« Dans la révolution, tout ; contre la révolution, rien »
Unité militaire d’aide à la production (UMAP)
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En janvier 1959, le régime du dictateur Batista était renversé par le mouvement du 26 juillet, mené par Fidel Castro et Ernesto Guevara. Les leaders de la révolution cubaine défilaient dans la capitale le 8 janvier 1959. Pour s’imposer, le régime castriste a fusillé dans les premiers mois de la révolution plus de 3 000 personnes, en étendant la peine capitale aux civils.
Dès leur arrivée au pouvoir, les premiers camps d’internement firent leur apparition. La répression dans les camps n’était en rien une « dérive » de la révolution, mais elle faisait partie intégrante du projet castriste. L’idéologie révolutionnaire cubaine, qui se base sur une transformation volontariste de la société, rassemble plusieurs courants issus d’horizons historiques variés : l’hygiénisme, la pensée positiviste, et un projet de rééducation des masses. De ce mélange de pensées, émerge une volonté qui domine toutes les autres : celle de « réguler la société ».
Dès l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, des campagnes de persécutions furent lancées pour « assainir » les mœurs. Au début des années 1960, les prostituées et les homosexuels furent massivement arrêtés, notamment lors de la « nuit des 3 P » (pour « proxénètes », « prostitués » et « pédérastes ») en 1962. L’université de La Havane organisa également des purges homophobes parmi son personnel enseignant.
À partir de 1959 et au début des années 1960, des structures émergèrent de façon très désordonnée, par exemple des fermes agricoles fermées. Les premiers camps de travaux forcés furent ouverts dans la péninsule de Guanahacabibes (située à l’extrême ouest de Cuba). Ces camps de réhabilitation furent destinés à faire des asociaux et des opposants à la révolution « des hommes nouveaux ». Ces structures furent également destinées aux ouvriers responsables de « crimes contre la morale révolutionnaire », afin de se racheter une conduite.
La création de ces camps de travail fut concomitante avec celle de milices, de comités de quartier, d’une police politique, etc. S’il n’est pas certain aujourd’hui que le Che a théorisé le fonctionnement de ces structures d’internement, il est incontestable qu’il participa largement, par son autorité charismatique et son statut au sein de la révolution cubaine, à la diffusion de l’idée de régénération par le combat et le travail. Il s’agissait, selon lui, d’une entreprise de « recyclage des déchets de la société ».
En 1963, Fidel Castro prononça un discours au cours duquel il utilisa pour la première fois l’expression « Unités militaires d’aide à la production » (UMAP). C’est en 1964 que s’ouvrirent les premiers UMAP, appellation officielle qui déguise l’installation de véritables camps d’internement et de travail forcé. Le pouvoir y enfermait tous ceux qu’il qualifiait de « déviants ou asociaux », c’est-à-dire des dissidents, des antimilitaristes, des religieux, des artistes, des homosexuels. Au cours de nuits de rafle, de sinistre mémoire, les hommes arrêtés furent envoyés en train ou en bus jusqu’à Camagüey. À l’entrée de certains camps, on pouvait lire : El trabajo os hará hombres (Le travail fera de vous des hommes). Le journal Revolución reprit ce slogan dans un court article sur les camps de l’UMAP. Une colossale entreprise de propagande fut organisée autour des UMAP, présentées comme une organisation parfaite de la société.
Purifier la société se traduit également par une entreprise de « re-virilisation » de celle-ci. Par exemple, dans les rues de Cuba et a fortiori dans ces camps, la police coupa les cheveux longs des garçons qui osaient se montrer en public. À l’entrée de ces UMAP, une pancarte indiquait : « Le travail fera de vous des hommes ». Pour le régime, ce qui menaçait d’affaiblir la révolution, c’étaient autant les bourgeois que les hommes « faibles », féminins : les homosexuels, les antimilitaristes (trop fragiles pour tuer au nom de la révolution) et les hippies. Il fallait, afin de servir la révolution, rééduquer ces hommes qui pouvaient ressortir de ces camps au bout d’un an en cas de « bonne conduite ».
Ces structures constituèrent de véritables « camps de concentration », entourés de barbelés, où les hommes pouvaient travailler jusqu’à 12 heures par jour, dormaient entassés dans des hangars, et où les homosexuels, les criminels, les handicapés mentaux, les dissidents politiques et les religieux étaient mêlés. Si les conditions de vie variaient fortement selon les camps, les cas de torture, d’exécution, de suicides et de malnutrition furent incontestables. Le viol était également une pratique courante.
Les dernières estimations font état de 25 000 à 30 000 prisonniers dans les UMAP et de centaines de morts. À partir de la fin de l’année 1967 et du début de l’année 1968, les UMAP fermèrent progressivement.
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Les témoignages de Virgilio Piñera et Pablo Milanés
La scène a eu pour cadre la Bibliothèque nationale, à La Havane, le 16 juin 1961. Sur une estrade, prirent place Fidel Castro et d’autres dirigeants de la révolution, dont le « caractère socialiste » fut proclamé depuis à peine deux mois. Le parterre était constitué par 73 intellectuels triés sur le volet.
Un homme frêle prit la parole. « Une peur que nous pourrions qualifier de virtuelle parcourt tous les cercles littéraires et artistiques de La Havane », lança l’écrivain Virgilio Piñera, qualifié par certains de « Kafka cubain ». « Il faut dissiper la peur », répondit Fidel Castro, le pistolet posé sur la table. Deux semaines plus tard, il clôt les débats avec le discours « Paroles aux intellectuels », devenu la principale référence en matière de politique culturelle. La phrase « Dans la révolution, tout ; contre la révolution, rien, » en résume l’orientation.
Le chanteur Pablo Milanés
Pablo Milanés, l’un des plus grands chanteurs populaires de Cuba, né à Bayamo en 1943, fervent défenseur de la Révolution, est arrêté un jour de 1966 et interné dans un camp de l’UMAP. Il tentera toujours d’oublier cet épisode tragique de sa vie et c’est en 2015 seulement qu’il osera en parler à des journaux étrangers : « Entre 1965 et fin 1967, nous avons été plus de 40 000 personnes dans de camps de concentration isolés, dans la province de Camagüey, soumis aux travaux forcés de 5 heures du matin jusqu’à la tombée de la nuit, sans aucune justification ni explication. J’avais 23 ans, je me suis enfui du campement – 280 compagnons emprisonnés sur le même territoire m’ont suivi – et je suis allé à La Havane pour dénoncer l’injustice qu’ils étaient en train de commettre. On m’a alors incarcéré pendant deux mois dans la forteresse de La Cabaña. Ensuite, j’ai été dans un camp pénitentiaire encore pire que les UMAP, où je suis resté jusqu’à leur dissolution, à la suite du scandale suscité dans l’opinion internationale. J’attends toujours que le gouvernement cubain présente ses excuses à tous les Cubains qui y ont été enfermés (El País, 14 février 2015).
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Allen Ginsberg à La Havane
En 1964, l’écrivain américain de la Beat Generation Allen Ginsberg, ardent défenseur de Fidel Castro et jeune hippie dans l’âme, est invité à Cuba. Il racontera par la suite son séjour dans ses Mémoires : « J’avais de la sympathie pour la Révolution cubaine. Je figurais au jury d’un prix littéraire. À Cuba, j’ai continué à parler comme je parlerais ici ou ailleurs. J’ai même suggéré qu’on invite les Beatles à Cuba ! Des décadents, m’a-t-on répondu. D’ailleurs, à ma grande surprise, il était très mal vu de porter la barbe et les cheveux longs sur la Rampa alors que cela avait été le style distinctif de Castro et des libérateurs… Les gens étaient interpellés par la police et arrêtés : on les accusait d’être des existentialistes et des dégénérés. Un soir, le gouvernement nous a invités à aller écouter du feeling dans une boîte où de jeunes poètes cubains ont été arrêtés par la police et sommés de ne plus fréquenter d’étrangers. »
Alan Ginsberg
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Pour Ginsberg, c’est un choc : on est loin à Cuba de la vie hippie de New York et de l’image idyllique qu’on s’y fait de la Révolution cubaine. À La Havane, l’écrivain Lezama Lima met pourtant en garde Ginsberg qui se sent de plus en plus surveillé. Naïvement, il prend la défense des homosexuels et assiste à des cérémonies afro-cubaines de la santeria interdites par le Parti communiste et un jour :
« J’étais dans ma chambre d’hôtel un matin vers la fin de mon séjour, racontera-t-il, lorsque sont entrés trois soldats, muets, en uniforme vert olive. L’officier s’occupait des services d’immigration. Il m’ordonne de faire mes bagages et ne me permet pas de téléphoner. On me conduit à l’aéroport et on me met dans un vol pour Prague. “ Pourquoi m’expulsez-vous ? – Pour avoir enfreint les lois de Cuba. – Quelles lois ?” Ai-je répondu. On me dit simplement, “C’est à vous de vous poser la question.” »
Daniel Pinós