Cuba : la guerre des gangs. À voir sur le site d’Arte


Effacées, les dernières empreintes de l’utopie socialiste qui prônait le partage des richesses. A l’écart de la vitrine politique, se présente une réalité différente.

Avec la timide ouverture de Cuba, la population rêve désormais sans complexes du peso cubain convertible, indexé sur le dollar.

Depuis la vague de licenciements dans la fonction publique, les emplois sont rares et mal rémunérés. Et les nouvelles réformes ne profitent qu’à une minorité de Cubains. La société s’est scindée en deux : une minorité privilégiée qui a accès aux standards occidentaux et la majorité, les salariés pauvres, qui ne peut plus s’acheter les denrées alimentaires de base.

Officiellement, il n’existe ni violence ni gangs à Cuba. Les médias vantent les mérites d’une jeunesse cubaine étudiante, qui continue à construire le socialisme. En réalité, nombreux sont les jeunes qui se moquent des idéaux de leurs grands-parents : la politique ne les intéresse pas.

Dans les quartiers déshérités, des adolescents entre 14 et 18 ans se regroupent en gangs. La rue est leur territoire, la violence leur credo. Vols à l’arrache, tabassages en règle, ils n’hésitent pas à poignarder les victimes qui offrent une quelconque résistance. Tuer est un fait d’armes respectable pour le gang qui apporte à ses membres ce que la société leur refuse : la reconnaissance individuelle, la liberté et l’argent facile.

Pendant quelques jours, l’équipe d’ARTE Reportage a pu participer au quotidien d’un gang grâce à l’intermédiaire d’un “initié”.

de Rosa Berg – ARTE GEIE / RB-Production – Allemagne 2014

Voir le film :

http://www.arte.tv/guide/fr/plus7/par_emissions?name=ARTE+Reportage&value=JTE

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La journaliste Rosa Berg raconte le tournage

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1. Comment réalise-t-on un reportage sur les gangs de jeunes à Cuba ?

Nous n’avons pas demandé l’autorisation de tournage auprès des autorités cubaines. Même pour un sujet moins “délicat”, elle aurait pu nous être refusée. Et dans les cas où les autorités donnent leur accord, elles proposent des interlocuteurs qui représentent l’idéologie de l’État. Officiellement, la délinquance juvénile n’existe pas à Cuba. Par conséquent, ce thème ne peut faire l’objet d’un reportage. Le tournage n’a pu se réaliser que grâce à nos très bons contacts sur place. Et il nous a fallu obtenir la confiance des jeunes.

Filmer à Cuba sans autorisation de tournage est bien sûr une affaire délicate. Il s’agit d’être prudent face aux fonctionnaires – policiers, travailleurs sociaux, enseignants… Nous avons interviewé certains d’entre eux afin d’obtenir des informations de fond, mais sans dévoiler notre identité, car les indicateurs sont partout. Par contre, nous n’avons pas obtenu de prises de position officielles face à la caméra. Notre matériel aurait probablement été confisqué…

2. Comment le tournage s’est-il déroulé concrètement ?

Sur place, il se crée un rapport ambivalent avec ces jeunes. D’un côté, on serait tenté de les prendre dans nos bras parce que ce sont des enfants : bien habillés grâce au racket, ils se montrent polis, et sont à la fois drôles et touchants quand ils jouent aux grands gaillards. Et d’un autre côté, il y a chez eux cet irrespect et cette brutalité qui peuvent surgir à tout moment. Nous les avons vus changer d’attitude brusquement face à d’autres jeunes, notamment à la vue d’objets qui suscitaient leur convoitise. Nous étions conscients que ces situations pouvaient dégénérer, et faire de nous la cible des jeunes.

S’immerger dans leur milieu peut ressembler à un pacte avec le diable. Pour les comprendre, il est indispensable de faire preuve à la fois d’empathie et de distance. Perdre l’une ou l’autre de ces attitudes à leur égard nous aurait été fatal, et pas seulement du point de vue journalistique. Je suis moi-même originaire d’une dictature socialiste – la R.D.A.. Pour moi, découvrir ce côté sombre de Cuba était un véritable cauchemar : comme si la chute du mur de Berlin n’avait jamais eu lieu.

La réalité la plus amère et déprimante dans le quotidien de ces adolescents, c’est l’absence totale d’ordre, d’espoir et d’amour. Ils sont livrés à eux-mêmes dans un monde de décadence et de brutalité, qui a envahi tous les recoins de la société. Ils grandissent dans la corruption, la prostitution et la violence. Quel État pourront-ils constituer, une fois adultes ?

3. Que représente le phénomène des gangs de jeunes pour l’avenir de Cuba ?

Leonardo Padura, auteur cubain populaire, vient de publier un livre intitulé : “Hérétiques”. Pour lui, les jeunes racketteurs de La Havane sont des hérétiques contemporains : enfants du socialisme, ils refusent radicalement l’idéologie de l’attente d’une vie meilleure. Ils pensent à leur propre intérêt, au profit maximal, tout de suite et maintenant. C’est pourquoi ils descendent dans la rue, non pas pour manifester sagement, mais pour se procurer ce qu’ils ne pourraient obtenir même avec une qualification et un travail. On leur a suffisamment répété que tout appartient au peuple : cette maxime, les jeunes l’appliquent désormais à la lettre et détruisent les derniers vestiges du socialisme passé.

Propos recueillis par Uwe Lothar-Müller pour Arte


Enrique   |  Actualité, Société   |  06 17th, 2014    |