A Cuba, Laritza Diversent, jeune avocate indépendante, se bat pour le droit des gens
Arroyo Naranjo ne fait pas partie des circuits touristiques de La Havane. Ce n’est pas encore la banlieue, mais presque. Il suffit de s’éloigner un peu de la route principale, pour se trouver en rase campagne. Les rues transversales ou parallèles sont en terre battue, ce qui ne fait pas une grande différence par rapport à la mince couche d’asphalte fatiguée par les camions qui oblige à avancer en zigzaguant. Parmi les modestes maisons se trouvent une caserne, mais aussi des baraques en bois dont la résistance aux intempéries tropicales semble problématique. « Ici il n’y a ni fleuve (“arroyo”) ni oranger (“naranjo”) », dit le chauffeur avec cet humour havanais qui ne respecte rien.
Un quartier porte le nom de Calvario, qui semble approprié pour décrire le calvaire quotidien. C’est dans cette communauté déshéritée, en marge des changements économiques en cours, que l’avocate Laritza Diversent, 34 ans, a choisi d’exercer. A ses risques et périls, car le barreau n’est pas inclus dans la liste de 178 métiers ou activités que les Cubains sont autorisés à exercer à leur compte depuis 2010. Elle ne s’en cache pas. Son cabinet est installé dans sa résidence, au vu et au su de tous, les voisins qui jouent au domino dans la ruelle ou les badauds qui vous guident dans le dédale du Calvario.
Le panneau à l’entrée affiche la couleur : Cubalex, centre d’informations légales, installé en 2010. « Les droits de la défense font partie des droits de l’homme. Mais je n’ai pas le droit de représenter un justiciable devant les tribunaux, ni de rendre visite aux personnes incarcérées », explique la jeune femme, qui a fait ses études de droit et a tous les diplômes requis. Sauf qu’à Cuba les avocats doivent travailler dans des « cabinets collectifs » contrôlés par l’Etat. Le conflit d’intérêt est flagrant pour ces fonctionnaires, censés défendre des individus poursuivis par les autorités. « L’accusé est parfois obligé de prouver son innocence, inversant ainsi la charge de la preuve », critique Laritza Diversent.
Les droits de la défense et la possibilité d’un procès équitable sont compromis, la justice est soumise à l’exécutif, la séparation des pouvoirs n’existe pas. La jeune femme a refusé d’exercer le métier d’avocat dans un cadre aussi étriqué. « Le système est corrompu de haut en bas, on verse des dessous-de-table pour réduire les peines, assure Laritza Diversent. J’ai choisi de travailler auprès de ma propre communauté, en exerçant une activité de conseil. Les gens viennent me voir pour des problèmes de logement, d’émigration, de violences domestiques ou divorce, mais aussi pour des dossiers d’ordre pénal. »
Les Afro-Cubains sont majoritaires dans les prisons
Dans certains cas, son activité s’apparente à un travail d’assistante sociale, mais dans bien d’autres affaires elle doit conseiller des inculpés ou leurs proches pour des délits ou crimes passibles de prison. « L’ignorance des lois et des droits est générale, aussi bien parmi les justiciables que parmi les autorités, déplore l’avocate indépendante. Faute d’être présente au procès, je peux peser davantage en appel, par le biais des familles. » La plupart des 658 affaires pénales qu’elle a traitées concernent des vols avec violence et impliquent des Afro-Cubains – comme Laritza Diversent elle-même -, qui constituent l’immense majorité de la population pénale.
Combien sont-ils ? Elizardo Sanchez, 71 ans, animateur de la Commission cubaine pour les droits de l’homme et la réconciliation nationale, estime de 60 000 à 70 000 individus la population des 200 centres de détention de l’archipel cubain (soit le deuxième taux d’incarcération par habitant, après les Etats-Unis). Entre 2 000 et 4 000 détenus ont été condamnés pour « dangerosité prédélictuelle », une figure du code pénal qui évoque le « péché d’intention » de l’Inquisition.
Le travail de Laritza Diversent n’est pas rémunéré : « Ce serait illégal ». Cubalex est aidée par des organisations non gouvernementales européennes. Lors du sommet des Amériques, au Panama en avril, l’avocate a été une des deux figures de la société civile cubaine, avec le social-démocrate Manuel Cuesta Morua, à être reçus par le président Barack Obama, avant le premier tête à tête historique avec son homologue Raul Castro.
Ce soutien international n’assure pas l’avenir. Cubalex a demandé son enregistrement à l’office chargé des associations, qui ne répond jamais : « La société civile surgit dans un contexte répressif, où alternent les disqualifications de la propagande et les agressions, affirme Laritza Diversent. La dissidence elle-même est née dans un régime où il n’y a pas de formation sur les droits de l’homme, même pas dans les facultés de droit. »
Elizardo Sanchez n’a pas été surpris par l’absence de geste à l’égard de l’opposition pendant la visite de François Hollande à Cuba, en mai. « Les déclarations n’ont souvent pas de conséquence, commente le dissident. Mais la France pourrait engager une action discrète pour obtenir la libération des 70 prisonniers politiques restants et des milliers d’innocents condamnés pour “dangerosité”. Les Français pourraient aussi orienter leur coopération juridique vers une réforme du code pénal et du code de procédure plus respectueuse des libertés. »
Paulo A. Paranagua
Blog du Monde “América latina VO”
http://america-latina.blog.lemonde.fr