Débrouille. Cuba : en attendant Internet
Des câbles qui courent dans les rues et sur les toits, des antennes wifi plantées dans les rues de La Havane : voilà comment certains Cubains contournent l’inexistence, ou presque, d’Internet sur l’île.
Un réseau semi-clandestin
Dans un reportage passionnant, l’agence de presse américaine AP raconte comment des insulaires se connectent à ce réseau improvisé, intitulé SNet (pour « Street Net »), afin de faire ce que font des centaines de millions d’internautes à travers le monde :
« Des centaines [de personnes] sont connectées à chaque instant, se prenant pour des orques ou des soldats américains dans des jeux vidéo en ligne comme World of Warcraft ou Call of Duty. Ils échangent blagues et photos sur des forums de discussion et organisent des événements dans le monde réel comme des fêtes ou des sorties à la plage. »
La différence est que ces Cubains ne paient pas, chaque mois, un abonnement à un fournisseur d’accès à Internet pour aller sur Google, Facebook et compagnie.
Bien loin du modèle pratiqué dans les sociétés connectées, SNet est né en 2001 de la volonté d’ingénieurs et de curieux privilégiés – il faut 200 dollars pour connecter un groupe d’ordinateurs au réseau, une fortune dans un pays où le salaire moyen tourne autour des 25 dollars par mois. Le tout, dans une semi-clandestinité. Comme le précise en effet AP :
«Cuba interdit l’utilisation d’équipement wifi sans licence du ministère des Communications, ce qui rend SNet techniquement illégal. »
Clandestinité tolérée
Techniquement seulement : car comme le reconnaissent des volontaires du réseau, SNet est en réalité parfaitement connu des autorités cubaines. Ces dernières ferment les yeux, tant que la loi est respectée, poursuit AP :
« Les centaines de nœuds [du réseau] sont suivis de manière informelle par des administrateurs volontaires qui s’assurent que les utilisateurs ne partagent pas de pornographie, ne discutent pas politique ou ne relient pas illicitement SNet au vrai Internet. »
Si SNet en a la forme, il ne s’agit en effet en rien d’Internet : malgré ces forums, ces jeux en ligne, et même un réseau social maison, ce réseau n’est pas une totale porte ouverte sur le flot d’informations disponibles en ligne. Et il reste soumis au contrôle strict du régime, régulièrement dénoncé, notamment par Reporters Sans Frontières.
Mais le fait que ce réseau soit aujourd’hui toléré constitue déjà en soit une avancée à Cuba, île historiquement déconnectée.
Cuba, relié à rien
La carte des câbles sous-marins, ces précieux tuyaux qui connectent les pays entre eux, suffit pour saisir en un coup d’œil la situation : à Cuba, il n’y a aujourd’hui quasiment aucun accès à Internet.
Seul un point d’entrée est visible (ici en rouge), au sud-est de l’île, direction le Venezuela via la Jamaïque.
Arrivée en février 2011, cette liaison intitulée « ALBA-1 » n’aurait été activée, si l’on en croit les communiqués officiels, qu’en août 2012, indique l’agence de presse AP. Et ce n’est que le 22 janvier 2013 que le seul opérateur télécom du pays, également monopole d’Etat, Empresa de Telecomunicaciones de Cuba S.A (ETECSA), a confirmé que cette connexion au reste du monde a bel et bien été activée. AP précise néanmoins :
« Mais [ETECSA] a indiqué que cela n’aboutirait pas à un accroissement immédiat de l’accès [à Internet]. »
L’impulsion américaine
Cuba n’est donc pas près de devenir brutalement une société hyper-connectée, mais là encore, il s’agit d’un petit pas en ce sens.
Petit pas renforcé par tout un tas d’initiatives similaires prises ces derniers mois. Il suffit de regarder la page consacrée au pays sur Telegeography, firme spécialisée dans l’analyse des télécoms à travers le monde, pour s’en convaincre : activation de 565 000 lignes mobiles en 2014, amorce d’un déploiement de l’ADSL dans les foyers cubain la même année… Faits auxquels il faut ajouter le feu vert récemment donné par Barack Obama aux exportations d’équipements de télécommunications des Etats-Unis vers l’île.
Si elle ne booste pas directement le déploiement d’Internet dans le pays, cette normalisation des relations entre les deux pays, annoncée en décembre dernier, risque au moins de forcer la main au régime cubain.
Comme le raconte AP :
« Les officiels cubains disent que l’accès à Internet est limité en grande partie en raison de l’embargo américain qui a empêché la technologie américaine d’atteindre Cuba. »
L’embargo levé, le régime n’a donc a priori plus aucune raison d’entraver le développement d’Internet… Sauf s’il s’agissait ici avant tout d’un prétexte pour contrôler la diffusion d’information dans l’île, comme tendent à le penser certains observateurs. Et comme tendent à le prouver les dispositifs mis en place jusque-là.
3% de connectés, 1/5 du salaire moyen mensuel l’heure de connexion
Car voilà à quoi ressemble l’Internet de Cuba aujourd’hui : un trafic péniblement relayé par des liaisons satellites coûteuses et de mauvaise qualité, comme l’écrivait Telegeography en 2013, profitant à moins de 3% de la population, à en croire cette fois AP. Des estimations qui ont tendance à grimper si l’on regarde les rapports officiels :
« Selon les statistiques du gouvernement, près de 16% des insulaires auraient un accès à Internet. »
A un bémol près là encore : ces 16% de Cubains connectés le sont via leur école, ou leur lieu de travail. Et ils n’ont le plus souvent accès, ajoute encore AP, qu’à un intranet.
Même quand l’opérateur national ETESCA a ouvert, en juin 2013, 118 points d’accès à Internet, l’avancée demeurait infime : seuls 334 ordinateurs étaient en tout connectés, précisait alors Diario de Cuba. Quant aux tarifs de connexion, ils sont exorbitants : pour une heure de navigation, compter 4,5 dollars. Soit plus d’un cinquième du salaire mensuel moyen des cubains.
Mais déjà alors, et malgré toutes ces restrictions, cet accès infinitésimal suscitait l’espoir. Notamment du côté de la la blogueuse et activiste Yoani Sanchez, récompensée en Espagne pour sa défense de la liberté d’expression, qui écrivait sur son site`
« En résumé, même s’il ne s’agit pas de l’Internet idéal, étant donnés ces prix élevés, ces sites censurés et l’impossibilité de se connecter dans les foyers, au moins est-ce une fissure qui s’est ouverte dans le mur de la déconnexion. »
La fissure est aujourd’hui une brèche nette. Qui semble de plus en plus difficile à colmater.
Andréa Fradin | Rue 89