Cuba accueille le pape François et surtout Internet avec ferveur
À Cuba, un cybercafé géant vient d’ouvrir à l’air libre. C’est un événement aussi considérable que la visite récente du pape François. De petits signes qui montrent que le régime castriste est en train de changer. Ou pas.
La «Veintitrés» est l’une des avenues principales de la Havane. Les hôtels internationaux sont situés sur cette 23e rue, tout comme les agences de tourisme et le siège de plusieurs ministères. Ici, on l’appelle simplement «la Rampa». Elle donne sur la mer des Caraïbes et le célèbre Malecón –la «corniche». Au loin, à moins de 180 kilomètres: la Floride.
Depuis cet été, la 23e Avenue est prisée jour et nuit par la jeunesse cubaine, qui ne la quitte plus. Nul ici ne s’est vraiment intéressé à la récente visite du pape à Cuba, ni n’achète des glaces Coppelia –un passe-temps célèbre sur la Rampa. Nul n’aurait davantage l’idée de saluer la mémoire de Che Guevara, qui fut ministre dans l’un des immeubles de cette avenue.
Les jeunes viennent sur la «Veintitrés», littéralement prise d’assaut, juste pour accéder à Internet. Et par des petits signes de ce type, on prend la mesure des changements en cours sur l’île.
Cybercafé à l’air libre
Il est facile d’apercevoir les relais du wifi sur la Rampa. Tous les cent mètres environ, on peut distinguer un large boîtier blanc, accroché à un poteau ou pendant à un fil, avec, quelques mètres plus bas, comme agglutinés, des dizaines de Cubains, leurs smartphones et ordinateurs portables entre les mains. Promis depuis plusieurs années, puisqu’un câble sous-marin en fibre optique apporte Internet à Cuba via le Venezuela depuis 2011, c’est seulement ces dernières semaines que la connexion a été établie. Un problème technique? Non. Un simple blocage politique du gouvernement, qui craint Internet autant que la liberté de la presse.
Le régime castriste avait promis une centaine de «hot spots» pour accéder au Web, mais on les cherchait encore en vain au printemps, sauf à payer 10 dollars de l’heure dans les hôtels cinq étoiles de la ville –soit presque la moitié du salaire mensuel moyen sur l’île.
«Cette fois, ça marche», constate Maria Elena, une étudiante en informatique de l’université de la Havane, assise sur un escalier sur la Rampa –et qui est en train de télécharger une vidéo sur YouTube. Elle ajoute toutefois: «Mais c’est terriblement lent. J’ai cours à 13 heures et je ne suis pas certaine que la vidéo sera entièrement téléchargée d’ici là!»
Lent, sans doute. Mais Internet est là! Et cela se voit. Entre le Malecón et le Habana Libre, le célèbre hôtel Hilton nationalisé par Fidel Castro en 1960, sur un peu moins de 500 mètres, des centaines de Cubains sont dehors, assis sur les trottoirs, debout sous un palmier ou à l’ombre d’un pas de porte, en train se surfer sur Internet.
Il faut faire la queue, et fournir une pièce d’identité, pour obtenir un code d’accès dans l’un des deux «Mini Punto», les points de vente étatiques sur la Rampa. Il en coûte quand même deux CUC de l’heure (environ 2 dollars).
Des Cubains surfent sur Internet via un réseau wifi public, à La Havane, le 2 juillet 2015 | REUTERS/Enrique de la Osa
Cet accès est pourtant si nouveau, si inattendu –si précaire peut-être aussi–, que la foule est au rendez-vous. Un cybercafé géant à l’air libre.
Vers un «printemps» cubain?
C’est mon quatrième voyage à Cuba et, en cette fin septembre 2015, j’essaye comme tout le monde de percevoir les signes des changements en cours. En 1990, l’historien anglais Timothy Garton Ash a publié un passionnant récit, La Chaudière, une chronique de la montée en puissance de la dissidence en Europe de l’Est et de l’effervescence de la société civile durant les années 1980, qui allaient déboucher sur l’écroulement brutal du bloc soviétique en 1989.
Dans ce socialisme des tropiques que demeure Cuba, dictature aujourd’hui anachronique, le scénario risque d’être évidemment différent. Pourtant, des signes convergents existent.
Il y a d’abord les technologies, force possible de changement comme l’ont attestés, quoi qu’on ait pu dire, les «printemps arabes». À La Havane, les téléphones portables sont en train de se généraliser à une vitesse surprenante. Partout, on vend des portables et des recharges prépayées, bien qu’il faille faire preuve de patience pour obtenir une carte SIM, disponibles uniquement dans les rares magasins d’État Cubatel, le seul réseau autorisé sur l’île. Mais lorsqu’on dispose d’un numéro, on peut le recharger partout –et surtout depuis l’étranger. C’est à dire le plus souvent depuis Miami…
n estime désormais à 500.000 le nombre de Cubains-Américains qui reviennent sur l’île chaque année. Une quinzaine de vols charters directs relient maintenant quotidiennement Cuba et les États-Unis: l’embargo a déjà disparu dans les faits, sinon dans le droit. «La stratégie des États-Unis, c’est d’inonder l’île de touristes, de dollars et d’information. C’est une invasion douce», analyse un diplomate en poste à Cuba.
En utilisant le levier du «soft power», Washington pense avoir trouvé la martingale pour libéraliser un régime que des années de Guerre froide n’ont pas réussi à assouplir. Les présidents Barack Obama et Raúl Castro se parlent et se sont serré la main; ils ont rouvert leurs ambassades. Mais au-delà des accords entre chefs d’État, la société civile décuple ce mouvement. Ordinateurs et smartphones entrent par milliers chaque jour sur l’île dans les valises des Cubains exilés en Floride et qui reviennent en masse pour les vacances ou pour y investir.
François silencieux sur les droits de l’homme
«La visite du pape a été une réussite du point de vue du régime castriste. Elle a été un succès aussi pour le Vatican. Mais profite-t-elle aux Cubains?» s’interroge Antonio Rodiles, l’un des plus célèbres dissidents politiques, qui continue à vivre à Miramar, un quartier chic de La Havane. Au bord d’une piscine vide où il reçoit régulièrement des groupes d’opposants anti-castristes, Rodiles conteste la stratégie d’Obama, comme celle du pape. Il pense, à contre-courant, qu’il faut continuer à faire pression sur le régime au sujet des droits de l’homme. Comme nombre de Républicains aux États-Unis, il est encore favorable à une logique de «containment» strict, d’«endiguement» et d’ostracisation. «Le régime castriste est en train de préparer le transfert du pouvoir: la succession des Castro. Il a besoin de résultats économiques, de la levée de l’embargo, pour que cette transition se fasse en douceur. C’est cela l’agenda ici à La Havane. Il est consternant qu’Obama et le pape collent à cet agenda.»
Le pape n’a pas choisi d’évoquer le sort des dissidents politiques lors de sa récente visite à La Havane, où des centaines de milliers de Cubains (plus d’un million?) ont répondu à l’appel de Raúl Castro en accueillant dans les rues le pape en masse, dans la «joie» et au nom de l’«hospitalité» à l’égard du souverain pontife. Lequel a insisté sur le message de l’Église, sa miséricorde et son œuvre de réconciliation. Mais silence sur les abus de pouvoir du régime, sur l’absence de liberté de presse ou d’association, sur les prisonniers politiques.
Des centaines d’opposants ont certes été libérés en amont de la venue de François; mais d’autres, dont quelques-unes des célèbres «Damas de Blanco», des «mères» de prisonniers politiques qui manifestent chaque dimanche à la sortie de la messe, ont, elles, bel et bien été arrêtées préventivement à cette occasion. «Plus rien ne marche à Cuba, sauf la répression», résume Rodiles.
Une économie à bout de souffle
Que l’économie cubaine soit à bout de souffle, nul ne le conteste. Les réformes trop timorées de Raúl Castro, et plus encore contradictoires, ont décuplé les inégalités à Cuba et accéléré l’inflation. Partout des restaurants «up-scale» ouvrent, inaccessibles pour la majorité des Cubains. Partout les «casas particulares», ces chambres d’hôtes chez l’habitant, sorte de Airbnb propre à Cuba, se multiplient –au risque de la saturation. Le prix des taxis augmente à vue d’œil. Les «Habana Bus Tour», ces bus rouges à deux étages pour visiter la ville, viennent même de débarquer dans la capitale, comme à Londres, Paris ou New York! Et partout, on voit des voitures de luxe circuler, démonétisant du même coup les «belles américaines», restées inchangées depuis 1959, bien que les touristes raffolent encore de leur charme désuet. Ces derniers sont pourtant, et plus que jamais, exploités: contrairement à ce que disent les tour-operators et les guides de voyage, le rapport qualité-prix est l’un des pires pour les touristes qui visitent Cuba, si on le compare aux autres destinations mondiales à la mode.
Les effets de l’inflation, galopante, et d’une monnaie, non convertible –malgré son nom–, incitent les étudiants les plus talentueux à s’exiler en masse. Cuba renoue aussi depuis quelques années avec une prostitution féminine qui a pignon sur rue –comme au temps du dictateur Fulgencio Batista tant honni. Avec les bars de luxe, où l’alcool coule déjà à flot pour les touristes munis de devises, et après les «bordels», il ne manque plus que les casinos et le jeu pour boucler la boucle! On a parfois l’impression que les Castro vont laisser leur île dans l’état où ils l’ont trouvée en 1959, mais avec cinquante années de retard…
La libéralisation de l’économie existe pourtant, avec parcimonie: 178 emplois ont été ouverts au «privé», notamment dans l’artisanat, le commerce et les services. Mais la loi reste tatillonne et complexe.
Frédéric Martel
Slate.fr