5e Journées du Printemps libertaire de La Havane. Entre effondrement et persistance
Le dernier week-end de mai, un petit groupe d’ami-e-s, avec lesquels nous donnons une vie intermittente à l’atelier libertaire Alfredo López et au centre social ABRA, a organisé les 5e Journées Printemps libertaire, au milieu d’une ville en proie à un effondrement chronique durable de ses systèmes de transport, de son alimentation, de ses installations sanitaires, de ses lieux de rencontre, de son riz et de sa poésie. Tout cela dans un environnement où l’on peut percevoir l’épuisement spirituel et l’exode massif de centaines de milliers de personnes, laissant des vides difficiles à combler et épuisant la créativité, nous laissant avec un double sentiment d’isolement et de vivre dans un temps qui n’existe plus.
Dans ce contexte défavorable, ce groupe de personnes partageant les mêmes idées a estimé qu’il était temps de convoquer une réunion animée par les bons vieux principes de l’anti-autoritarisme, la volonté de cultiver le travail en équipe, l’indépendance mentale par rapport aux codes mentaux dominants ou la capacité d’initiative de la base sans demander de permission officielle. Des thèmes toujours d’actualité et intacts, compte tenu de la paralysie persistante de la vie quotidienne à Cuba aujourd’hui.
Prenant le pouls des signes d’épuisement généralisé, ainsi que de l’atmosphère de répression préventive et de contrôle policier généralisé que l’on peut percevoir ces jours-ci, contre toutes les formes d’interaction collective sauvage à Cuba, nous sommes parvenus à l’accord d’organiser seulement trois activités, à distribuer dans des espaces avec une relative autonomie dans la ville.
La conférence a débuté dans l’une des majestueuses salles du Centre Loyola, un espace culturel actif et pluriel de l’Église catholique de La Havane, avec un thème de dialogue intitulé : « Espaces, figures et idées dans le socialisme insulaire au XXe siècle », empruntant le nom homonyme à l’excellent livre du célèbre chercheur José Luis Montesinos. La réunion s’est transformée en une commémoration de la contribution des femmes à l’histoire du socialisme à Cuba, dans ses différentes tendances et son militantisme, un sujet rarement pris en compte, tant par le rare mouvement féministe à Cuba que par les récits officiels. Nous nous souvenons ici d’Emilia Rodríguez, une référence féminine dans le mouvement anarchiste du centre de l’île au cours des trois premières décennies du XXe siècle et la dirigeante de plusieurs réunions nationales du mouvement anarcho-syndicaliste à Cuba, dont on se souvient rarement, ce qui fait partie d’un effort plus large et continu de la part de Montesinos.
Ensuite, le jeune chercheur José Julián Valiño a présenté ses recherches en cours sur la vie d’Ofelia Rodríguez, une femme de La Havane qui, au milieu des turbulentes années 1930, à partir de son activité sociale de défense des femmes, a plongé dans des perspectives socialistes, exerçant une critique pionnière du mouvement féministe de la classe moyenne et supérieure à Cuba à cette époque.
Pour clore les présentations, Mario Castillo a partagé sa recherche « Amparo Loy Hierro : psychogéographie d’une militante communiste de quartier à travers la Havane du XXe siècle », une reconstruction analytique de l’histoire de la vie d’une femme qui, grâce à l’essor du genre testimonial à Cuba dans les années 60 et 70, a permis d’entrer dans la densité de la vie quotidienne d’une combattante sociale avec une histoire de vie riche dans son voyage tragique à travers trois quartiers de la Havane, Cela fournit un matériel précieux pour comprendre l’impact psychosocial des politiques staliniennes sur le monde de la vie populaire.
Le dialogue généré par ce trio de documents a été très enrichissant pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles est qu’il s’agissait d’un exercice collectif de récupération du patrimoine de l’histoire du socialisme à Cuba, monopolisé par l’élite stalinienne qui, depuis le Parti communiste cubain, exerce une déformation et un appauvrissement grotesques de la richesse du mouvement socialiste à Cuba, ce qui alimente directement tout l’anticommunisme, également basé sur les casernes, qui prend des formes plus définies partout.
Une autre raison de la richesse de cette rencontre est qu’elle a contribué à l’expansion d’une histoire qui n’est pas exclusivement théorique, conceptuelle et intellectuelle du socialisme à Cuba, ce qui est généralement le cas, en taisant la dimension humaine et quotidienne de l’idée. D’autre part, nous avons fait de la place au protagonisme des femmes dans l’évolution des pratiques socialistes à Cuba, un domaine lui aussi habituellement monopolisé par les hommes. Non moins important était le message implicite qui est resté de cette réunion pour le présent et l’avenir que l’effondrement actuel apportera : les anarchistes qui ont organisé cette réunion reconnaissent la diversité des idées et des tendances au sein de l’histoire du socialisme à Cuba et dans le monde, et nous ne pratiquons pas la liquidation mutuelle des richesses de la vie au nom d’un quelconque isme, y compris le nôtre.
2e rencontre
La deuxième journée s’est déroulée sur l’un des délicieux toits de la Vieille Havane, qui nous a offert un panorama du contraste entre l’or prétendument scintillant du dôme du Capitole de La Havane à l’horizon proche et la misère des milliers d’habitations informelles qui l’entourent, cachés dans les hauteurs des majestueux bâtiments néoclassiques, art nouveau, art déco et éclectiques qui entourent cet imposant monument à l’autoritarisme tropical de la république cubaine du 20e siècle.
Transpercé par cette visualité et enveloppé par l’alizé frais du printemps havanais, un petit groupe d’amis animés a commencé la réunion que nous avons appelée « Expériences pédagogiques alternatives et anti-autoritaires », avec l’audiovisuel Planter des graines, nom éponyme d’une expérience pédagogique menée avec des enfants âgés de 5 à 6 ans dans une école de la banlieue sud de La Havane, qui, en huit réunions, s’est concentrée sur les questions interdépendantes de la régénération d’un espace de terre et des différentes formes de reproduction et de dispersion des plantes présentes sur le territoire. Des questions qui, par le biais de jeux non-compétitifs et dialogiques, ont été mises en relation avec les modes d’interaction entre les êtres humains, situant dans cet espace l’entraide et la collaboration comme une forme de relation omniprésente et silencieuse.
(dé)Dessiner l’école était l’autre matériel audiovisuel présenté dans l’espace, une œuvre d’Arliz Plasencia, Lena Castillo et Mery Cartaya. Trois générations de femmes, mère, petite-fille et grand-mère, qui réfléchissent et cherchent des alternatives aux dilemmes moraux générés par le conflit entre la vocation insistante de la plus jeune des femmes pour le dessin et l’expérimentation libre de la couleur et, d’autre part, l’école obligatoire, avec son fardeau de normalisation et de dépersonnalisation dès le plus jeune âge. Cette présentation audiovisuelle a donné lieu à un dialogue animé qui a permis à Leonardo Romero Negrín, professeur de physique, et à Aisa Negrín, sa mère, professeur de littérature pendant trente ans, d’intervenir dans l’espace avec leurs expériences d’enseignement dans l’enseignement secondaire cubain.
Leonardo a présenté sa recherche de méthodes pour relier la physique à la sémantique, à l’herméneutique et aux débats sociopolitiques qui ont lieu aujourd’hui à Cuba et auxquels les adolescents et les jeunes participent souvent de manière passive et non-critique. Leonardo propose de renverser cette attitude, en activant la capacité d’analyse des étudiants et leurs propres positions à travers l’enseignement de la physique.
Pour sa part, Aisa Negrín a partagé son expérience des examens d’admission aux universités cubaines et des formes de militarisation intellectuelle et politique qui sous-tendent la logique évaluative de ces examens. D’autre part, le professeur chevronné a également abordé les problèmes des programmes de littérature, leurs préjugés et leurs silences à l’égard de l’œuvre de grands créateurs littéraires cubains qui, en raison de leurs divergences avec le régime gouvernemental en vigueur à Cuba, ne sont pas inclus dans les systèmes d’enseignement. La réunion s’est terminée par une évocation des moments de notre vie d’étudiants, des professeurs qui nous ont marqués et des caractéristiques communes qui nous ont permis de les identifier.
3ème rencontre
Le dernier jour du 5e Printemps libertaire 2023 s’est terminé au même endroit que le 4e jour de 2021 : dans l’espace El Trencito, un laboratoire vétéran de jeux non- compétitifs et solidaires, situé près de la rivière Almendares, un espace où plusieurs générations d’enfants ont été formées pendant près de vingt ans et qui est déjà une référence pédagogique dans l’environnement contre-culturel de la ville de La Havane.
A cette occasion, nous nous sommes coordonnés avec les jeunes musiciens Jonathan Formell et Simón Ibáñez, qui partagent une perspective anti-autoritaire de création et de projection, pour organiser une session de création musicale collective avec les enfants, intégrée dans la dynamique des jeux non-compétitifs développés par les deux générations d’animateurs d’El Trencito. L’expérience s’est avérée ardue et pleine de défis à surmonter, en raison de toutes les habitudes de compétition et de non-collaboration intériorisées dès le plus jeune âge, qui font sentir leurs effets à tout moment.
Par conséquent, l’importance d’une direction organisatrice consciente de sa nature provisoire a été perçue comme importante dans ces situations, ce qui peut donner lieu à des formes décentralisées de coordination de cette direction organisatrice. Dans l’expérience, il a été possible de percevoir que si cette direction organisatrice n’assume pas sa nature provisoire, cela conduit à l’endossement de la dépendance collective à l’égard de cette orientation initiale comme étant la seule façon supposée d’agir en tant qu’entité.
Face à cette notion du caractère provisoire de tout leadership organisationnel, il existe un sens commun très répandu et largement accepté selon lequel un leadership centralisé permanent dans toutes les sphères de la vie sociale est un triomphe de confort, de bien-être et de tranquillité collective, pour lequel les systèmes éducatifs dominants cherchent à supprimer la responsabilité individuelle et à promouvoir la soumission à diverses formes d’autorité et, en même temps, la compétitivité entre égaux, l’environnement parfait pour réduire l’idée de démocratie au libre choix de ceux qui exerceront une direction centralisée sur nos existences, en tant que consommateurs de programmes représentant notre passivité.
Au milieu de ces chaînes de notions autoritaires, des espaces comme El Trencito révèlent toute leur importance psychosociale, en tant que lieu de préfiguration de formes alternatives d’interaction sociale, quelque chose de très significatif, surtout dans l’enfance, parce que des expériences comme celles-ci peuvent devenir des boussoles de guidage lorsque, en entrant dans l’âge adulte, nous recevons tout le barrage de logiques autoritaires des institutions prédominantes, sans avoir de références antérieures pour dénaturaliser ces dynamiques de masse.
Un pique-nique de clôture était également prévu pour la fin du 5ème jour, un moment où nous avons conçu de présenter le matériel Anarchisme et prisons du compagnon vénézuélien Rafael Montes de Oca et disponible sur le web, un matériel très utile pour réfléchir à l’activisme anti-prison à Cuba, où environ 1000 personnes purgent actuellement de longues peines de prison, juste pour avoir exercé leur droit et leur devoir de protester face aux conditions de vie effroyables qui règnent aujourd’hui à Cuba, tandis qu’une centaine de personnes sont « réglementés », selon le langage policier, empêchés de quitter Cuba, dans des conditions de contrôle et de surveillance directe, comme c’est le cas de la courageuse professeure et historienne Alina Barbara López, qui a pu assister à la première réunion de la 5e conférence « Espaces, figures et idées dans le socialisme insulaire au 20e siècle ».
Il n’a pas non plus été possible d’échanger avec des compagnons hors de Cuba, d’Argentine, d’Allemagne, d’Espagne, des États-Unis, avec lesquels nous avions coordonné une contribution à l’espace de clôture, en raison de la dynamique générée à la fin de l’activité à El Trencito, où des personnes très diverses se sont réunies, avec des tranches d’âge très inégales et peu de références communes, si ce n’est qu’elles coïncidaient de manière fortuite dans cet espace.
Malgré ces questions en suspens, au milieu de la régression organisationnelle de base que nous vivons à nouveau à Cuba et de l’effondrement militarisé sous surveillance qui règne dans tout le pays aujourd’hui, la volonté d’insubordination et l’imagination anti-autoritaire ont à nouveau ouvert des espaces pour des événements anarchiques, communisants et fraternels, une tâche petite mais persistante de sociabilité sauvage, un terrain étroit mais chaud pour garder les graines d’autres et plus grands printemps libertaires fertilisés.
