Rafael Uzcátegui, Venezuela : révolution ou spectacle ?

Depuis la chute du mur de Berlin, la revendication du projet socialiste par un chef d’État était devenue désuète. Depuis janvier 2005, Hugo Chávez proclame cet horizon pour la société vénézuélienne. Le propos de Rafael Uzcátegui est celui d’un militant qui regrette la « crise mondiale de la pensée révolutionnaire » et qui souhaite, ardemment, une société émancipée de toute exploitation. L’auteur regrette qu’au-delà de la rhétorique socialiste du président vénézuélien, les structures de la société n’aient pas vraiment évolué. Il tente de rendre compte de la réalité du Venezuela contemporain au-delà des clichés qui ont eu tendance à s’imposer au cours de la décennie passée.

Cette critique anarchiste du gouvernement bolivarien se développe selon trois axes. Dans un premier temps, l’auteur décrit les conditions de vie des classes populaires, des effets des politiques sociales du chavisme à la situation du champ syndical en passant par les différents conflits sociaux. Les missions de santé, d’éducation ou d’alimentation sont plus décrites comme des politiques publiques provisoires ressemblant davantage aux redistributions clientélistes des précédents gouvernements sociaux-démocrates que comme une tentative de constitution d’un « service public ». L’intervention de l’État dans les structures syndicales est stigmatisée comme contraire à l’intérêt des travailleurs. Ensuite, Rafael Uzcátegui se consacre aux effets sur la société de l’exportation du pétrole, première ressource du pays. L’État vénézuélien dépend largement de ses ressources et l’impact des politiques du gouvernement bolivarien est loin d’être aussi « anti-impérialiste » qu’il le prétend. Les entreprises mixtes que PDVSA, l’entreprise publique, crée avec les principaux trusts pétroliers en sont l’illustration. Enfin, l’auteur examine les relations entre le pouvoir et les mouvements sociaux. Ces derniers se retrouvent très souvent face à un dilemme entre leur dépendance à l’égard d’un gouvernement qui les a, pour certains, créés et leur nécessaire autonomie pour continuer à revendiquer face à la faiblesse des changements survenus dans la société vénézuélienne. Cette dichotomie est mise en perspective à l’aide de deux concepts clés dans la réalité latino-américaine : le populisme et le militarisme.

Le bilan est à charge pour le gouvernement. L’auteur dénonce pêle-mêle l’augmentation de l’insécurité, l’amélioration très relative des conditions de vie des classes populaires en général et des travailleurs en particulier, le maintien de la dépendance à l’égard du pétrole, le partage de la rente pétrolière avec les multinationales, le caractère précaire des missions d’éducation, de santé et d’alimentation, le manque de considération pour les communautés indigènes ou encore l’imposition par en haut des formes d’organisation de base. Les faits sont précis, les sources recoupées, les données fiables, la critique n’en est que plus redoutable. L’auteur se sert aussi bien de déclarations et de données officielles du gouvernement que des travaux d’organisations de défense des droits de l’homme. Le recours à l’histoire, à la théorie et à l’analyse politique donne à l’argumentation une approche pluridisciplinaire pertinente.

Le principal mérite de cet ouvrage est d’être le porte-parole de militants de gauche isolés aussi bien par le gouvernement que par l’opposition. Les cas d’Orlando Chirino, militant trotskiste, dirigeant syndical licencié de PDVSA, Victor Poleo, ingénieur pétrolier écarté pour avoir défendu la souveraineté du Venezuela, Simón Sáez Mérida, universitaire assassiné par la brutalité de l’insécurité quotidienne, ou encore Ángela González, porte-parole d’une communauté indigène oubliée par les instances gouvernementales, sont évoqués. Dans chaque cas, ce sont des révolutionnaires anticapitalistes engagés avec enthousiasme dans le mouvement bolivarien pendant ses premières années et qui en sont devenus critiques quand les contradictions entre les discours et la pratique leur sont devenues insupportables.

Le parti pris politique de l’auteur assure une déontologie scientifique, rare dans l’analyse du chavisme. Rafael Uzcátegui se démarque à la fois des défenseurs du locataire de Miraflores, dépeignant le Venezuela tel qu’ils voudraient qu’il soit, et des opposants, dépeignant le Venezuela tel qu’ils redoutent qu’il soit. La rhétorique socialiste du gouvernement incite les uns à rêver des transformations radicales qui n’existent pas et aux autres à craindre un régime militaire voulant instaurer par la force le communisme au Venezuela.

Issu du mouvement de ceux qui espèrent toujours la réalisation de la vieille utopie socialiste, l’auteur s’en prend ouvertement à ceux qui, en Europe ou en Amérique du Nord, sèment des illusions sur la nature du gouvernement. Rafael Uzcátegui identifie ce phénomène en la personne de Noam Chomsky. Ce dernier a toujours défendu le gouvernement vénézuélien sans lui adresser la moindre critique et sans s’intéresser non plus en détail à la réalité du pays. Le comportement du célèbre linguiste étasunien conduit à peindre la vérité en rouge pour qu’elle soit plus supportable à des peuples lointains en mal d’expériences émancipatrices victorieuses et par conséquence, à refuser de reconnaître certains faits. L’auteur montre au contraire l’incapacité du chavisme à accepter le débat en son sein. Toute critique est considérée comme venant de l’opposition de droite.

Si la remise en cause d’un Chávez, héros du socialisme et de l’anti-impérialisme est bien argumentée, l’écueil de l’outrance n’est pas complètement évité. Dans certains passages, Rafael Uzcátegui laisse entendre que les quatre décennies précédant l’accession au pouvoir de Chávez seraient seulement le moment de la constitution de l’État-providence. L’actuel président vénézuélien serait un homme ouvrant le pays aux multinationales et au néolibéralisme. Le lecteur s’interroge. Les gouvernements précédant l’accession au pouvoir d’Hugo Chávez réduisaient-ils les inégalités ? Pourquoi ce dernier est-il arrivé au pouvoir ? Pourquoi un coup d’État co-organisé par les élites économiques vénézuliennes et le Département d’État étasunien a-t-il eu lieu contre lui ? Comment expliquer que l’homme qui conclut des accords avec les multinationales pétrolières est aussi celui qui a repris le contrôle de PDVSA, autonome de l’État lors de son accession au pouvoir ? Pourquoi a-t-il bénéficié d’un soutien électoral sans précédent dans l’histoire du Venezuela ? Quel est le sens de la vague de nationalisations en cours depuis 2007 ? Pourquoi conserve-t-il l’appui d’une moitié du corps électoral plus de douze ans après son accession au pouvoir ?

L’analyse de l’auteur est quelque peu unilatérale et manichéenne. L’ouvrage ressemble alors à une liste de griefs à l’égard du gouvernement et son apport à la société vénézuélienne est réduit à zéro. L’auteur ne fait pas la part des facteurs internes (les conditions de vie des travailleurs du secteur public, par exemple) et des facteurs externes (l’augmentation de l’insécurité où les responsabilités gouvernementales sont plus limitées) de la crise du chavisme. La dénonciation de l’influence de l’armée au sein des institutions civiles omet la description du caractère historiquement populaire de l’armée vénézuélienne. La dégradation profonde des conditions de vie des classes populaires durant les quinze années précédant l’accession au pouvoir d’Hugo Chávez a créé une situation d’urgence sociale précipitant son élection. Si la répression des mouvements sociaux et la stagnation des conditions de vie deviennent aujourd’hui symptomatiques de la crise du chavisme, la mise en échec des tentatives insurrectionnelles de l’opposition par les classes populaires en 2002 et 2003 a permis une situation où la vie quotidienne des Vénézuéliens s’est rapidement améliorée au moins jusqu’en 2006. Rafael Uzcátegui tombe, en partie, dans le même piège que les analystes qu’il condamne, la personnalisation du processus vénézuélien. Plutôt que de voir en Chávez, un dieu ou un diable, il serait plus judicieux d’analyser la dynamique des rapports de forces au sein de la société vénézuélienne. La conséquence de cette conception est l’oubli de la différence sociale entre l’opposition, historiquement liée avec les élites économiques et la puissance étasunienne, et le chavisme, dont le rôle est plus ambivalent. L’auteur semble surestimer le milieu politique dans lequel il évolue. Le poids des anarchistes, groupusculaire au Venezuela, est surinterprété par rapport à celui du Parti Communiste Vénézuélien, solidement organisé depuis huit décennies ou celui des différentes organisations trotskistes particulièrement influentes dans le champ syndical. Plus largement, l’avant-garde de gauche radicale n’a jamais eu un nombre de partisans déterminant dans la vie politique vénézuélienne. Si le point de vue de ce courant politique est éclairant, il est excessif d’analyser la société vénézuélienne à son aune. Les références théoriques sont tout entières liées au milieu anarcho-altermondialiste : Guy Debord, Manuel Castells, John Holloway, Toni Negri, Michel Bakounine, Ken Knabb, Naomi Klein… Quelquefois, ces théories sont malheureusement utilisées à contre-emploi. L’application de la théorie du choc de Naomi Klein à la situation politique post-coup d’État est fallacieuse. L’utilisation de quelques contre-réformes ne saurait masquer la création des missions, améliorant massivement les conditions de vie des classes populaires au même moment.

Cet ouvrage met en évidence les limites du processus bolivarien et déconstruit le mythe d’une « révolution ». Les améliorations réelles en terme d’éducation, de santé ou d’alimentation ne peuvent constituer une transformation révolutionnaire en l’absence de renversement des structures de l’État, de modification profonde du système économique et de changement réel des mentalités. Toutefois, l’hypothèse d’une « hypnose » ou d’un « spectacle » inspiré des théories du situationniste, Guy Debord, ne convainc pas. Les Vénézuéliens se sont enthousiasmés pour un processus qui a, un temps, amélioré leur vie quotidienne et s’en détournent aujourd’hui en attendant des résultats concrets. Le processus bolivarien n’est ni une révolution ni un spectacle mais un processus politique où le gouvernement, plus attaché à renforcer ses propres pouvoirs qu’à construire une société émancipée de toute domination, a réussi à s’imposer face à des mouvements sociaux, ni suffisamment organisés, ni suffisamment autonomes pour le dévier de son projet. La dénonciation documentée de la subordination du mouvement social et du manque de changements concrets pour la population vénézuélienne rend néanmoins la lecture de cet ouvrage nécessaire pour comprendre les limites du chavisme.

Thomas Posado

Article publié dans les Cahiers des Amériques latines, 68 | 2012, 181-185.

Rafael Uzcátegui, Venezuela : révolution ou spectacle ?, Paris, Les Amis de Spartacus, 2011, 271 p.


Enrique   |  Actualité, International   |  02 21st, 2014    |