Cuba ou la mauvaise conscience des anarchistes. Deuxième partie
Le « manichéisme » ou la raison totalitaire
La description avancée nous a permis de mettre en relief une attitude se présentant sous l’apparence de la pensée (de la pensée « révolutionnaire » en l’occurrence) et se caractérisant par la réduction de la réalité – sociale et historique – en deux pôles ou deux forces antagonistes s’opposant de façon irréductible.
Cette opposition s’exprime par le couple « pour – contre » : on est pour la Révolution et contre l’Impérialisme ; tous ceux qui ne sont pas avec nous (pour nous) sont contre nous.
Une première question qui se pose est celle de la légitimité d’une telle réduction. Réduire, en effet, veut d’abord dire simplifier : loin d’envisager la réalité dans son énorme complexité souvent déroutante, le réductionniste « manichéen » opère une simplification, permettant d’y voir « clair », de « retrouver » un chemin et de sortir du labyrinthe de la complexité. La réalité parait en effet extrêmement simple et facile à manier au sein du couple pour-contre ; l’immense attrait du réductionnisme, sa « popularité » réside précisément dans cette illusion de clarté.
L’existence même des anarchistes cubains apparaît ainsi gênante ; elle vient perturber cette réalité simplifiée ; elle constitue un élément « extérieur » à une réalité toute faite, réalité binaire qui n’accepte pas de troisième terme ou la pluralité. Ce qui explique que les problèmes que pose cette présence gênante va être « résolue » par sa disparition pure et simple : disparition physique (censure, silence, emprisonnement, exil) fondée par un mouvement de néantisation, car ce que l’on néantise c’est l’être propre de ce qui dépasse cette raison totalisante-totalitaire qui n’admet aucun dépassement, aucune extériorité, aucune différence, aucune pensée autre. Au sein de cette raison, l’existence des anarchistes cubains – comme celle des chrétiens authentiques ou d’autres opposants – apparaît comme l’irrationnel, l’au-delà de la Raison ; pour cette raison qui se veut son propre fondement et se pose (s’impose) comme l’Absolu, l’existence de toute autre raison est subversive et représente un danger. Il faut donc la détruire, en l’assimilant ou en l’intégrant à la réalité binaire : les anarchistes cubains, ne pouvant pas faire partie du terme « pour », sont assimilés nécessairement au terme « contre » : ils deviennent donc « contre-révolutionnaires » et « pour la réaction » (« financé par la CIA »). Ce procédé, devenu classique, est propre à toute raison totalitaire et on pourrait l’illustrer longuement : allusion au « complot communiste international » faite par Pinochet, Poniatowski, etc.
Réduire signifie aussi : dégager une réalité de tout ce qui est accessoire ou indifférent. Ainsi, la hiérarchisation établie par Gramsci entre idéologies organiques ou essentielles (l’« idéologie organique » du « prolétariat » étant bien entendu le marxisme) et idéologies « inorganiques », sortes de parias de l’idéologie. Comme nous venons de le voir, le réduire suppose l’existence d’une raison et certaines valeurs à partir desquelles on juge ce qui est accessoire et ce qui ne l’est pas, ce que la réalité est (raison) ou ce qu’elle doit être (éthique). Le problème de la légitimité de la réduction est donc soulevé lorsque nous demandons : au nom de quoi, de qui, à partir de quel fondement une raison particulière peut se prétendre raison universelle ? Pour le réductionniste, ce problème est résolu par le pouvoir : comme Gramsci l’indique très clairement, le s’imposer est le fondement de toute légitimité, celui qui l’emporte et réussit à écraser l’autre a raison. Raison machiavélique ou raison de la politique ou raison totalitaire, son trait fondamental consiste en la négation néantisation d’autrui ; se voulant absolue, l’origine, le centre et le fondement de tout, elle n’accepte aucune transcendance.
Or dans la réalité effective, il y a pluralité : la raison totalitaire vit toujours à l’affût et dans la peur de la diversité c’est une raison paranoïaque [22].
Elle vit aussi dans le mouvement de destruction de l’autre et du s’imposer : c’est la raison du conflit et de la violence. Raison particulière se voulant universelle, c’est une raison déraisonnable ; en voulant être tout, elle n’est rien : elle se perd, se condamne, sombre dans l’absurde. En vain elle cherche à dissimuler sa radicale contingence sous l’apparat de l’avoir et du pouvoir : l’Autre est présence irréductible.
Malgré tous ces efforts, la raison totalitaire ne parvient pas à étouffer cette présence invisible, saisie par elle comme inquiétude ou danger.
Il nous est permis de voir que cette raison totalitaire ou raison du pouvoir que nous désignerons simplement par le terme « pouvoir » naît d’une aspiration totalisante ou mouvement de totalisation d’une réalité qui se révèle originellement comme réalité-à-totaliser ; nous disions par ailleurs que la simplification ou mouvement vers l’Un cherche la clarté, la lumière, un chemin nous permettant de nous orienter. La question du pourquoi de cette réalité qui apparais sous forme d’Appel, comme réalité-à-totaliser, ne saurait être abordée ici, bien qu’elle soit essentielle ; nous nous contenterons de demander si la réponse du pouvoir à cet appel de totalisation est satisfaisante.
La réponse a déjà été ébauchée : le Pouvoir se révèle, dans son essence même, hanté par l’Inquiétude ou le Danger ; le Pouvoir est précisément une manière de répondre à la présence invisible. Cette réponse, nous l’avons vu, vise à anéantir l’Autre ; l’anéantissement peut assumer la forme de la tentative d’indifférence radicale ou ignorance de l’Autre, ou celle de sa liquidation pure et simple, par assimilation ou par destruction physique. Le mode du conflit n’est pas un état « naturel », répondant à la catégorie des besoins ; la « soif de pouvoir » de l’homme ne pourrait être véritablement apaisée que le jour où l’Autre serait disparu, où le Pouvoir aurait réussi à réaliser son projet de totalisation totalitaire. Dans ce contexte nous pouvons comprendre l’effort insolite de certains États totalitaires visant à la réalisation de l’uniformité. Or, la réalisation du projet totalitaire est ontologiquement impossible : l’Autre est toujours là et, dans un sens, l’être de chacun est constitutif de l’être de l’autre. L’inquiétude consubstantielle au pouvoir n’est autre chose que la réalisation de cette présence. L’Autre a beau être mon esclave, il peut toujours me surprendre ; l’État a beau imposer la censure et l’endoctrinement intensif et massif par les moyens les plus sophistiqués, la récolte est toujours possible et présente. Comme Sartre l’a montré dans L’Être et le Néant, ce qui m’inquiète chez autrui est sa liberté : j’ai le sentiment qu’elle m’échappera toujours, que mes chaînes ne peuvent rien faire pour la retenir.
L’échec du Pouvoir est au cœur même du réductionnisme. Sa simplification arbitraire de la réalité ne parvient pas à soumettre la réalité ; ce que le réductionniste obtient est un fétiche, grossière illusion qu’il prend pour la réalité mais ce n’est que sa caricature. En effet réduire signifie aussi diminuer, faire descendre, rabaisser à… ; amoindrir, rendre à un état inférieur. La réalité, dépouillée par le réductionniste de ses multiples déterminations, de ses probabilités et de ses possibilités, de l’immense richesse de différences que cache sa complexité, devient une pseudo-réalité entre les mains du pouvoir.
Réalité diminuée, elle est une réalité déchue, aussi absurde et tragique qu’un oiseau privé de ses ailes. Le « manichéen », dans son effort pour faire tomber la réalité dans sa prison binaire, est finalement victime de son propre piège : croyant que la réalité se réduit à sa réalité préfabriquée, il est condamné à vivre en dehors de la réalité. Cet être-en-dehors ou aliénation peut s’illustrer par un exemple de langage : le terme « impérialisme », toujours employé au singulier, indique souvent la politique d’un seul État (les U.S.A.) : on ignore radicalement la présence d’autres impérialismes, pourtant aussi évidents que le premier ; un autre exemple frappant serait celui du discours qui affirme systématiquement que tout mal ou évènement jugé mauvais est téléguidé soit du Pentagone soit de Moscou faisant ainsi des hommes de simples automates (notons que les anarchistes cubains emploient souvent aussi ce discours « manichéen »).
Nous pouvons à présent nommer un des éléments caractéristiques de l’aliénation du Pouvoir : l’idéologie, ce champ clos où nous nous enfermons et où nous enfermons les autres, et avec eux la réalité toute entière ; l’idéologie est le système du Pour et du Contre absolus, n’admettant aucune distance ni nuance. C’est mon propre asservissement car, ignorant les raisons des autres, je les exclue en m’excluant moi-même des chemins infinis de la raison.
À la lumière de ce qui a été dit au sujet du « manichéisme », la possibilité de l’anarchie n’est pas différente de la possibilité de répondre à l’appel de totalisation d’une manière autre que le pouvoir ou totalisation totalitaire. Est-il possible de totaliser d’une façon non totalitaire ? Voilà la question la plus urgente.
À notre avis, tout cheminement vers une réponse devrait tenir compte de deux points que nous jugeons essentiels :
L’anarchie, si elle veut vraiment être une alternative de liberté, ne devrait pas s’engager dans le chemin du Pouvoir qui consiste essentiellement en la manipulation et l’exploitation de la réalité. Car réduire veut dire également contraindre, subjuguer, soumettre, dompter. Le Pouvoir, se constituant par son essence même en Centre, s’érige en maître et utilisateur des hommes et de la nature. Heidegger a très bien décrit ce mode de dévoilement de l’être en parlant de l’Arraisonnement (Gestell). Celui-ci est une réponse provoquante à l’Appel de l’être, sommation, mise en demeure, interpellation. Sous le mode de l’Arraisonnement, la nature n’est qu’un fournisseur d’énergie ; l’homme lui-même finit par être considéré comme fournisseur, simple objet, instrument ou moyen. La possibilité de l’anarchie demanderait une conversion par laquelle l’homme change radicalement son attitude à l’égard du monde, de l’être et de lui-même. Cette conversion irait dans le sens de ce que Heidegger appelle, par opposition au Gestell, la POESIS ou mode de dévoilement du produire ou du laisser-venir.
Si le pouvoir est rejet, non acceptation de la transcendance il faudrait que l’anarchie soit une manière d’être ouverte à la transcendance, à l’Autre. Dans l’anarchie, l’être-contre laisserait sa place à l’être-avec ; l’idéal de fraternité de l’anarchie originelle retrouverait ici tout son sens. Sans oublier l’essentiel, à savoir que l’homme ne vit pas que de pain.
Alfred Gomez
Notes
[21] Ibid.
[22] Dans On a raison de se révolter, Sartre aborde cet aspect en se référant, à propos du Parti Communiste, à la « paranoïa des institutions ».