Le Cuba qu’ils nous vendent
Avec le voyage d’Obama – ses levers de rideau et ses échos – la naissance de la nouvelle Cuba s’est accélérée. Quelques heures avant l’atterrissage du Boeing 747 à l’aéroport de Rancho Boyeros, deux sources très bien connectées et fiables – m’ont séparément averti que certains magnats cubano-américains, quelques lobbyistes et quelques gringos ont essayé, lors des réunions avec les représentants du staff présidentiel, de faire baisser le ton du discours d’Obama à Cuba en matière de soutien à la démocratie et aux droits de l’homme.
Ce sont des gens qui ont beaucoup d’argent, des contacts, de la patience et sont capables de discrétion ; des gens qui ont un argent gagné il y a longtemps et des noms bicentenaires. Parmi eux, je connais des gens honnêtes ; qui croient de manière sincère et chrétienne, que le marché prévoit, à long terme et avec patience d’instaurer la liberté civile. Mais d’autres ne sont que des froids exploiteurs, les héritiers de grands propriétaires terriens yanquis et de la sacarocratie créole, le même genre de personnes qui maintinrent l’esclavage et soutinrent les dictateurs Machado et Batista. Pour ces amis de « l’ordre et des bonnes manières » une république, avec des nègres marrons ou des conducteurs de fiacre noirs qui sont habilités, est impossible. Ils veulent, tout simplement, régner sur un capitalisme autoritaire, sans syndicats combattifs ni ONG vigilantes. Pour eux, les consommateurs et les employés ne doivent pas être des citoyens actifs.
Ce bord-là – et ses intellectuels organiques – s’est joint, d’une manière ou d’une autre, à la rhétorique d’un gouvernement cubain qui tente de bannir les revendications pour un changement démocratique sur l’île. Le discours qui soutient cette réthorique dénonce la préoccupation des acteurs internationaux à propos de la violation des libertés à Cuba, en les présentant comme des tentatives de subversion et de changement de régime. Face à une si grande erreur, il est nécessaire de clarifier les choses. Le changement de régime est une mauvaise politique, souvent conduite par des méthodes unilatérales et violentes par le gouvernement des États-Unis, avec des conséquences qui mènent à l’échec. Nous avons les exemples de Bush et Kissinger, du Chili et d’Irak qui nous le rappellent, nous n’avons pas besoin de marines sur le Malecón (la promenade du bord de mer) ni de proconsuls dans le Capitole de La Havane.
Mais la défense des valeurs et des normes démocratiques de base est une autre chose : c’est un impératif moral des gouvernements, des sociétés et des gens libres et honnêtes. Ce n’est pas une ingérence d’aider les gens à vivre avec des garanties, à opiner, à s’organiser et à pratiquer leurs droits et leurs croyances sans avoir à subir la répression, que ce soit aux Etats-Unis et en Arabie saoudite, à Cuba et en Russie. Quelqu’un devrait « expliquer » aux fonctionnaires cubains – et leurs nouveaux amis – qu’ils ne doivent plus dire que « le peuple cubain a élu en 1959 », mais qu’il n’y a plus besoin que d’ordre, d’investissements et – pour les bons élèves – de la consommation.
Parce que les peuples ne sont pas homogènes ni une simple somme d’estomacs qui parlent ; parce qu’aucun gouvernement ne peut incarner, complètement et perpétuellement, la volonté populaire. Moins encore lorsque ce gouvernement n’a pas été ratifié lors d’élections ouvertes, libres et équitables. Parce que pour que le saut ne soit pas un saut vers un capitalisme sauvage, il est nécessaire de construire un cadre formel de droits et de modes réels pour les revendiquer. Surtout pour ceux d’en bas.
Cuba n’a pas besoin, seulement, de faire le saut vers une économie du XXIe siècle et vers la reconnaissance officielle de sa société multiraciale et transnationalisée. L’anomalie centrale – au moins dans l’hémisphère occidental – est la persistance d’un régime de parti unique qui gère l’économie, dirige cette société, limite toute dissidence. Même ses partisans les plus sincères, cherchent à le réformer pour répondre aux demandes populaires et accroître son efficacité.
Avec un Raúl Castro qui a révélé, lors de la conférence avec Obama, l’obsolescence complète de son leadership, le rythme de la succession va s’accélérer. Je ne pense pas, comme l’a dit Rafael Rojas dans un texte évocateur que la transition vers la démocratie est une question inévitable, qu’elle sera retardé au plus aux alentours de 2018. Le changement en cours dans le pays et dans la société cubaine est un mélange de forces exogènes – géopolítiques, culturelles – et et de l’agenda de ses acteurs politiques, en particulier de ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir. Eh bien, nous pouvons passer d’un type de régime (post)totalitaire étatique à un marché. Avec la permission de ce qu’il y a de dans l’Empire voisin.
Dans les réunions avec Obama, le général-président a été accompagné de son fils aîné, un officier du renseignement à la trajectoire opaque. Si les images d’aujourd’hui se réfèrent à la réalité de demain, dans la famille régnante, il y aura bientôt un changement de chef. Comme lorsque Michael Corleone substitua à un Vito malade et entra en scène un prédateur (plus) jeune et plus ambitieux, quelque chose qui n’est pas rassurant pour le reste des espèces dans l’écosystème socio-politique insulaire.
La (seule) bonne chose à ce sujet est que sont en train de se définir les fractures et les alliances du Cuba qu’ils sont en train de nous vendre. Et j’utilise le terme dans son double-sens, de tromperie et de vente aux enchères. D’une part, est en train de se consolider un bloc militaire-castriste-entrepreneurial-créole, avec l’onction ecclésiastique et l’aval des élites américaines conservatrices. De l’autre, il y aura nous autres – sans beaucoup d’articulation, sans argent ni lobbyisme -, tous ceux qui croient, à partir de positions démocratiques-libérales ou socialistes, en une nation libre et juste, avec des droits pour tous. Cela vaut la peine, par conséquent, que nous assumions notre désavantage, que nous nous reconnaissions les uns les autres – sans effacer les différences -, et que nous fassions quelque chose pour changer la destination annoncé pour la prochaine Cuba.
Armando Chaguaceda
Traduction de Daniel Pinós
Armando Chaguaceda Noriega est un politologue et un historien cubain ; il est spécialisé dans l’étude de la société civile et du régime politique à Cuba et dans plusieurs de ses alliés de l’ALBA. Armando Chaguaceda a fait partie, dans son pays natal et en Amérique latine, de plusieurs organisations et réseaux militants, autour d’une perspective progressiste, mais antiautoritaire, comme par exemple l’Observatoire critique de La Havane. Il est membre d’Amnesty International et professeur à l’université de Guanajuato (Mexique).