Histoires Cubaines… (II)
Cuba: Un pays où tout le monde semble parler en mettant des exclamations à la fin des phrases. Et dans cette admiration continue se reflète, comme nulle part ailleurs, la très longue inventivité du cubain, sa mémoire désespérée, son lapin sorti du chapeau, l’audace de l’équilibriste sur le fil de son histoire.
3.
Cuba vit un moment historique et c’est un fait incontestable. Mais elle se trouve aujourd’hui à un croisement qui va bien au-delà de sa relation avec les États-Unis, aussi importante soit-elle. L’île doit faire face à un changement générationnel radical qui ne cesse de progresser. Fernando Rasvberg a été correspondant à La Havane pour la BBC durant plus de vingt ans et dirige actuellement Cartas desde Cuba (Lettres depuis Cuba). Selon lui, les enfants de la Révolution ont profité du « meilleur du socialisme » avant la chute de l’Union Soviétique. Mais mise à l’écart des décisions prises, cette « génération a été effacée du panorama ». Or à l’heure actuelle, les leaders et les bureaucrates de la Révolution sont inexorablement entrain de mourir, les élites du pouvoir vieillissent et l’écart entre les jeunes et les préceptes révolutionnaires s’accentue à grands pas.
Ainsi, ce sont les petits-enfants de la Révolution qui reprendront le flambeau, conscients d’avoir reçu une éducation dogmatique tout en bénéficiant d’une énorme influence de l’extérieur. Mais ils sont aussi connaisseurs de certaines vertus du système, bien qu’ils le considèrent parfois comme insoutenable. La génération née dans les années 80, celle qui a vécu la sévérité de la Période Spéciale, est également celle qui devra faire un pas en avant, presque dans le vide, afin de définir un nouveau Cuba. Il lui faudra préserver les valeurs différenciatrices de la « cubanité » et approfondir les réussites plébiscitées de la Révolution tels que l’universalité de la santé et l’éducation, le fait que les prestations sociales de base soient couvertes, même si elles sont parfois faibles.
Il n’y a pas de meilleur exemple de cette protection des minimums sociaux que la fameuse carte de rationnement que Fidel Castro créa en 1963. Il s’agissait d’une provision d’aliments subsidiaires qui, au départ, permettait plus ou moins de combler les besoins alimentaires de la population. Mais peu à peu, les quantités ont été réduites et à l’heure actuelle, elles sont devenues très insuffisantes. Cinq œufs, cinq livres de riz, une demi-livre d’huile, un paquet de café mélangé à des petits pois, trois livres de sucre blanc, une livre de sucre roux, une demi-livre de haricots, un kilo de sel tous les six mois, une boite d’allumettes, une livre de poulet mensuelle et trois quart de livre de « poulet pour du poisson », ce qui revient à dire que l’on donne du poulet car il n’y a plus de poisson.
Ainsi donc, ce seront les petits-enfants de la Révolution qui devront définir le contour émotionnel d’un nouveau Cuba complexe et rempli d’idiosyncrasies dont il est impossible de renoncer, mais également fatigué et dans l’attente. Un pays où une heure d’accès à internet coûte pratiquement la moitié d’un salaire de l’État ; où les médecins, les professeurs ou les ingénieurs envisagent sérieusement de quitter leur poste payé une misère pour se reconvertir en magasinier, en serveur ou bien encore en moniteur de plongée, et ainsi pouvoir obtenir des devises et entrer en contact avec le circuit touristique.
Cuba est toujours un pays aux deux monnaies : le peso cubain et le CUC. Cette relation monétaire de 25 à un a créé une frontière émotionnelle entre le cubain et ses propres aspirations. Cette brèche est particulièrement visible chez le célèbre marchand de glaces Coppelia, situé sur la fameuse rampa, la rue 23. On y trouve deux comptoirs : l’un où l’on peut payer en monnaie locale, avec, par conséquent, sa très longue file d’attente ; et le comptoir qui accepte le CUC et d’où les étrangers et les cubains ayant de l’argent regardent la file de l’autre comptoir croître à vue d’œil pendant qu’ils mangent leur glace.
Pour le nouveau venu, il n’est pas évident de s’habituer à un système avec deux monnaies, deux valeurs des choses, deux langages économiques. Mais pour le cubain, il s’agit là de son pain quotidien. Orlando Vilches, ancien serveur du bar Majestic à Holguín, explique avec sarcasme cette dichotomie monétaire. « Lorsque vous ne savez pas quels produits sont facturés en monnaie nationale ou en devise, il suffit d’observer leur aspect. Ceux qui ont une belle étiquette et un joli packaging se paient en devises ; et ceux qui semblent avoir dépassé la date de péremption et sont à moitié sales se paient en monnaie nationale ». Le gouvernement cubain a déjà annoncé son intention d’unifier la monnaie. Cette décision provoquera un ajustement économique difficile dans une économie cubaine altérée, où un touriste peut payer bien au-delà de ce que gagne par mois un professeur pour un dîner sans prétention. Mais cela évitera une image de ségrégation post-moderne.
Et ce commentaire n’est pas une preuve de naïveté. C’est précisément cette idée que revendiquent les défenseurs de la Révolution : comparer Cuba aux pays de son entourage géopolitique et ne pas le faire en utilisant des barèmes de développement occidentaux. Il faut rajouter à cette formule l’embargo imposé par les États-Unis depuis plus de cinquante ans afin obtenir la base de l’idéologie du Gouvernement de La Havane.
Mais le monde avance à une vitesse vertigineuse et la transformation de la Révolution est lancée. Miguel Díaz-Canel, premier vice-président de Cuba, représente la modernité du pouvoir exécutif. S’il passe pour le dauphin de la Révolution, il fut surtout le premier homme politique cubain à venir à un Conseil des Ministres avec un ordinateur portable. Et son look fait davantage penser à un gracieux Enrique Peña Nieto , qu’à un daguerréotype de Fidel Castro.
Si finalement les relations avec les États-Unis se normalisent, il est crucial de savoir quel sera le discours qu’adoptera le Gouvernement de La Havane, qui a fondé une partie de son esprit et sa légitimité sur la résistance face au voisin du nord. Et c’est très sérieux, car la campagne publicitaire semble d’or et déjà avoir démarré. La presse américaine annonce déjà l’aube d’un Cuba « post-embargo ». La revue Time a proclamé Raúl Castro comme étant l’une des cents personnalités les plus marquantes de l’année. La NBA a installé un campus à Cuba avec la présence de Dikembe Mutombo. Et le New York Times, dans l’un de ses multiples reportages récents sur l’île, affirme que le drapeau américain est à la mode à Cuba.
De plus, le sommet de Panama a confirmé le rapprochement entre Cuba et les États-Unis. Et ce, alors que l’isolement nord-américain était croissant vis-à-vis de nombreux pays latino-américains, dont les leaders ont l’habitude de fustiger dans leurs discours le président Obama. Tout semble donc montrer que dans les prochains mois, les relations vont se normaliser. Et Thomas J. Donohue, président de la Chambre de Commerce des États-Unis se frotte déjà les mains en voyant Cuba comme un champ où il est possible de semer une nouvelle ère d’investissements.
Cependant, Cuba continue d’être un pays offline, où l’accès à internet est encore un privilège. A ce sujet, le Gouvernement cubain a également assuré que le faible accès à internet que connaît l’île fera très prochainement partie du passé et il prévoit dans un futur proche l’accès universel au réseau mondial. Les changements – surtout symboliques – semblent inévitables. Mais les propos tenus par la population montrent un profond scepticisme. Et il n’y a pas que cela, elle est aussi confuse, car le voyage vers le présent s’annonce vertigineux. Mais la route que parcourra le vaisseau cubain dans ce voyage semble encore particulièrement incertaine.
4.
Le Malecón est la première et dernière frontière de Cuba. Frontière physique et frontière émotionnelle « d’une paisible promesse », telle que Padura décrivit la ville de La Havane. Le «canapé havanais » , comme le nomme les cubains, est un lieu où défile la contradiction de la vie et où l’on ressent l’éloignement avec les Caraïbes. Mais la placidité est également tachetée par l’instinct de survie, les départs planifiés et tout type de tentation endiablée.
Les personnages de Pedro Juan Gutiérrez se regroupent en interprétant une danse frénétique et violente. « A Cuba, il n’y a pas de place pour l’ennui », affirmait dans une récente interview l’auteur de Trilogía sucia de la Habana (Trilogie sale de La Havane). Pedro Juan, le Carver caribéen de La Havane, a l’habitude d’exalter le caractère sexuel et léger du peuple cubain dans ses narrations. « Nous sommes un peuple métissé et notre manière d’interagir est toujours joueuse ».
Le Malecón est une danse permanente. Les proxénètes regardent vers la mer, négocient avec les touristes et se définissent comme étant des auto-entrepreneurs. Les tapineurs guettent. Les pères de famille promènent leurs enfants dans leurs bras. Les groupes de copines dansent la salsa ou se font des tresses les unes aux autres. Les jeunes hommes se partagent par petites gorgées une bouteille de bière fraîche. Il y a ceux qui jouent aux échecs et ceux qui fixent l’horizon face à la mer. D’autres lui tournent le dos et regardent la ville. Les prostituées marchent comme si elles étaient dans leur salon. Lilian, vingt ans à peine, se souvient qu’elle a commencé à se prostituer il y a seulement quelques mois en arrière débarquant de Matanzas. « Le premier jour, mon pote m’a trouvé deux étrangers qui m’ont payé vingt-cinq dollars chacun. C’était très tentant car l’argent à Cuba se fait rare. C’est de l’argent facile avec lequel je peux aussi aider ma famille ». Une autre prostituée, plus âgée que Lilian, affirme qu’elle refuse qu’on l’embrasse sur la bouche et d’être en position d’amazone. « Je dois être à onze heures chez moi, donc je fais en sorte que le gars fasse vite sa petite affaire. A dire vrai, ce que je vends est un amour assez écœurant mais tant pis pour celui qui est prêt à y mettre le prix ».
La tolérance sociale pour la prostitution est très élevée, car on la côtoie en permanence. Le gouvernement nie le fait que la prostitution ait décuplé. Mais dans les circuits touristiques, la perception est bien différente. Juan, un homme basané qui travaille en transportant des touristes dans les taxis sur l’avenue 23, en arrive à la conclusion que sur le Malecón « l’amour a disparu, car la nécessité a fait que les cubains n’ont même pas la possibilité d’avoir une relation avec une femme sans devoir payer ou offrir quelque chose en échange ». Pour cela – et bien d’autres raisons – Juan veut quitter Cuba à tout prix. « Un de mes amis a montré ma photo à une italienne de l’Aquila. Il semblerait que je lui plaise et elle va venir me voir le mois prochain ». Je lui demande alors : « Et si elle te ne plait pas ? ». « Mon frère, peu m’importe qu’elle me plaise ou non ; moi, ce dont j’ai besoin, c’est qu’elle résolve mon problème. Elle va me plaire, tu vas voir, c’est sûr qu’elle va me plaire ».
Et Juan prononce le sacro-saint verbe parmi tous les verbes à Cuba : « résoudre ». La formule dialectique qui s’emploie à toutes les sauces. Pour dégoter des pommes de terre au marché, pour conclure un rendez-vous ou pour décrire un abus. Tout se « résout » sur l’île. Car il faut dire qu’à Cuba, le verbe « résoudre » marque l’esprit de survie d’une société ingénieuse, où chaque cubain sait exercer deux ou trois boulots et où la population est toujours en contact avec les processus de production, à la différence des sociétés occidentales où le processus mécanique de fabrication des produits ne fait plus partie du quotidien du citoyen moyen.
Un bon exemple pour illustrer ces propos sont les gymnases de l’île. Un grand nombre d’entre eux sont équipés d’appareils criollos (créoles), c’est-à-dire avec des machines fabriquées à la main par les propriétaires des salles eux-mêmes. Mais cet acharnement créatif est persistant et se retrouve également dans la mécanique des voitures, les installations électriques ou les appareils de musique. Tout se réinvente, tout se recycle. Et cela provoque une sorte de logique de la décroissance forcée, basée sur la conscience d’un pays artisanal, bien que dans l’improvisation permanente. Un pays où tout le monde semble parler en mettant des exclamations à la fin des phrases. Et dans cette admiration continue se reflète, comme nulle part ailleurs, la très longue inventivité du cubain, sa mémoire désespérée, son lapin sorti du chapeau, l’audace de l’équilibriste sur le fil de son histoire.
Eugenio Blanco
Jotdown