La documenta de Francfort contre la répression des artistes et des intellectuels cubains
La documenta (qui s’écrit avec un d minuscule) est l’une des plus grandes manifestations d’art moderne et contemporain avec la Biennale de Venise. Depuis 1955, elle se tient tous les 5 ans, pendant l’été, et dure exactement 100 jours. On l’appelle parfois le « musée des 100 jours ». Elle se déroule à Cassel, à 190 km au nord de Francfort-sur-le-Main en Allemagne. La documenta présente un panorama des créations artistiques contemporaines. Durant 100 jours, Cassel vibre au rythme des expositions, des performances et des installations d’une sélection d’artistes opérée par les commissaires en charge.
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Une quinzième édition sous le signe de l’activisme politique
Pour cette quinzième édition, c’est le collectif artistique ruangrupa, basé à Djakarta, qui occupe la direction artistique de l’événement, il a placé cette édition sous le patronage du concept de lumbung, désignant les coopératives indonésiennes de riz.
Le collectif ruangrupa assume la direction de cette quinzième édition de la documenta et affirme ainsi ses revendications : « Nous voulons créer une plateforme artistique et culturelle globale, coopérative et interdisciplinaire qui restera efficace au-delà des 100 jours que dure la documenta 15. Notre approche vise l’utilisation de ressources différentes et collaboratives – économiquement, mais aussi en termes d’idées, de connaissances, de programmes et d’innovations.
Si la documenta de 1955 naquit en Allemagne pour guérir les blessures de la Seconde Guerre mondiale, pourquoi ne pas essayer avec la documenta 15 de se concentrer sur les blessures actuelles ? Surtout celles qui ont leurs origines dans le colonialisme, le capitalisme ou les structures patriarcales. Nous aimerions les juxtaposer avec des modèles de partenariat qui permettent une vision différente du monde. »
Les artistes de ruangrupa ont choisi 14 collectifs, la plupart non-occidentaux et militants, pour ce parcours axé autour de l’activisme politique. Jusqu’au 25 septembre, la documenta réunit plus de 1800 artistes et intellectuels, dans 32 salles d’exposition à travers la ville.
Les collectifs sélectionnés profitent de l’occasion pour interpeller le public sur des problèmes actuels tels que l’état de la planète, la place de la femme dans la société ou la condition difficile des artistes dans de nombreux pays. Les artistes et les intellectuels viennent principalement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, dans ce qui se propose d’être un regard sur le sud global, et qui consacre un espace important à l’ « artivisme » cubain et aux formes de résistance à la persécution du régime castriste contre les artistes.
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Le collectif ruangrupa
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L’Institut Hannah Arendt pour l’Artivisme
L’Institut Hannah Arendt pour l’Artivisme (INSTAR) est né à Cuba, en 2015, d’une action publique appelée par l’artiste et activiste Tania Bruguera durant laquelle des personnes ont lu et discuté pendant 100 heures le livre de Hannah Arendt Les origines du totalitarisme.
À Cuba, comme dans d’autres pays du monde, l’art est un outil pour le changement. Tania Bruguera a réussi à lancer cette campagne citoyenne à partir de rien, via les médias sociaux. Les thèmes abordés étaient la liberté d’expression, les droits de l’homme, les salaires équitables, pour n’en citer que quelques-uns.
Dans le cadre de la documenta 15, l’INSTAR présente une exposition d’œuvres, des ateliers, des conférences, des discussions, un festival de cinéma et des présentations de livres. Dans le hall de la documenta, trois salles ont été aménagées, le programme des activités change tous les dix jours.
Pour entrer dans la documenta, il faut emprunter un couloir délabré en tôle ondulée et rouillée, qui rappelle les bidonvilles précaires de la banlieue de Nairobi. À l’étage, une peinture murale presque abstraite présente le dessin isométrique d’un bloc de détention cubain, construit sur le modèle d’une prison de la Stasi, la police politique est-allemande.
Dans le contenu des installations les plus impressionnantes, il convient de mettre en évidence la puissante satire politique contre la répression des artistes à Cuba. Une salle est tapissée des dessins qu’un artiste publie quotidiennement sur son compte facebook. Parmi les matraques de la police qui volent et les scènes décrivant un Cuba touristique déchiré par des dissensions cachées, de nombreuses images représentent des visages mutilés – dans l’une d’elles, un requin ressemblant à une mâchoire coupe la langue d’un homme.
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Masques des artistes cubains censurés de Lazaro Antonio Martinez Duran et Raychel Carrion, présentés dans la documenta 15
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On trouve aussi une liste d’artistes et d’intellectuels cubains censurés par les institutions gouvernementales entre 1959 et aujourd’hui, ainsi que des photos d’identité de Cubains détenus et emprisonnés pour des crimes inventés de toute pièce : enrichissement personnel, mépris vis-à-vis du pouvoir et désobéissance. Plusieurs des contributeurs à l’exposition ont été considérés comme des « non-artistes » par l’État cubain et ont été réduits au silence ou contraints à l’exil.
Nos compagnons Dmitri Prieto et Mario Castillo, les fondateurs de l’Observatoire critique et de l’Atelier libertaire Alfredo López de La Havane, ont reçu l’ invitation par les organisateurs pour animer un débat ayant pour thème « Les révolutions au-delà de la révolution : les subjectivités politiques dans le Cuba du XXIe siècle ». Deux autres membres de l’Observatoire critique, Hilda Landrove et Karel Negrete, ont également participé à cette discussion sur la constellation des pratiques civiques et libératrices à Cuba. Par ailleurs, une salle a réuni une exposition des documents émis par l’Observatoire critique et les collectifs qui le composaient comme le groupe écologiste Guardabosques, le Garde-forestier.
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Le gouvernement castriste retient dans ses geôles 1 500 prisonniers politiques
Selon la fondatrice de l’INSTAR, Tania Bruguera, il y a actuellement quelque 1 500 prisonniers politiques à Cuba. Leur seul crime, dit-elle, est d’avoir exprimé leur propre opinion. « Nous voulons faire comprendre au monde entier que le beau temps n’est pas synonyme d’un bon gouvernement », a-t-elle déclaré. Lorsqu’on lui demande si elle trouve que l’art est un moyen viable de lutte politique, sa réponse est succincte : « L’art est parfait pour cela, n’est-ce pas ? »
Sous l’effet de la pandémie et du renforcement des sanctions américaines, Cuba traverse sa pire crise économique en 30 ans, poussant nombre d’habitants à chercher à émigrer à tout prix. Cuba aujourd’hui est économiquement au plus bas.
Le mécontentement et la colère attisés depuis des décennies par la mauvaise situation économique, a déclenché une vague de censure. La répression policière menée par le gouvernement de Miguel Díaz-Canel a entraîné un décès et des centaines d’arrestations. Résultat, plus de 700 personnes ont déjà été jugées et condamnées à de lourdes peines pour des actes considérés comme « contre-révolutionnaires » par les autorités.
La contestation sociale du Mouvement de San Isidro, en novembre et décembre 2020, puis les manifestations de masse du 11 juillet 2021 ont entraîné une vague de répression féroce, similaire à celle du Printemps noir de 2003.
En juin 2022, deux artistes cubains de premier plan ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Neuf ans de prison pour le rappeur Maykel « El Osorbo » Castillo, et cinq ans pour le peintre critique envers le gouvernement Luis Manuel Otero Alcántara.
Arrestations, détentions arbitraires, menaces d’emprisonnement, persécutions et harcèlements, perquisitions illégales de domicile, confiscations et destructions de leur matériel font partie du quotidien des journalistes et des militants qui ne suivent pas la ligne officielle castriste.
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CDR, Comité de développement de la révolution n° 1. Mario Castillo et Dmitri Prieto présentent à Cassel la banderole qui accompagna diverses activités du réseau de l’Observatoire critique de La Havane à partir de 2008
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Place aux dialogues Sud-Sud
Les artistes venus de différents continents ont envahi la documenta de Cassel pour une exposition à ciel ouvert qui va influencer tous les musées et tous les centres d’art de la planète. Privilégiant l’éthique sur l’esthétique, le combat au constat, la documenta est pour la première fois orchestrée par une direction artistique extra-occidentale.
Fini l’eurocentrisme, place aux dialogues Sud-Sud. Plutôt que d’aligner les œuvres, le collectif ruangrupa s’est attaché à faire résonner toutes les sortes de résistances, sociales ou politiques. On y danse, on y skate, on y imprime des tracts, on y joue, on y milite : cent promesses pour cent jours d’expositions.
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Daniel Pinós
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Notes :
1. Tania Bruguera est une activiste contre le système totalitaire cubain. Elle a été arrêtée à plusieurs reprises.
2. Le Mouvement San Isidro est un groupe d’artistes, de journalistes et d’universitaires cubains formé en 2018 pour protester contre la censure de l’expression artistique par le gouvernement à Cuba. Connus en espagnol sous le nom de Movimiento San Isidro, les membres du groupe ont organisé des manifestations, des spectacles et des interventions qui ont abouti à des arrestations et à des actions de représailles de la part du gouvernement cubain.
3. En 2003, le gouvernement cubain a emprisonné 75 dissidents, dont 29 journalistes, des bibliothécaires, des militants des droits de l’homme et des militants de la démocratie. Il les a accusé d’avoir été des agents des États-Unis en acceptant l’aide du gouvernement américain. Le seul objectif des interrogatoires était de réussir à impliquer les États-Unis dans les faits reprochés.