Le romancier Leonardo Padura sur tous les fronts, à Cuba et ailleurs
L’écrivain cubain Leonardo Padura déborde d’activité et de projets. En France, la rentrée littéraire est marquée par la parution de son roman Hérétiques (Métailié, 608 p., 23 euros), attendu bientôt à La Havane (l’édition originale avait été publiée par Tusquets à Barcelone en 2013).
La sortie de Retour à Ithaque, un film de Laurent Cantet (Palme d’or 2008 pour Entre les murs), est prévue le 3 décembre.
C’est un huis clos à ciel ouvert, d’après un récit de Leonardo Padura, sur une terrasse avec vue imprenable sur les toits de La Havane : un groupe d’amis de jeunesse y reçoit l’un d’entre eux, à son retour d’exil.
En ce moment même, avec la collaboration de son épouse Lucia Lopez Coll, l’auteur adapte pour une série de télévision les romans policiers du cycle « Les Quatre Saisons », incarnés par son détective récurrent, Mario Conde.
Ce dernier sera interprété par Jorge Perugorria, qui a fait une belle carrière après la consécration du filmFraise et chocolat ( Tomas Gutiérrez Alea et Juan Carlos Tabio, Cuba, 1993).
Pour faire face à tous ces engagements, Leonardo Padura a décidé d’abandonner le journalisme, du moins momentanément. Outre l’exercice de son métier, il avait alterné ses polars et des romans historiques, comme L’homme qui aimait les chiens (Métailié, 2011), un succès international. Dans Hérétiques ces deux filières convergent. De passage à Paris pour la promotion du livre, Padura s’explique :
« Au début, l’unité de style et de structure des romans de Mario Conde me convenait, mais à partir d’un moment, c’est devenu une prison. La lecture de Reinaldo Arenas m’a donné envie de mener une recherche sur José Maria Heredia. J’ai été surpris de découvrir chez ce poète romantique et indépendantiste les clés et les constantes de l’âme cubaine qu’on retrouve jusqu’à nos jours. J’en ai tiré mon premier ‘roman historique’, Le Palmier et l’Etoile (Métailié, 2003), dont le titre original est La novela de mi vida (Le roman de ma vie).
Passé et présent
« Dans Le Palmier et l’Etoile, pour la première fois, j’évoquais l’histoire comme une sorte de miroir de la contemporanéité, passé et présent comme autant de pôles dramatiques reflétant la manière de penser et de parler des Cubains. Le filmRetour à Ithaque est l’adaptation de la partie contemporaine de ce roman.
« Les effets délétères des années 1970, l’étape de censure la plus évidente, ont tardé à se dissiper. La littérature cubaine a évolué longtemps en vase clos, à l’exception de Jesus Diaz et de Reinaldo Arenas, qui ont écrit les meilleurs romans de la génération qui me précède. Pendant plusieurs décennies, le délai entre l’écriture et la parution avait été réduit au minimum, au point de publier beaucoup de nullités. L’effondrement de l’économie pendant les années 1990 et la pénurie de papier ont changé la donne.
« Paradoxalement, la difficulté de publication a favorisé davantage de liberté. Le soutien d’éditeurs à l’étranger a même suscité une mode cubaine pendant un temps, dont ont bénéficié Abilio Estevez, Senel Paz, Pedro Juan Gutiérrez, Eliseo Alberto Diego et moi-même. La Havane a satanisé le marché éditorial espagnol, comme s’il était à l’affût d’une vision dénigrante de Cuba. Je peux assurer qu’aucun de mes éditeurs ne s’est jamais immiscé dans le contenu politique de mes livres. En revanche, les suggestions intelligentes de Beatriz de Moura à Tusquets m’ont été précieuses.
« Après Le Palmier et l’Etoile, qui reste mon ouvrage préféré, j’ai essayé de rompre avec cette insularité devenue un carcan, j’ai tenté de replacer les réalités cubaines dans un contexte plus vaste, universel. »
L’accumulation plutôt que le parallélisme
Le Palmier et l’Etoile, aussi bien que L’homme qui aimait les chiens, développent en parallèle des récits répondant à des époques ou à des points de vue différents.
Hérétiques ne suit pas le même schéma, puisqu’il comprend une énorme digression ou détour par Amsterdam à l’âge de Rembrandt, qui devient une sorte de scène primitive des problèmes posés par l’auteur. Padura justifie ce choix :
« J’accorde beaucoup d’importance à la structure des romans. Alejo Carpentier disait qu’on ne devait jamais cacher ses influences. Pour moi le maître des structures est Mario Vargas Llosa. Hérétiquescomprend trois histoires très indépendantes, dont le fil souterrain est le portrait du Christ peint par Rembrandt. Au lieu du parallélisme j’ai choisi l’accumulation, à l’instar de Roberto Bolaño dans son ouvrage posthume 2666 (Folio). Je ne crois pas qu’on soit obligé de respecter une unité stylistique du début jusqu’à la fin, je pense que chaque partie peut avoir son propre langage et sa propre dramaturgie sans pour autant nuire à la cohérence de l’ensemble.
« Je crois que nous avons notre tradition dans cette voie. C’est le cas de Trois tristes tigres de Guillermo Cabrera Infante (Gallimard), qui nous fait entrer dans un monde à part, celui de La Havane nocturne et bohème d’avant la Révolution. Jesus Diaz, qui lui avait rendu hommage dans son roman Les paroles perdues(Métailié), m’avait encouragé en me disant que j’arrivais à créer un univers romanesque. Pour moi, chaque ouvrage est un nouveau défi. Après la répercussion de L’homme qui aimait les chiens, à Cuba et à l’étranger, je ne pouvais pas me permettre de revenir avec un roman simple.
« Hérétiques est un roman ambitieux, à la fois historique, philosophique, conceptuel, social, policier, sans pour autant suivre les codes d’aucun genre. J’ai poussé à l’extrême la recherche historique et le mystère, convoquant à nouveau Mario Conde pour élucider l’énigme, puisqu’il est aussi obsédé que moi par le passé. C’est curieux, au début Conde me ressemblait, maintenant c’est l’inverse. Je n’ai pas envie d’abandonner ce personnage. Il me permet de chroniquer la vie cubaine au fil du temps, à l’instar du « Rabbit » Angstrom de l’écrivain John Updike, qui évoque les péripéties de la classe moyenne des Etats-Unis pendant quarante ans.
« Pourquoi Daniel Kaminsky, juif heureux à La Havane, quitte l’île avant la Révolution ? Pourquoi le tableau de Rembrandt refait surface dans des enchères à Londres des décennies plus tard ? Je crois que le lecteur apprécie la complexité, qu’on peut le forcer, au lieu de le complaire. Il y a trop de titres de complaisance sur les présentoirs des librairies, pas la peine d’en rajouter. »
Leonardo Padura, Hérétiques (Métailié, 608 p., 23 euros)
Paulo A. Paranagua/Blog du Monde “América latina VO”