Cuba : Paula et Tina vont à vélo
“Este país no es para trabajar, ni mucho menos para guerrear, este país es para descansar”.
Il fait chaud ce matin de juillet au mausolée du soldat soviétique, dans la banlieue de La Havane, où le président Raul Castro accompagne son invité Vladimir Poutine de passage à Cuba.
Mais à 83 ans, Raul garde bon pied bon œil. Et montre qu’il connaît bien son pays : Cuba « n’est pas fait pour travailler, encore moins pour faire la guerre, mais plutôt pour se reposer ».
Quelques mois plus tôt, lors d’un conseil des ministres, le même Raul, qui a été durant 47 ans le ministre de la Défense de son grand frère Fidel avant de lui succéder au pouvoir en 2006, avait un diagnostic très pointu :
“El problema en este país, es que nadie se quiere buscar problemas” (« le problème de ce pays, c’est que personne ne veut de problème »).
Se reposer et refuser les problèmes ? La solution est simple : on laisse la barre aux deux sœurs terribles : Paula et Tina. La réforme est et sera “paulatina”.
« Lente » : la définition du dictionnaire du mot “paulatina” est trop étroite. A Cuba, le concept doit s’entendre : « pas à pas, pour des raisons évidentes de prudence, car nous ne voulons pas perdre le contrôle ».
Au risque d’oublier que gouverner un pays, c’est comme faire du vélo. Si on n’a pas la vitesse suffisante, on risque la chute.
Autre leitmotiv de la hiérarchie communiste de Cuba : “Sin pausa, pero sin prisa”. Souvent traduite par « doucement, mais sûrement », l’expression espagnole (“sans pause, mais sans empressement”) trouve dans la rue un écho direct : « pero sobre todo sin prisa » (« mais surtout sans empressement »).
Le journaliste européen va alors découvrir la signification profonde, le sens aigu, dans toutes ses improbables ramifications, du mot « patience ».
« Dé-Fidélisation » soft
Car, même “paulatinamente”, le vélo cubain avance.
Alors que Fidel vieillit tranquillement dans sa villa de l’ouest huppé de la capitale, recevant à l’occasion quelque dignitaire étranger ami, mais évitant désormais les sorties publiques, Raul a entamé une « dé-Fidélisation » soft de Cuba.
Il a donné le ton en 2008 avec des mesures populaires : ouverture aux Cubains des hôtels où ils étaient jusqu’alors interdits de séjour, et surtout autorisation de posséder un téléphone portable et un ordinateur.
Même si internet reste hors de portée, le portable et l’ordinateur –et donc la circulation de clés USB, médias omniprésent dans la poche des Cubains- ont lancé une nouvelle ère de la communication.
Mais la nouvelle piste cyclable du vélo cubain est venue d’un très institutionnel 6ème Congrès du Parti communiste du Cuba –le vrai patron de l’île- en avril 2011 : 213 “lineamientos”, lignes directrices destinées à « actualiser » un modèle économique hérité de l’ère soviétique que Raul Castro lui-même décrivait « au bord du gouffre ».
Entre les lignes : introduction de bonnes doses d’économie de marché, sous couvert d’un maintien de la propriété sociale des moyens de production.
L’Etat reste le patron mais va dégraisser. Et d’abord mettre les Cubains au travail, avec une « priorité stratégique »: l’agriculture.
Le journaliste européen s’attend à voir le vélo prendre un peu de vitesse.
Aujourd’hui, plus de 140.000 agriculteurs indépendants ont reçu 1,5 million d’hectares de terres en usufruit. Il en reste 1 million d’hectares en jachère, soit presque la moitié de la surface aujourd’hui cultivée.
Mais Cuba continue d’importer 80% de son alimentation. Et sur les étals du marché, les légumes restent rares. La pomme de terre se vend au noir.
Lancé par Fidel dans les années 90, le “cuentapropismo”, le travail indépendant, est officiellement encouragé. Surtout pour absorber les travailleurs du secteur public rendus « disponibles » par les dégraissages des entreprises d’Etat.
Plus de 460.000 “cuentapropistas” sont aujourd’hui enregistrés, plus du double qu’en 2010. Essentiellement dans les transports –ces vieilles américaines des années 50 qui font le taxi et le bonheur des photographes amateurs-, la restauration (paladares) et l’hôtellerie (casas particulares).
La poignée de “paladares” (restaurants privés) qui offraient un service de standard international à La Havane il y a cinq ans se sont multipliés comme des petits pains. Ceux qui peuvent se le permettre ont eu le plaisir de goûter à des restaurants japonais, indien –fermé début 2014- ou encore iranien. Les restaurants du traditionnel “barrio chino” se présentent comme résolument chinois, mais ne parlent pas couramment mandarin.
Certaines “casas particulares” ont pris les atours de coquets « boutique hotels » qui n’ont rien à envier aux maisons d’hôtes et autres B&Bs occidentaux, avec piscine et cuisine soignée.
Mais l’économie parallèle persiste dans les rues des quartiers résidentiels où se multiplient les discrets vendeurs de tout ce qu’on ne trouve pas dans les marchés : pommes de terre, salades, viande de bœuf, poisson et crustacés (aaah, la langouste cubaine, introuvable au supermarché, mais dans tous les restaurants), vêtements, produits sanitaires… Georges Perec aurait du mal à venir à bout de la liste. J’ai ouvert la porte un jour à un jeune homme qui voulait me vendre… un paon, vivant, qu’il gardait sous le bras. Je n’ai même pas demandé le prix.
Privatisation : le mot banni
Les ventes de véhicules et de logements ont été autorisées fin 2011 pour la première fois depuis cinquante ans ? Succès très relatif. La procédure a surtout permis de régulariser des situations antérieures de vente informelle. L’Etat a décidé de se lancer dans la vente de véhicules, neufs et d’occasion. En six mois, cinquante voitures ont été vendues à des prix tout simplement astronomiques par les succursales d’Etat.
Plus de 200 entreprises d’Etat (ateliers, restaurants, transports en commun) ont été transformées –généralement avec succès- en coopératives indépendantes, regroupant jusqu’à plusieurs dizaines de personnes. Mais le mot « privatisation » est banni. Immobilier et matériels restent « propriété sociale » de l’Etat, loués aux travailleurs.
Car en ouvrant la porte à un secteur privé embryonnaire –pas de marché de gros par exemple-, Raul a aussi prévenu : « pas d’enrichissement personnel ». Alors, lourdes taxes et bureaucratie tatillonne sont là pour décourager les volontaires. Certains commerces qui répondaient à une véritable demande de la population (boutiques de vêtements ou de pièces détachées facilement importables par de simples voyageurs) ont été interdits, plutôt que régularisés.
Mais il n’y a pas que le paysage économique sous les roues du vélo cubain.
Une nouvelle liberté : voyager
L’horizon des Cubains s’est largement élargi avec la réforme migratoire de janvier 2013 : plus d’autorisation préalable pour voyager !
Et les voyages se sont décuplés : plus de 300.000 en un an et demi, dont le tiers vers les Etats-Unis. Bien sûr, avec un salaire moyen de 20 dollars par mois, tout le monde ne peut pas se payer un passeport (150 dollars), un visa (ça dépend du pays qui veut bien le délivrer) et un billet d’avion (compter 400 dollars pour l’Amérique centrale).
Certains se sont découvert une vocation de « fourmi ». Important biens de consommation courante, ils nourrissent une économie parallèle que l’Etat ne voit pas d’un bon œil et se financent le voyage.
Mais les voyages aussi comme soupape politique : beaucoup d’opposants ont profité de la nouvelle loi pour parcourir le monde et prêcher à l’étranger une parole qui leur est interdite à Cuba.
Car l’information reste clé. Et là, le vélo patine.
Internet limité à “l’usage social”
Tous les médias sont sous contrôle du Parti communiste de Cuba, qui ne laisse qu’un espace raisonné à la critique.
Les antennes paraboliques sont interdites et internet est limité à un « usage social » : dans les universités, les hôpitaux ou les administrations, un « intranet » cubain est accessible, excluant les grands sites globaux.
Des « salles de navigation » -environ 125 dans l’île- proposent un accès assez libre à un vrai internet, à 4,5 dollars de l’heure. Une petite fortune pour un Cubain au salaire moyen officiel de 20 dollars par mois.
Roi du système D, le Cubain a recours à la clé USB. Bien au-delà de la musique et des photos. Cela s’appelle notamment « le paquete ».
Grâce au “paquete”, les Cubains ont virtuellement accès à tout : films, sport, émission télé, jeux, petites annonces : tout ce qui peut se décharger sur un support informatique. Jusqu’à un térabit de programmes, renouvelé toutes les semaines. La plupart des Cubains se contentent de quelques mégabits pour quelques pesos. De quoi enrichir un morne paysage audiovisuel public.
“No es fácil”
Les Cubains restent “a la lucha” pour améliorer un quotidien difficile (“No es fácil”, autre leitmotiv) en rêvant parfois de lâcher les freins.
Et dans l’attente d’un futur qui est en partie écrit, avec la disparition prochaine des deux frères Castro et de la génération « historique » d’octogénaires qui dirigent le pays depuis 1959.
La mort de Fidel, 88 ans le 13 août, aura un impact plus sociologique que politique. Extraordinaire explosion de pleurs et de chagrins -pas tous très sincères-, ce sera un choc pour beaucoup, un soulagement pour d’autres.
Un grand show médiatique sera sans doute monté, capitalisant sur la mort du dernier « Grand » du 20ème siècle.
Fidel s’est déjà volontairement retiré de la scène politique, mais demeure le « Père » de la Révolution. Devant le journaliste occidental, beaucoup de Cubains aiment à se déclarer « fidélistes », et non « communistes ».
Où ira leur loyauté après la disparition du « Comandante » ?
Une disparition de Raul, 83 ans et moins charismatique que son grand frère, serait autrement plus bouleversante à court terme. Adepte de la limitation des mandats, il a annoncé en 2013 que l’actuel, qui s’achève en 2018, serait son dernier. La succession est tracée : elle revient à Miguel Diaz Canel, 54 ans, le premier dirigeant « non historique » désigné en février 2013 numéro deux du régime. Mais les réactions à la disparition des fers de lance du régime demeurent imprévisibles.
La Révolution cubaine saura-t-elle poursuivre son « actualisation » avec succès et survivre à la disparition de sa génération historique ?
Il faudrait demander à Paula et à Tina. Qui, en bonnes Cubaines, ne parlent pas au journaliste européen.
Jean-Hervé Deiller
Jean-Hervé Deiller a quitté le 15 août son poste de directeur du bureau de l’AFP à La Havane, après quatre ans à Cuba.
(Photo AFP / Yamil Lage)