l’instant, un successeur à Raoul Castro a été élu par le Conseil d’État et désigné par le Bureau Politique. C’est un quinquagénaire, Miguel Diaz-Canel, dont les antécédents militants sont liés au PCC sous l’égide de la direction révolutionnaire. Une nouvelle génération occupe progressivement, aux niveaux intermédiaires, tous les postes de responsabilité. Mais elle n’a pas la même légitimité au sein de la population. On ne connaît ni ses faits d’armes, ni ses orientations, ni ses propositions, ni son programme car les élections se font sur la base des mérites militants individuels. Au sein de la bureaucratie, au sommet de l’appareil d’État et du Parti, des clivages existent entre ceux qui s’opposent aux réformes économiques qui menacent leur statut, et une partie de l’Armée, par exemple, qui appuie ces réformes, et d’autres qui craignent la destabilisation sociale que ces réformes, combinées au processus de normalisation engagé avec Washington, pourraient provoquer.
En conclusion, on peut dire que la direction actuelle, de Raul Castro, se donne les moyens de « chevaucher le tigre ». C’est-à-dire de poursuivre un processus de normalisation risqué avec les États-Unis, avec l’arrivée des dollars et des touristes, dans un pays où le peuple a résisté de manière exceptionnelle à la domination impériale pendant plus d’un demi-siècle, mais qui est maintenant très fatigué. Jusqu’au va-t’-on pouvoir contrôler ce processus, à quel point pourra-t’-on réformer le système, en sachant bien que si le pluripartisme n’est pas à l’ordre du jour, le pluralisme et la démocratisation du parti sont indispensables. Et ce alors que l’objectif de Washington demeure la mise à bas du régime en utilisant des moyens différents de ceux utilisés par le passé. La direction actuelle compte sur un environnement régional latino américain plus favorable, elle est peut-être à la recherche d’une troisième voie, ni capitalisme sauvage ni maintien de l’ancien système, qui permette de sauvegarder les conquêtes sociales. Mais comment « chevaucher le tigre », c’est une grande inconnue.
Propos recueillis par Mathieu Dargel pour Ensemble ! et le Mouvement pour une alternative de gauche et solidaire