Sara Gómez, la première réalisatrice cubaine
Après la révolution de 1959, Sara Gómez a été la première réalisatrice cubaine de l’Institut cubain du cinéma (ICAIC). Femme et noire, elle s’est engagée dans la révolution et pour les changements dans la société cubaine en créant un nouveau langage cinématographique traitant de la race, de la classe, du genre en utilisant également le concept cubain de « cinéma imparfait ».
Née à Guanabacoa, près de La Havane (8 novembre 1942-2 juin 1974), Sara Gómez est morte à seulement 32 ans, mais son œuvre perdure. Musicienne et ethnographe de formation, elle étudie au Conservatoire de La Havane. Elle s’est tournée vers le journalisme pour exprimer ses opinions politiques et, après la révolution, elle est entrée à l’ICAIC pour travailler sur des films d’actualité, où elle a assisté des réalisateurs tels que Jorge Fraga, Tomás Gutiérrez Alea et la réalisatrice française Agnès Varda pour le film Salut les Cubains.
Réalisatrice de documentaires et de fictions
Dans les années 1960-1970, la jeune femme se tourne elle aussi vers la réalisation de ses propres documentaires avec audace et en affirmant une pensée libre et anticonformiste. Ses courts métrages, Iré a Santiago (J’ira à Santiago), Guanabacoa ; cronica de mi familia (Guanabacoa : chronique de ma famille) et Y tenemos sabor (Nous avons du goût) explorent des aspects méconnus de la culture afro-cubaine permettant à son travail de porter un regard aigu sur ses racines, mais aussi un regard nécessaire sur la réalité qui l’entourait durant cette époque si controversée.
Son œuvre documentaire des années soixante comprend des titres tels que Sobre Horas Extras y Trabajo Voluntario (Sur les heures supplémentaires et le travail bénévole), La Otra Isla (L’autre île), Una Isla para Miguel (Une île pour Miguel) et Mi Aporte (Ma contribution), qui abordent, de son point de vue, les changements sociaux survenus après la révolution cubaine en 1959, et leur influence sur la vie des gens.
Avec vigueur, Sara Gómez n’hésite pas à se confronter à des sujets sensibles et à prendre position dans des documentaires qui mettent à jour les contradictions et les préjugés. Son film Mi Aporte (Ma contribution) fera alors l’objet d’une interdiction de la part des autorités culturelles cubaines mises en place après la révolution.
En se servant du médium cinéma pour étudier l’évolution des mentalités dans une société où les fantômes d’un passé restent particulièrement présents, mais aussi en explorant son propre rapport à sa culture, à son pays, à sa famille, l’œuvre de Sara Gomez révèle avec justesse la difficile intégration des femmes noires et la réalité de celles et ceux qui vivent aux marges de la société.
Sara Gómez commence ensuite à réaliser ses propres fictions, notamment son long-métrage De Cierta Manera (D’une manière ou d’une autre) commencé en 1974 et finalement achevé et présenté en 1977. En noir et blanc, elle aborde les préjugés raciaux, la discrimination, la marginalisation et ses conséquences sur les familles, le machisme, la rupture avec le passé et les programmes sociaux visant à améliorer la vie et à rendre les Cubains et les Cubaines plus dignes.
Tournage du film De Cierta Manera
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Une œuvre transgressive pour la Cuba de son époque
Les thèmes et les problèmes qu’elle a choisis, le traitement qu’elle leur a réservé et l’originalité de son approche l’ont placée à l’avant-garde et nombre de ses messages sont contemporains. Pour Jorge Fernández, vice-recteur de l’ISA (Institut supérieur d’art) à La Havane [lors d'une conférence à La Havane sur l'héritage de Sara Gómez en 2007], elle faisait partie de ces artistes qui regardent vers l’avenir, qui transcendent leur époque. « Non seulement, elle est restée dans le langage du cinéma, mais son langage était très avant-gardiste et transgressif pour son époque… son œuvre continue de dialoguer avec ce qui se fait dans le jeune cinéma, dans les documentaires cubains et dans la fiction », a déclaré Jorge Fernandez.
Sandra del Valle Casals, chercheuse au Centre Juan Marinello, a déclaré [en 2007] que l’étude de l’œuvre de Sara permettait d’apprécier le cinéma cubain dans une perspective de genre, « parce qu’il est important d’élargir le spectre analytique et de révéler les constructions de genre qui se manifestent dans le cinéma cubain », a commenté Sandra del Valle.
« L’œuvre de Sara Gómez est très pertinente en raison des questions qu’elle a abordées en tant que femme, noire et révolutionnaire. Elle se préoccupe du projet social de la révolution cubaine sous de nombreux angles et constitue un héritage en tant qu’analyse de cette réalité », explique-t-elle.
Selon Sandra del Valle, l’œuvre de Gomez témoigne d’une recherche et d’une perspective anthropologiques et sociologiques visant à examiner la réalité de son époque. Certains aspects sont le produit de son époque, mais il y en a d’autres que nous pouvons reconnaître aujourd’hui [des décennies plus tard]. « Le cinéaste cubain Tomás Gutiérrez Alea avait l’habitude de dire qu’il se sentait heureux lorsque son œuvre vieillissait, car cela signifiait que les problèmes qu’elle posait avaient été surmontés. Dans les thèmes des films de Sara, il y a des problèmes qui ne sont pas surmontés et c’est pourquoi, entre autres aspects, ils sont toujours d’actualité », a ajouté Sandra del Valle.
Pour l’universitaire canadienne Susan Lord, Sara Gómez était « une femme très courageuse, très avancée pour son époque sur le sujet des possibilités de changer les relations entre les différents groupes sociaux… Même aujourd’hui, il y a peu d’œuvres avec cette imagination, avec cette façon de filmer pour rendre le monde plus démocratique », ajoute-t-elle. « Elle est avant-gardiste. Son travail peut offrir au monde d’aujourd’hui, en pleine mondialisation, des moyens d’inventer des relations et de construire un pont, un dialogue entre les aspects éthiques, esthétiques et politiques ».
Inés María Martiatu, écrivain et amie de Sara, a eu le privilège de la connaître depuis l’enfance. « Elle a toujours été très consciente de ce qu’elle faisait ; son cinéma était délibérément curieux, ce qui le rend très spécial, très personnel », dit-elle.
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L’identité et l’esprit de l’île de Cuba
« Lorsque la première de De Cierta Manera a enfin été projetée, cela a été comme un détonateur. Des gens qui n’étaient jamais allés au cinéma sont allés voir quelque chose qui reflétait leur réalité », se souvient Mario Balmaseda, le protagoniste masculin du film. « Sara a transféré son propre contexte au cinéma. Elle s’est placée au cœur des problèmes, sans prendre de distance. Elle n’a pas inventé d’histoire, elle a utilisé le témoignage des gens, le drame de leur monde, loin du discours officiel sur la façon dont ils devraient se comporter ; elle a joué la vie avec elle-même, elle a pris des risques sur le plan artistique et émotionnel », ajoute-t-il.
Dans De Cierta Manera (D’une manière ou d’une autre), le premier long métrage de Sara, une enseignante est envoyée travailler dans un quartier où un bidonville a été démoli et où des maisons offrant de meilleures conditions ont été construites, afin de transformer la réalité et la mentalité des habitants. L’enseignante entame une relation amoureuse avec un homme qui vit là. Il y a des problèmes avec certains élèves, des conflits, des malentendus et des doutes dans le couple.
Selon Jorge Fernández, le film comporte des éléments très intéressants : « la fiction, le documentaire, le mélange des genres et des textes, tous ces phénomènes qui sont actuellement analysés dans le cadre de la théorie de l’art et des études culturelles. Tout cela, Sara l’envisageait à l’époque ».
« Mais aussi cette façon d’amener le mauvais goût, ce regard anthropologique, d’unir les processus de marginalité, de les amener à la haute culture et d’en parler de l’intérieur, à partir de leurs expériences. C’était l’idée de vivre l’art comme une expérience », explique-t-il.
« C’est un drame qu’elle soit morte à seulement 32 ans. Elle a laissé le film inachevé (il a été terminé par d’autres cinéastes), mais en sachant que son œuvre fait partie de notre identité, de notre terre et de l’esprit de cette île », ajoute-t-il.
« Le récit a un ton chaotique, il ne suit pas une structure linéaire et comporte des digressions constantes tout au long du fil narratif. Il y a une déconstruction de l’histoire elle-même. Et tout cela, c’était Sara. Il y a le thème des femmes, de la race, qui sont des phénomènes dont on parle aujourd’hui et qui sont plus présents que jamais ».
Pour le cinéaste cubain Rigoberto López, Sara a intégré dans ce film le témoignage, le documentaire, la fiction, le docudrame et la distanciation d’une manière avant-gardiste pour réaliser une œuvre originale et fraîche, qui en fait encore aujourd’hui l’un des films les plus actuels et contemporains du cinéma cubain.
Daniel Pinós
Ce texte est basé sur l’article en espagnol de Raquel Sierra, 2007, SEMlac, Cuba, publié par Mujeres en la Red (Femmes sur le réseau).
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Tournage de Salut les Cubains
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Sara Gómez et Agnès Varda
En décembre 1962, quatre ans après l’accession au pouvoir de Fidel Castro, Agnès Varda part à Cuba avec le projet d’y faire un film composé exclusivement de prises de vues photographiques, qui révélerait ce qui la fascine tant sur l’île et qu’elle évoque ainsi : « la rencontre du socialisme et du cha-cha-cha ». Elle est alors assistée par Sara Gómez. Reçue par l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques (ICAIC), Agnès Varda rencontre des artistes, notamment les peintres René Portocarrero et Wifredo Lam, le poète Roberto Retamar ou encore, « El Rey », le chanteur culte Benny Moré et des politiques. Elle photographie surtout le peuple cubain, de La Havane aux régions plus rurales, hommes, femmes, enfants, dont elle rend l’enthousiasme et l’espoir fous. Elle ramène au total plus de 1 800 photographies qui deviendront Salut les Cubains, un documentaire qu’elle a voulu « didactique et divertissant ».