Où va Cuba ?
Au-delà de son titre accrocheur, Cuban Revelations (« Révélations cubaines ») figure au nombre des livres les mieux informés sur Cuba depuis le début du siècle (1). Correspondant du Financial Times et de l’agence Reuters, Mark Frank y a vécu pendant plus de deux décennies. Marié à une infirmière cubaine, il a partagé les difficultés quotidiennes de la population. Mais il concentre ici son propos sur les politiques mises en œuvre par M. Raúl Castro.
Le « plan pour la survie » du président élu en 2008, véritable requiem pour l’« économie de commandement » pratiquée par son frère aîné, a été adopté alors que, sur fond de crise financière aiguë, le gouvernement était contraint de bloquer les avoirs des entreprises étrangères. Pour M. Marino Murillo, vice-président du conseil des ministres chargé de l’application des réformes économiques, la« recentralisation économique » effectuée pendant la dernière décennie du pouvoir fidéliste « a été un désastre (…) qui a tué » la production intérieure, la moitié des entreprises d’Etat opérant à perte. C’est dans ce contexte que, lors du VI e congrès du Parti communiste cubain (PCC), en 2011, M. Raúl Castro a impulsé, sous le vocable d’« actualisation du socialisme », une ouverture économique. Un tournant majeur dans l’histoire de la révolution (2).
Pour l’ancien analyste de la British Broadcasting Corporation (BBC) Nick Caistor, le temps est venu d’établir un bilan des échecs et des réussites de M. Fidel Castro, un dirigeant qui aura marqué l’histoire pendant plus d’un demi-siècle et dont l’image « s’efface lentement sur la photo (3) ». « L’histoire m’acquittera », proclamait le dirigeant révolutionnaire en 1953 ; mais, à en croire Caistor, le jugement des nouvelles générations pourrait s’avérer moins clément.
Son héritage suscite en effet les commentaires ironiques des plus jeunes. Ils ignorent parfois les exploits qui conduisirent au renversement de la dictature de Fulgencio Batista ; ils ont souvent oublié les multiples agressions des gouvernements américains successifs. Caistor tente de comprendre cet apolitisme, qu’il attribue au projet fidéliste, dont son auteur a lui-même reconnu qu’il copiait trop le modèle soviétique. Longtemps, les importantes conquêtes sociales qu’il garantissait ont permis d’accepter un Etat autoritaire. Leur démantèlement « prudent » pourrait changer les choses.
« Où va Cuba ? », interrogent les trois auteurs du rapport de l’Institut norvégien des affaires internationales (4). M. Raúl Castro l’a annoncé : il achèvera son dernier mandat en 2018. Après ce terme, et la disparition de la génération des révolutionnaires de la Sierra Maestra, quelle légitimité le régime pourra-t-il revendiquer ? Dans quelle mesure les réformes actuelles préparent-elles cette prochaine étape ?
Le gouvernement s’est fixé deux priorités : le développement de l’économie et l’institutionnalisation du régime. Officiellement, « le capitalisme n’est pas à l’ordre du jour ». « C’est le plan, et non le marché, qui doit prévaloir dans l’économie », a réaffirmé le VI e congrès du PCC. Mais ces résolutions pourront-elles résister au jeu des forces économiques ? Aujourd’hui, plus d’un million de personnes, environ 20 % de la force de travail, ne sont pas employées par l’Etat, contre seulement 6 % en 1988. Elles s’enhardissent peu à peu à réclamer de nouveaux droits. Cette dynamique politique pourrait perturber le cours de la transition programmée.
Car les inégalités croissantes menacent la cohésion sociale issue de la révolution. Dans la synthèse d’une visioconférence sur la transition socialiste à Cuba, Rafael Hernandez et Jorge Dominguez concluent :« Le discours politique doit assumer l’émergence de groupes ou de classes sociales différents comme un trait permanent du nouveau modèle. » Ils évoquent un paradoxe relatif : alors que les gouvernements latino-américains progressistes œuvrent à réhabiliter le rôle de l’Etat, La Havane « réduit le périmètre et la nature de son intervention » (5).
Janette Habel/ Le Monde diplomatique/24 août 2014
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(1) Mark Frank, Cuban Revelations.Behind the Scenes in Havana, University Press of Florida, Gainesville, 2013, 325 pages, 29,95 dollars.
(2) Lire « Cuba, le parti et la foi », Le Monde diplomatique, juin 2012.
(3) Nick Caistor, Fidel Castro, Reaktion Books, Londres, 2013, 157 pages, 10,95 livres sterling.
(4) Vegard Bye, Armando Chaguaceda et Borghild TØnnessen-Krokan, « Which way Cuba ? », NUPI Report n° 3, Norwegian Institute of International Affairs, Oslo, 2014.
(5) « Cuba, la actualización del modelo. Balance y perspectiva de la transición socialista », Temas – Centre David-Rockefeller de l’université Harvard – Washington, DC, décembre 2013.