CYBERESPACE ET LIBERTÉ D’EXPRESSION

Depuis 1959, l’année où les forces révolutionnaires renversèrent le régime pro-soviétique de Fulgencio Batista et installèrent un régime autoritaire, le président Fidel Castro Ruiz a été le leader incontesté de Cuba. Dans les années 1990, suite à l’effondrement de l’Union soviétique, Cuba a vécu une diminution significative de l’aide économique et financière de ses anciens alliés, cela provoqua une crise aggravée par un embargo économique imposé par les États-Unis depuis 1962.
Les changements politiques dans l’ancien bloc de l’Est ont forcé le gouvernement de Fidel Castro à rechercher de nouvelles alliances en Amérique latine. L’amélioration des relations avec le continent a atteint son apogée en 2005-2006, avec l’arrivée au pouvoir des coalitions de gauche guidée par Hugo Chávez au Vénézuela, Evo Morales en Bolivie et Eduardo Correa en Equateur. Les dirigeants de ces pays sont liés par des idéaux populistes et un fort sentiment anti-américain et, plus important encore, par des relations économiques. Cuba, par exemple, bénéficie de pétrole et de gaz en provenance du Vénézuela, en échange des médecins et des enseignants cubains coopèrent en échange au développement de ce pays.
En 2006, pour la première fois depuis la révolution de 1959, le régime de Fidel Castro est affaibli par sa longue maladie. Le pouvoir présidentiel est transféré à son frère Raúl Castro. Depuis, rien n’a changé de façon significative dans la société cubaine. Même si la nécessité de réformes économiques et structurelles et l’amélioration des relations avec les États-Unis ont été mis en évidence dans certaines déclarations, le contrôle politique du régime sur le peuple cubain n’a pas cessé.

En juillet 2007, les dirigeants cubains, par la voie de Raul Castro, ont lancé un appel à la population pour qu’un débat s’installe sur les transformations à réaliser dans les structures du pays. Des réunions par milliers ont eu lieu dans les organisations étudiantes, dans les comités de voisinage, dans les syndicats. De nouveaux espaces et de nouvelles formes d’expression sont nés à partir de la base. Cela a permis un développement neuf de la société civile. Des institutions culturelles et de recherche organisent et publient des débats. Internet et les courriers électroniques sont des éléments importants dans la diffusion des opinions.

Ces expériences révèlent des « dissidences » que les autorités cubaines considèrent synonymes d’opposition à l’État, elles révèlent aussi les contradictions internes du système.
Ce qui me semble intéressant c’est que contrairement aux groupes minoritaires qui souhaitent une restauration libérale qui ramènerait le pays au passé d’avant la révolution, d’autres groupes sociaux « dissidents », partants de leurs institutions et des valeurs de la révolution, s’identifient toujours aux valeurs du socialisme, ils utilisent internet comme moyen d’expression.

Des artistes et des écrivains dénoncent les vieilles pratiques culturelles, ils dénoncent la censure, des économistes proposent des formes nouvelles de coopératives redonnant le pouvoir au peuple, des militants de base propose des réformes pour redynamiser l’expérience socialiste, des sociologues et des psychologues analysent la question de la pauvreté et du racisme. Tous utilisent les possibilités offertes par le cyberespace, les CD et les DVD pour diffuser leurs travaux.

Cuba est un pays où de nombreuses formes d’expression – politiques, culturelles, religieuses ou basés sur l’identité – sont réprimées à l’aide de poursuites pénales, par la détention, le harcèlement public, les avertissements de la police, la surveillance, les assignations à résidence, la restriction de voyages et les pertes d’emploi. En outre, des restrictions draconiennes portent atteintes à la liberté d’expression et d’association, elles s’étendent à de nombreuses parties de la société cubaine.

Les relations turbulentes de Cuba avec les États-Unis continuent de jeter une ombre sur l’évolution économique et politique de l’île. L’immigration clandestine, en provenance de Cuba vers les Etats-Unis, continue sans relâche. Durant ces dernières années, les gardes côtiers états-uniens ont intercepté plusieurs milliers de cubains tentant de traverser le détroit de Floride. L’embargo américain empêche le pays d’accéder à de nouvelles ressources, entravant ainsi le développement économique de Cuba. Cela donne un prétexte aux autorités pour restreindre sévèrement la liberté d’expression et les autres droits civils et politiques.
Dans le cadre juridique, le droit à la liberté d’expression est au service de la réalisation des objectifs de l’État socialiste. L’intimidation, le harcèlement et la détention d’artistes, d’écrivains, de journalistes, de dissidents et de militants des droits de l’homme sont fréquents.

La Constitution cubaine a été actualisée en 1992 et s’appuie sur les théories du marxisme et du léninisme. Article 5 : le Parti communiste est la force motrice de l’État et de la société «organise les efforts communs orientés vers les buts élevés de la construction du socialisme ». En vertu de l’article 53 de la Constitution, la liberté d’expression est reconnue tant qu’elle reste «en harmonie avec les objectifs d’une société socialiste.» L’article 62 énonce des restrictions spécifiques sur toutes les libertés accordées aux citoyens, y compris la liberté d’expression, et déclare qu’aucune de ces libertés ne « peut s’exercer si elle est contraire à ce qui est établi dans la Constitution et par la loi. Ces libertés ne peuvent être contraire à l’existence et aux objectifs de l’État socialiste ou contraire à la décision du peuple cubain de construire le socialisme et le communisme ».

Cuba est l’un des plus 10 pays les plus censurés du monde. Bien qu’il n’y ait pas de loi à Cuba qui établisse explicitement la censure, le Département de l’orientation révolutionnaire, qui est placé sous l’autorité du Secrétaire idéologique du bureau politique du Parti communiste, se consacre au contrôle de la circulation de l’information dans la société cubaine. Le Code pénal cubain constitue la base juridique pour la répression de la dissidence. Les points de vue considérés comme étant anti-gouvernementaux ou pro-américains sont criminalisés, comme la diffusion d’informations non-autorisées. Selon les dispositions du Code criminel, la Police nationale révolutionnaire peut arrêter ou ordonner la surveillance de quelqu’un qui n’a pas encore commis un acte illégal au seul motif de sa « dangerosité sociale ». Conformément aux dispositions du Code criminel, la Police nationale révolutionnaire peut arrêter ou mettre sous surveillance une personne pour dangerosité sociale, même si elle n’a pas commis un acte illégal, un avertissement« officiel » peut également être délivré à son encontre.

D’autres dispositions restreignent la liberté d’expression, elles se retrouvent dans la loi 80/1996 sur la réaffirmation de la dignité et de la souveraineté de Cuba, de même que dans la loi 88/1999 pour la protection de l’indépendance nationale et de l’Économie. L’article 91 du Code pénal cubain a été approuvé à la suite la promulgation en 1996, aux Etats-Unis, de la loi Helms-Burton qui renforce l’embargo contre Cuba. L’article 91 du Code pénal (actes contrent l’indépendance et l’intégrité de l’État), a établi que : «la personne qui, dans l’intérêt d’un État étranger, commet un acte ayant pour intention de causer des dommages à la l’indépendance de l’État cubain ou à l’intégrité de son territoire, sera punie de 10 à 20 ans de prison ou de mort. »

Les activités des journalistes étrangers à Cuba sont contrôlées par le Centre de presse international (CPI), cela est établi par la Résolution 44/97. Ils doivent obtenir un visa spécial pour séjourner à Cuba. Le CPI a le pouvoir de retirer les visas de façon arbitraire des journalistes qui ne se conforment pas aux règles en vigueur et, ce faisant, ils doivent coopérer étroitement avec les autorités de l’immigration relevant du ministère de l’Intérieur. La résolution 44/97 stipule également que les agences étrangères ne peuvent embaucher un journaliste cubain, en tant que correspondant, sans la médiation du ministère des Affaires étrangères.

Le droit de demander au gouvernement des informations n’est pas établi dans la législation cubaine. L’accès à de nombreux documents et fichiers des archives nationales et des bibliothèques est strictement contrôlée. L’accès aux documents du gouvernement est limité par les règles de sécurité énoncées dans la loi n °1246 de 1973 sur les secrets d’État de 1246 de 1973. Les réglementations les plus récentes ont été adoptées en juin 2006 (décret-loi 99 sur la sécurité et la protection de l’information officielle). La Loi sur les secrets d’État s’applique à tous les documents administratifs de l’État et les violations de la loi sont punies conformément aux dispositions du Code criminel. Arbitrairement, L’État peut également ordonner la destruction de documents et éviter ainsi toute divulgation rétrospective de l’information.

L’absence de médias indépendants laisse peu d’espace pour un débat politique ouvert à Cuba.
Cuba est un État à parti unique, le Parti communiste de Cuba est le seul parti légal. Les candidats aux élections pour les assemblées nationales, provinciales et municipales sont sélectionnés sur une base individuelle et aucun parti politique n’est autorisé à faire campagne. L’assemblée nationale du Pouvoir populaire est composée de 609 membres qui ont un mandat de cinq ans. L’assemblée se réunit deux fois par an et élit un Conseil d’État, dirigé par le président qui exerce le pouvoir législatif entre deux sessions de l’Assemblée.

Presque tous les adultes cubains appartiennent à la base communautaire des Comités de défense de la Révolution, ces comités jouent un rôle central dans la vie quotidienne. Ces comités ont pour but de coordonner les projets publics, de protéger et de diffuser l’idéologie socialiste entre les citoyens, mais aussi d’agir comme des chiens de garde, des gardiens de la révolution contre les «activités contre-révolutionnaires ».

À Cuba, il n’y a pas de presse privée indépendante, tous les médias sont détenus et contrôlés par le Parti communiste. Les journaux ne sont pas directement publiés par le gouvernement cubain. Les principaux journaux nationaux sont Granma (le journal officiel du Parti communiste, qui reprend tous les discours des frères Castro et les annonces officielles faites par le gouvernement cubain), Juventud Rebelde et Trabajadores. Il y a neuf journaux régionaux.

La quasi-totalité des 58 stations de télévision à Cuba sont la propriété de l’État. Les réseaux les plus regardés sont Cubavision, Tele Rebelde (l’homologue à la télévision de Radio Rebelde) et les canaux d’éducation. Les programmes éducatifs les plus fréquemment diffusés sont ceux de l’Université pour tous, avec des cours de langage, de mathématiques et de cuisine. Des programmes produits au Brésil, au Mexique et des feuilletons colombiens sont également diffusés.

Des films, des livres et de la musique sont produits, mais le contrôle de l’État sur la culture et les arts signifie que toutes formes d’expression considérée comme « contre-révolutionnaire » ne peut pas être distribué par les canaux officiels, et cela peut conduire en prison les artistes qui passe par des circuits de production alternatifs.

Selon un rapport publié par Reporters Sans Frontières intitulé : « Internet sous surveillance », publié en Octobre 2006, seulement deux pour cent de la population cubaine avait accès à internet. Les deux fournisseurs d’accès existants sont la propriété de l’État et appartiennent à la Compagnie de téléphone de Cuba. Le gouvernement cubain accuse l’embargo des États-Unis qui empêche l’accès aux nouvelles technologies. Cuba a besoin de câbles pour mettre en place un réseau internet à faible coût. Cela oblige les fournisseurs d’accès à utiliser des connexions satellitaires très onéreuses.
Suite à la popularité croissante d’internet, en 1996 le gouvernement a adopté le décret-loi (n ° 209), intitulé « Accès depuis la République de Cuba auprès du réseau mondial d’ordinateurs », qui stipule que l’utilisation d’internet ne doit pas violer les principes moraux de la société cubaine et les lois du pays. Des restrictions ont été introduites avec la création d’un centre des technologies de l’information et des communications en 2000.

Si un citoyen cubain souhaite avoir accès privé à internet, il doit fournir une «raison valable» et doit obtenir l’accréditation «d’un comité locale », qui évalue les mérites du requérant. Toute connexion illégale à internet peut conduire à une peine de cinq ans de prison, la plupart des utilisateurs utilisent les points d’accès publics comme les cybercafés, les universités et les centres de calcul de la jeunesse.

Il existe deux types d’accès à internet à Cuba : un produit moins cher qui permet uniquement aux utilisateurs l’accès à un service de courrier national et l’accès international au web. Celui-ci est coûteux pour les citoyens cubains, il coûte par heure l’équivalent d’un tiers du salaire mensuel moyen. Il est principalement considéré comme un luxe pour les étrangers et les touristes, et par conséquent il n’existe aucun système de filtrage bloquant l’accès à des sites dissidents. Cela dit, si un utilisateur mail écrit quelque chose avec des mots-clés suspects, un message automatique l’avertit que le programme sera fermé pour des raisons de sécurité. Par conséquent, il y a beaucoup d’auto-censure dans les communications quotidiennes.

En outre, en vertu du Code pénal cubain, celui qui écrit un article pour un site web étranger peut être considéré comme « contre-révolutionnaire » et cela peut le conduire à une peine de 20 ans de prison. En vertu des dispositions du Code criminel, le gouvernement peut ordonner la détention avant jugement ou la surveillance des personnes, bien qu’ils n’aient commis aucun acte illégal. Cette menace de criminalisation affecte inévitablement l’activité de la presse et des travailleurs des médias en général.

Toutefois, sans nécessairement recourir à des mesures aussi extrêmes, il existe plusieurs formes de harcèlement et d’intimidation menée contre les journalistes et les militants pour les droits de l’homme. Les Comités pour la défense de la Révolution et les brigades d’interventions rapides sont des groupes organisés localement qui surveillent les « activités contre-révolutionnaires ». Des actes dits « de répudiation » sont organisés, la violence verbale ou l’intimidation font parties de la stratégie des comités et des brigades. Des agressions physiques ont lieu, des pierres sont jetées sur les maisons des cubains considérés comme des «ennemis de l’État».

De nombreux artistes, écrivains, journalistes ou de défenseurs des droits humains sont harcelés, menacés et mis en prison, ils sont considérés comme des dissidents qui tentent de saper le pouvoir du gouvernement cubain et les valeurs du système socialiste. Dans de nombreux cas, ils sont même accusés d’être financés et contrôlés par les USA.

En Mars 2003, le gouvernement cubain a lancé une répression massive des dissidents, des défenseurs des droits humains, journalistes indépendants et des syndicalistes. Près de 90 militants pour la démocratie ont été arrêtés et 75 personnes arrêtées ont été jugés et reconnus coupables d’avoir tenté de renverser l’autorité de l’État, d’être des espions à la solde des Etats-Unis d’avoir fait, à la presse étrangère, des déclarations mensongères sur l’état de l’économie. Parmi les personnes condamnées, il y a 22 journalistes qui ont reçu des peines d’emprisonnement allant de 6 à 28 ans.

Bien que le Code pénal de 1979 a officiellement dépénalisé l’homosexualité, le comportement homosexuel provoquant un scandale public peut être punie d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 12 mois. La police continue à surveiller les bars gays et les clubs. L’Association cubaine des gays et des lesbiennes, créée en 1994, a été interdite et ses membres ont été arrêtés. Il y a des partisans des droits des homosexuels à Cuba, la plus influente d’entre eux est Mariella Castro (la fille de Raúl Castro). Elle a utilisé sa position de responsable de l’éducation sexuelle au niveau national pour appeler l’attention du gouvernement sur les discriminations que vivent les homosexuels afin de changer les attitudes et pratiques.

L’élection, à l’unanimité par l’Assemblée nationale de Cuba, de Raúl Castro pour succéder à son frère Fidel Castro comme chef de file, peut donner naissance à une époque de changement. Mais la nomination de l’un des premiers chefs de la révolution, le conservateur Machado Ventura, en tant que premier vice-président, est révélatrice de la prudence avec laquelle les changements sont envisagés. Néanmoins, la signature par Cuba en février 2008, du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques offre une perspective pour Cuba pour qu’enfin soient respectés les engagements de l’État en matière des droits fondamentaux que sont la liberté d’expression, d’association et la liberté de mouvement.

Malgré l’arsenal répressif mis en place par l’État et les menaces qui pèsent sur eux au moindre signe de fermeture politique, les nouveaux acteurs du cyberespace lancent un défi à la tranquillité où fermentent les bureaucrates et les technocrates cubains. La répression est toujours bien présente à Cuba, mais les projets que portent les nouveaux espaces sont un élément indispensable à la consolidation d’un projet révolutionnaire. Comme l’a écrit récemment Jorge Luis Acanda, professeur de philosophie à l’université de La Havane, le développement dans le cyberespace de ce type d’initiative : « est sans doute une nouveauté, mais aussi l’espoir d’un peuple en un pari, celui qu’il fit de secouer le joug et l’aliénation du capitalisme ».

Daniel Pinós. Article publié dans “le Monde libertaire” du 10 février 2010


Enrique   |  Analyse   |  02 16th, 2010    |