Luis Dulzaides Noda, la passion oubliée d’un anarchiste cubain
Le vendredi 14 juin après-midi, dans l’atelier de l’artiste visuel Yornell Martínez Elías à La Havane, un petit groupe de personnes s’est réuni pour se remémorer et rendre hommage à Luis Dulzaides Noda, un individu oublié par les mémoires dominantes à Cuba depuis de nombreuses décennies. Il reste méconnu malgré toute la diversité et la cohérence de son activité sociale pendant près de quarante ans à Cuba, au cours de la première moitié du XXe siècle. Dulzaides est rappelé marginalement aujourd’hui comme un critique impertinent et corrosif des artistes et des arts plastiques qui se développaient à Cuba au début des années 50 à travers sa revue Inventario, mensuel polémique d’art et de littérature.
Il est important de souligner que les espaces de mémoire actuels à Cuba, qu’ils soient officiels ou opposants, n’ont pas encore réussi à traiter le fait que Dulzaides a également été l’un des animateurs les plus persévérants des nouvelles organisations créées par la troisième génération d’anarchistes cubains, telles que la Fédération des associations paysannes de Cuba, la Fédération des jeunesses étudiantes et ouvrières libertaires de Cuba, l’Association libertaire de Cuba ou Dulzaides était également un voyageur infatigable à travers les villages de l’île, conjuguant des volontés et des expériences antiautoritaires dans des domaines sociaux aussi disparates que le monde artistique ou les associations de descendants d’africains. Dans tous ces espaces, Dulzaides était un anarchiste au sens plein du terme.
Cette riche expérience lui a permis de réinterpréter de manière très personnelle en mars 1946 le concept bien connu de « révolution permanente », le comprenant comme « l’élargissement des domaines où l’esprit exerce ses facultés (…) pour que l’esprit lui-même ne succombe pas (…) comme une source d’images nouvelles, de créateur de formes et de défenseur de critères (…) rester vigilants, courageux, intrépides, pour ne pas être entraînés non seulement dans de simples erreurs, mais dans la bestialité. »
Cet exercice d’expansion des domaines de l’esprit, en tant que source d’images nouvelles, de création de formes et de défense de critères, nous offre une clé explicative de l’unicité de l’action sociale de Dulzaides, sa capacité à intervenir de manière lucide dans des domaines habituellement déconnectés et différents dans lesquels il a participé, à Cuba dans les années 1940-1950.
Reconstruire et documenter cette riche trame existentielle de Dulzaides, le situer dans l’horizon de son époque et éclairer à partir de là les trames agissantes dans la nôtre, tel était l’objectif de Jorge Luis Montesino, Axel Li et Mario Castillo, qui ont partagé certains résultats de leurs recherches sur Luis Dulzaides Noda, comme un exemple de la richesse des figures, des espaces et des événements que recèle l’histoire sociale et culturelle de Cuba au XXe siècle, en particulier celle du mouvement et de la sociabilité anarchistes sur l’île, la contemporanéité de nombre de ses propositions et la capacité à traverser et à articuler des espaces, des luttes et des volontés en apparence déconnectés, élargissant ainsi ces espaces où l’esprit exerce ses facultés, comme un acte vital pour nous projeter au-delà de l’effondrement social que vit actuellement Cuba et le monde, et ouvrir des voies de sens pour la survie dans des communautés fortes et des individualités pleines et conscientes de l’interdépendance multiple dans laquelle nous existons.
Marcelo “Liberato” Salinas
Traduction : Daniel Pinós
Le magazine Inventario
Inventario est un magazine d’art cubain presque inconnu de nos jours. Il a été publié mensuellement d’avril 1948 jusqu’au début de 1954. En novembre 1953, le numéro 25 de la deuxième période a été publié. Ensuite, deux autres exemplaires sont apparus (le 26 et le 27), tous deux sans date. Il a donc été impossible de déterminer précisément quand cette publication auto-proclamée Mensuel polémique d’art et de littérature a cessé d’être imprimée.
Inventario était dirigé par le critique d’art Luis Dulzaides Noda. Au début, c’était une publication assez modeste, avec quelques pages dactylographiées. La couverture reflétait la précarité de la publication : « Pour l’instant, l’intérieur reste dactylographié jusqu’à nouvel ordre ». Une lettre de Dulzaides Noda permet d’apprécier les efforts nécessaires à la réalisation du magazine. En novembre 1949, il écrit à Lilia Castro de Morales, alors directrice de la Bibliothèque nationale José Martí, « le numéro est sorti plus avec l’âme qu’avec des moyens mécaniques » (lettre inédite, archives de journaux de la Bibliothèque nationale de Cuba).
La couverture, généralement illustrée par certains des artistes les plus renommés de l’époque, contrastait avec les pages dactylographiées. Une cartoline de qualité était réservée pour la couverture. Une image en noir et blanc y était imprimée, encadrée par deux bandes colorées, sur lesquelles étaient inscrits le titre et les crédits.
Inventario a été distribué gratuitement jusqu’à son dix-huitième numéro, en février 1950. À partir de ce moment, le magazine a pu inclure des photographies, augmenter le nombre de pages et facturer un abonnement mensuel.
Les couvertures et illustrations ont été réalisées grâce à la collaboration d’artistes renommés de l’époque : Wifredo Lam, Sandú Darie, Mijares, Manuel Vidal, Guido Llinás, René Avila et bien d’autres.