Un chat et des anarchistes gays à Cuba

Samedi matin, tôt à La Havane. Près de Place de la Révolution, le biologiste Isbel Torres arrive en vélo apportant un panier de légumes. Il préparera un repas végétarien pour tout le monde. Optométriste Jimmy Roque, compagnon d’Isbel, nous attend dans la maison où ils vivent ensemble. Un couple anarchiste et gay qui vit dans un immeuble occupé, peut-être qu’il n’en faut pas plus pour déplaire au gouvernement cubain. Puis, arrive l’historien Mario Castillo. Tous sont membres du collectif anarchiste Atelier libertaire Alfredo López, un anarcho-syndicaliste cubain. Depuis 2010, le groupe a organisé des débats, des manifestations et des actions directes sur l’île. L’entretien doit s’effectuer sur un ton de voix un peu faible, car d’autres familles occupent également des parties de l’immeuble de ce qui était autrefois un centre culturel qui est aujourd’hui abandonné.

VICE : Quand l’Atelier libertaire Alfredo López est né et qu’est-ce que vous y faites ?

Mario : Notre première activité a eu lieu le 25 avril 2010 afin d’organiser notre participation à la marche du 1er mai. Nous avons organisé une réunion afin de parler des origines anarchistes du 1er mai, puis nous avons préparé des affiches pour la marche. Nous avions un groupe d’affinités sur les questions libertaires, nous sommes nés à partir de là.

Isbel : Nous avons organisé plusieurs réunions pour essayer d’influencer la communauté et d’informer sur une partie de l’histoire du mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste à Cuba. Récupérer, par exemple, l’histoire et le lieu où a disparu Alfredo López. À l’école, personne ne nous dit qu’il fut un leader anarcho-syndicaliste, on nous dit qu’il était un chef de file des travailleurs ou qu’il était communiste.

Comment être anarchiste à Cuba ?

Isbel : Je pense que la chose la plus intéressante est d’avoir à l’inventer. Beaucoup de pays ont des traditions anarchistes, mais à Cuba,l’anarchisme a été totalement extirpé de l’imaginaire politique, les références à l’anarchisme sont presque nulles. Ici, quand on parle d’anarchisme, les gens ne savent pas ce que cela veut dire.

Jimmy : C’est difficile, cela m’a coûté mon travail, j’ai été licencié parce que j’étais anarchiste.

Et comment le savez-vous ?

Jimmy : Ils me l’ont dit.

Où étaient les anarchistes dans la révolution ? Aux côtés de Fidel Castro ?

Mario : Les anarchistes cubains connaissent depuis le début le vrai visage de Fidel. Beaucoup d’entre eux connaissaient les intentions politiques de Castro et sa mentalité nationaliste et mégalomaniaque, c’était quelqu’un qui était prêt à faire n’importe quel type d’alliance pour obtenir le pouvoir.

Et après la révolution, qu’est-il arrivé aux anarchistes cubains ?

Mario : ils ont été réprimés. Les anarchistes étaient une des lignes de front préférées du gouvernement révolutionnaire. Il y a eu des exécutions, des arrestations et certains sont partis en exil.

Dans les années 80, il ya des informations qui ont circulé sur un groupe libertaire appelé Zapata, certains de ses membres seraient restés en prison jusqu’à ce qu’ils meurent. Qu’est-ce qui leur est arrivé ?

Mario : J’ai cherché leurs familles, j’ai leurs noms de famille et je sais que certains étaient de San Cristobal et Los Palacios, mais je n’ai rien trouvé de plus. Il semble que c’est les conséquences de la peur, pendant un moment j’ai pensé que ce n’était qu’une invention de gens qui faisaient des recherches sur l’histoire de l’anarchisme à Cuba. En plus de dix années de recherche, j’en suis toujours au même point, sans informations. Après la révolution, les communistes ont pris le contrôle des appareils de la culture et de l’éducation, et ils ont créé une nouvelle mémoire historique à Cuba, dont ils sont les seuls protagonistes. Cela a causé des ravages parce cela a effacé toute mémoire de la lutte sociale dans le pays.

Puisque que le gouvernement peut raconter l’histoire à sa manière, vous n’avez pas peur que d’ici à 20 ou 30 ans il se passe la même chose pour l’Atelier libertaire Alfredo López ?

Isbel : Nous parlons des circonstances différentes. Maintenant, nous avons la possibilité de parler de notre histoire quotidienne et une partie de notre travail est de nous documenter sur tout cela, pour nous rendre visible dans d’autres pays comme le Brésil, la France, l’Allemagne, afin qu’ils connaissent notre existence.

Et comment un jeune anarchiste cubain connait l’anarchisme alors qu’il n’a jamais lu de livres sur le thème et qu’il ne connait que l’histoire officielle ?

Mario : On a découvert l’anarchisme que par un pur hasard. Il est possible que les nouvelles technologies nous aient aidé. Sur internet les gens peuvent aussi trouver quelques-uns de nos travaux.

La presse cubaine est étroitement contrôlée, comme est-ce d’avoir une seule voix dans le pays ?

Mario : C’est juste un outil de l’Etat dans le processus de nationalisation de l’imaginaire social. Regarder la télévision est devenue une attitude politique à Cuba. Pour les jeunes cela signifie que vous faites partie du système et que vous vous laissez endoctriner. Les gens demandent : “Pourquoi regardez-vous cette merde ? ».

Je vois que la jeunesse cubaine aujourd’hui a plus de proximité avec Cristiano Ronaldo et Neymar qu’avec Fidel. Pourquoi ?

Mario : Je pense personnellement que ceux qui contrôlent le pays savent que les mythes, les symboles et les références au passé sont aujourd’hui usés. Ils canalisent cette crise vers d’autres mythes qui sont moins nocifs pour eux, je pense que nous sommes bien conscients de cette crise symbolique que nous vivons.

Isbel : Le système est vidé de sens pour l’avenir de la jeunesse. Où sont les codes de la beauté et de la réussite ? Dans le capitalisme. Les gouvernants ont créé une société si ennuyeuse que toutes les images de succès et de beauté qui fascinent les jeunes sont extraites de ce qu’ils voient à l’étranger, parce que cette société n’a pas la capacité de créer de telles références.

Mario : Les références que les jeunes cherchent sont inoffensives pour le statu quo, elles ne posent pas de problème pour le gouvernement. Les jeunes pensent à court terme et ne se soucient pas de ce qui va se passer à Cuba dans 20 ans.

Et qu’est-ce qui se passera dans 20 ans ?

Mario : Ce sera un pays capitaliste « normal », avec des ultra-riches, des quartiers embourgeoisés, du racisme, un environnement détruit.

Quelle est votre opinion sur les changements qui vont être rendus possibles par la fin de l’embargo économique des États-Unis ?

Isbel : Le gouvernement des États-Unis a changé de stratégie pour revenir à la même situation d’avant la révolution. Cette relation permet de convertir Cuba en ce qu’elle était avant la révolution — une île pour les loisirs et les touristes. Cela signifie un énorme impact sur l’environnement, par exemple. Toute la côte est maintenant prête à être exploré plus loin et recevoir plus de croisières. Le tourisme va détruire Cuba.

Après la révolution, tous les Cubains ont eu une maison, la santé et l’éducation gratuitement. Dans quelle mesure est-ce vrai ?

Isbel : Le problème du logement est l’un des plus grave. Il ya des gens qui ont perdu leurs maisons à cause d’un cyclone en 2005 et qui sont encore sans abri, ils sont dans des auberges. En outre, la normale est de faire vivre trois générations sous le même toit, ce qui génère de grands conflits familiaux. Imaginez pour la communauté LGBT, comme il est difficile de vivre dans des maisons où les autres ne vous acceptent pas.

Mario : Et il y a déjà des bidonvilles dans les capitales provinciales. Lorsque vous passez en train à Camagüey, les passagers doivent s’organiser et fermer les fenêtres, car ils peuvent être attaqués pendant la nuit. L’éducation a été universalisée, tout le monde y a accès, mais a également été entièrement nationalisée et subordonnée aux intérêts d’une élite ministérielle. L’éducation est autoritaire avec beaucoup de propagande.

Jimmy : En matière de santé il ya beaucoup de bureaucratie, il est très difficile d’obtenir une consultation spécialisée, car il faut fournir beaucoup de papiers.

Mario : La source de capitalisation la plus importante de l’Etat est aujourd’hui les médecins cubains qui travaillent dans d’autres pays comme le Brésil et le Venezuela. Cela crée un processus national de compression du système de santé.

Isbel : La priorité est d’exporter les médecins, pour cela tant de centres de santé ici ne fonctionnent pas avec des professionnels.  Ce n’est pas que Cuba soit motivée par un sentiment humanitaire, il se contente d’envoyer des médecins dans des pays où ils ont plus d’argent.

Parfois, vous ne vous sentez pas proche de la droite dans ses revendications ?

Isbel : Je pense que oui, mais c’est une question de perspective. La dissidence nationale cubaine de droite est une opposition qui n’a pas beaucoup de propositions. Ils répondent dans un sens commun à des exigences très simples sur les droits de l’homme et des libertés démocratiques, essentiellement en essayant de normaliser Cuba, la rendre comme les autres pays du monde. Il y a de nombreux éléments que nous revendiquons également tels que la liberté d’expression, les droits de l’homme, mais le problème c’est le pays que vous imaginez pour l’avenir. Pour la droite, il est question de créer un pays « standard », mais pour nous, cela signifie un changement radical de paradigme de développement et d’émancipation. La dissidence critique le rythme du changement, ils veulent plus de rapidité. Pour nous, le problème n’est pas la vitesse, mais l’orientation du changement, d’où vient tout cela — et ici, il ya une différence radicale entre nous.

Quel est le pire pour Castro, un capitaliste yankee ou un anarchiste cubain ?

Jimmy : Un anarchiste cubain, évidemment. Parce que l’autre a la même pensée que Castro.

Et ce qui est pire pour un anarchiste cubain, un capitaliste yankee ou un communiste comme Castro ?

Mario : Aucun des deux n’est utile pour la société que nous rêvons.

Isbel : La façon dont vous poser la question suppose une prétendue dichotomie, mais tout cela n’existe pas. Dans la perspective anarchiste, les deux options sont égales. L’Etat cubain est déjà en train de créer des espaces où il est en train de se mettre en retrait afin de donner des possibilités d’investissement aux grands capitaux étrangers. Par exemple, le port de Mariel, construit avec les investissements du Brésil et qui est précisément un futur espace de l’exploitation directe des travailleurs.

Mario : Il n’y a pas de conflit entre eux, ils sont semblables. Ils sont parfaitement alliés. Pour ouvrir une petite entreprise capitaliste, ici vous allez à un organisme municipal et il vous donne la permission. Mais pour créer une coopérative, on doit obtenir l’autorisation du Conseil d’Etat, la plus haute autorité du gouvernement, qui généralement ne vous l’accorde pas. Autrement dit, le gouvernement cubain a plus de confiance en un capitaliste qu’en l’autogestion des travailleurs.

Et comment est la répression du gouvernement cubain ?

Isbel : Nous n’avons pas d’expériences de forte répression, ce que nous avons est une constante surveillance de nos logements, de nos téléphones, de nos mails. Non pas parce que nous avons des soupçons, mais parce que nous avons des preuves. En 2009, nous avons organisé une marche contre la violence à La Havane et l’année suivante, en utilisant simplement nos téléphones, nous avons convoqué à une autre marche à la même date. Mais tout cela était faux, il était juste question de se moquer de la sécurité de l’Etat. Nous sommes passé à l’endroit où la rencontre était censée avoir lieu et nous avons vu tout le dispositif de sécurité qui occupait la place.

Mario : Après 50 ans d’institutionnalisation de la peur, il n’est plus nécessaire de répression explicite. La peur est déjà installée dans la société, cela est suffisant. De même que la police au Brésil, ils ont des matraques et des gaz au poivre, ils ont aussi les mêmes choses ici, mais nous savons qu’ils n’ont pas un grand besoin de les utiliser.

Qu’advient-il si la police nous trouve ici, trois anarchistes et un journaliste international ?

Isbel : Aujourd’hui, il ne se passe rien.

Mario : Il peut arriver plein de choses.

Jimmy : Ils peuvent nous mettre en prison, peut-être.

Isbel : Précisément parce que nous ne savons pas ce qui peut arriver, cela donne déjà une idée du genre de pays dans lequel nous vivons. La structure du pouvoir ne fonctionne pas exactement dans la légalité, ils ont des procédés à eux, ils agissent comme ils l’entendent.

Gabriel Uchida

Pour la revue Vice du Brésil

Photos : Atelier Libertaire Alfredo López


Enrique   |  Actualité, Politique, Société   |  11 2nd, 2015    |