Même le poète et communiste chilien Pablo Neruda a applaudi le dictateur cubain Batista
Dans l’œuvre de Pablo Neruda, se trouve caché et passé sous silence son texte publié au Chili, le 27 novembre 1944, dans le journal officiel communiste El Siglo, sous le titre « Salut à Batista. Discours de Pablo Neruda à l’Université du Chili ». Neruda saluaint au nom du communisme Fulgencio Batista, le dictateur cubain, qu’un autre tyran – Fidel Castro – chassa du pouvoir quinze ans plus tard, avec l’approbation et le salut du même Neruda, comme on peut le voir dans l’embrassade du poète chilien à Castro, relaté dans le chapitre « Fidel Castro » de J’avoue avoir vécu.
À cela, il faut ajouter les éloges de Neruda à Lénine, son silence face au goulag soviétique, son inclinaison pour Staline et l’adulation de ce dernier dans des poèmes comme Chant à Stalingrad (1942) ou Nouveau chant d’amour à Stalingrad (1943). Grâce à ceux-ci et à d’autres vers d’ardente défense du stalinisme, il reçut le dénommé « Prix Staline de la Paix » en 1953, ce qui influença aussi l’éloge qu’il fit, comme sénateur communiste au Chili, d’un autre assassin stalinien : Kalinine (1).
SALUT À BATISTA
Pablo Neruda
QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES SUR LE LIEN ENTRE NERUDA, BATISTA, LE PARTI COMMUNISTE CUBAIN ET FRANCO :
L’apparition sur la scène politique cubaine de Fulgencio Batista est typique des jeux de pouvoir. Batista fait ses premières armes en 1933 lors de la « Révolution des sergents » qui met fin à la dictature de Machado (1925-1933). Chef de file de la partie de l’armée non compromise dans un système de prébendes, Batista devient un homme clé dans ce système d’arrangements au sommet.
En 1940, une Assemblée constituante vote un texte qui consacre le respect des libertés fondamentales, l’indépendance du pouvoir judiciaire, la liberté d’association, celle de la presse et nombre de droits sociaux. La peine de mort est abolie.
C’est à cette date que Batista est élu président de la République. Il fait une place aux communistes du Parti socialiste populaire, le PSP, qui appuient très officiellement son gouvernement de 1942 à 1944. Battu en 1944 par le chef de file des libéraux, Grau San Martin, auquel succède Carlos Prio Socarras, il reprend le pouvoir en 1952 par un coup d’État.
En mars 1952, au lendemain du coup d’État, l’opposition se scinde en deux courants. Les électoralistes, parmi lesquels les orthodoxes de Chibas sont majoritaires, cherchent à obtenir par tous les moyens pacifiques l’organisation de nouvelles élections. Pour les insurrectionnels, au contraire, seule la lutte armée peut permettre d’en finir avec la tyrannie de Batista. Des groupes d’action comme le Mouvement national révolutionnaire de Garcia Barcena ou le Directoire révolutionnaire, où se côtoient des étudiants, des avocats, des médecins, et des militaires, tentent en 1953 et en 1956 de s’emparer à La Havane de la principale base de l’armée cubaine le camp Columbia. D’autres multiplient les attentats contre les officiers de Batista, provoquant une répression féroce.
Né en 1926, Fidel Castro a d’abord milité dans des groupes d’étudiants à l’université de droit de La Havane avant d’adhérer au parti orthodoxe puis de rejoindre au lendemain du putsch de Batista les groupes insurrectionnels. Son premier coup d’éclat, à l’âge de 27 ans, est la formation d’un mouvement d’étudiants et d’ouvriers révolutionnaires à la tête duquel il attaque, le 26 juillet 1953, la caserne de la Moncada à Santiago dans la région de l’Oriente. Son but est de s’emparer d’un arsenal pour armer son mouvement et s’imposer comme l’une des têtes de file de l’opposition.
Surpris par la contre-offensive de l’armée, Castro est fait prisonnier, jugé et condamné à quinze ans de prison. Son procès est l’occasion d’un plaidoyer où il en appelle à la remise en vigueur de la Constitution de 1940 « violée par la dictature » et à des réformes sociales inspirées du programme des orthodoxes. Sa plaidoirie, où il dénonce l’assassinat de ses camarades faits prisonniers, se conclut sur son fameux « l’histoire m’absoudra » . Elle lui permet de se poser comme l’héritier de José Marti, le héros de l’indépendance cubaine, qui, dit-il, a été « l’auteur intellectuel du 26 juillet » . Dès lors toutes ses actions sont guidées par un double impératif : renverser la dictature de Batista et devenir un nouveau Marti.
Acquitté par Batista en 1955, Fidel Castro s’exile au Mexique d’où il prépare son retour. Une opération est prévue pour le 30 novembre 1956. Il s’agit de débarquer avec un petit corps expéditionnaire de 82 hommes, le noyau de la future Armée rebelle, dans la province de l’Oriente où l’attendent des renforts, puis d’attaquer la ville de Manzanillo. Au même moment, ses partisans, regroupés au sein du Mouvement du 26 juillet, sont chargés d’organiser un soulèvement à Santiago.
Mais une nouvelle fois l’opération est un échec. Le Granma, le bateau qui achemine depuis Tampico Castro et ses hommes, parmi lesquels Guevara4, qu’il a rencontré au Mexique, prend du retard. Le débarquement se fait finalement le 2 décembre 1956. Entre-temps, le 30 novembre, le soulèvement de Santiago a été réduit par la force. Vite repérée par l’armée, la petite troupe se débande, beaucoup sont faits prisonniers et exécutés. Castro et une douzaine de ses hommes se réfugient dans les montagnes de la Sierra Maestra, où ils sont plus occupés à échapper aux ratissages de l’armée cubaine qu’à combattre.
A la fin de l’année 1956, Castro et ses partisans reprennent l’initiative. A l’occasion des fêtes de Noël, les membres du Mouvement du 26 juillet multiplient les attentats contre les forces de l’ordre et les bâtiments officiels dans l’Oriente. La répression dont ils sont les victimes leur vaut la sympathie des orthodoxes et des classes moyennes qui rejoignent la Résistance civique RC, l’organisation de masse appuyant le Mouvement du 26 juillet et l’Armée rebelle. A la mi-janvier 1957, les guérilleros s’emparent de la petite caserne de la Plata où ils font main basse sur les armes et les munitions.
Un mois plus tard, Castro reçoit dans son campement de la Sierra Maestra un envoyé spécial du New York Times , Herbert Matthews. L’article publié le 24 février 1957 fait à Castro une publicité décisive. Surévaluant largement le nombre des guérilleros et la qualité de leur armement, il dresse le portrait d’un révolutionnaire social-démocrate et anti-impérialiste, mais nullement antiaméricain. Il favorise aussi le rapprochement des « insurrectionnels » et des « électoralistes » qui unissent leurs forces pour se mobiliser contre le régime. Non sans déconvenues. En mars 1957, voulant prendre rang et place face à Castro, les étudiants du Directoire révolutionnaire attaquent le Palais national à La Havane. Attendus par les forces armées qui ont eu vent de l’attaque, ils sont décimés et les survivants traqués.
En mai, l’Armée rebelle attaque à nouveau avec succès la caserne de la Plata dans l’Oriente et capture quatorze soldats de Batista, qu’elle relâche quelques jours après. Elle est désormais capable de menacer tous les petits postes isolés de la région.
En juillet 1957 Castro signe avec les dirigeants du parti orthodoxe le Manifeste de la Sierra qui appelle à la restauration de la Constitution de 1940 et à la mise en place d’un gouvernement provisoire. Le 1er novembre, les différents groupes de l’opposition se réunissent à Miami et signent un pacte appelant à la formation d’une junte de libération qui reprend les objectifs du Manifeste. Fin décembre, Castro dénonce l’accord de Miami et avance le nom d’Urrutia pour être le futur président du gouvernement provisoire. Présenté comme « modéré » et intègre, ce juge a surtout le mérite d’avoir tenu tête à Batista en soutenant que les expéditionnaires du Granma avaient agi conformément à l’esprit de la Constitution de 1940.
En février 1958 Castro publie son premier décret où il proclame son autorité sur le « territoire libéré » de la Sierra. En mars les États-Unis suspendent leurs livraisons d’armes à Cuba. Au même moment, le Mouvement du 26 juillet déclare la grève générale dans tout le pays. L’armée cubaine lance une contre-offensive un mois plus tard dans la Sierra Maestra mais celle-ci tourne à l’avantage de Castro et démoralise durement les partisans de Batista.
Les forces de l’opposition se réunissent une nouvelle fois, en juillet, à Caracas. Elles renouvellent leur appel à la restauration de la Constitution de 1940 et acceptent, comme le veut Castro, que le gouvernement provisoire soit présidé par Urrutia.
Dès lors le régime de Batista se délite. L’armée cherche à éviter les combats tandis qu’une partie des troupes de Guevara et Cienfuegos marche vers la province centrale de l’île, Las Villas. Les élections du 8 novembre organisées par Batista sont un fiasco : la fraude et l’abstention sont massives. Les États-Unis tentent de faire pression sur Batista pour qu’il démissionne et laisse la place à un gouvernement intérimaire de façon à barrer la route à la révolution. Trop tard. Durant les premiers jours de décembre, les colonnes dirigées par Guevara et Cienfuegos prennent le contrôle du centre de l’île.
Assurant ses bases dans l’Oriente, Castro s’empare peu à peu de l’ensemble des villages et des petites villes de la Sierra avant d’encercler Santiago et la zone de Guantanamo où les États-Unis possèdent une base depuis 1903. A la mi-décembre, les militaires commencent à se rendre sans combattre. Le 29 décembre 1958, Batista et ses proches s’enfuient.
Les dix jours qui séparent la fuite de Batista de l’entrée triomphale de Castro à La Havane sont marqués par la montée en puissance de Castro et de l’Armée rebelle au détriment des autres forces d’opposition. Les conservateurs, appuyés par les États-Unis, portent au pouvoir un militaire fidèle à Batista qui ne rassure personne. Les Havanais craignent des règlements de comptes sanglants et des pillages comme la ville en a connu lors de la chute de Machado en 1933.
Castro fait alors une déclaration radiophonique où il exhorte les Cubains à ne pas se faire justice eux-mêmes et à déclencher la grève générale. Arrivé à La Havane dans la nuit du 1er au 2 janvier 1959, Guevara s’empare des deux forts militaires de la capitale. Pendant ce temps Cienfuegos prend le contrôle du camp de Columbia, l’ancien quartier général de Batista, où sa petite troupe fraternise avec les milliers de soldats qui s’y trouvent cantonnés.
Au même moment, les militants du Mouvement du 26 juillet occupent les radios et les bâtiments de la police et commencent à patrouiller dans les rues de La Havane. Le 2 janvier 1959, Castro entre dans Santiago, qu’il proclame nouvelle capitale, et tend la main aux officiers « qui n’ont pas les mains tachées de sang » . Il déclare ensuite que « le peuple a élu Urrutia président » et fait annoncer à la radio la formation du gouvernement.
Le 8 janvier enfin, Castro marche sur La Havane porté par le peuple qui se masse sur son trajet pour l’acclamer. Au camp de Columbia, il prononce un long discours retransmis par la télévision. Se félicitant de l’allégresse populaire qui accompagne la révolution, il lance un premier avertissement aux futurs ennemis qui, dit-il, peuvent bien surgir des rangs mêmes des révolutionnaires.
Comme le remarque Hugh Thomas, dès les premiers jours de la révolution, Castro n’est pas seulement un « Bonaparte caraïbe », il est pour les Cubains une résurrection de l’« apôtre » Marti. La couverture du journal Revolucion du 4 janvier 1959 porte une photo de Castro avec cette légende : « Le Héros guide de la révolution cubaine. Que Dieu continue de l’illuminer ! » L’anecdote maintes fois relatée de la colombe se posant sur son épaule à la fin de son grand discours du 8 janvier participe de la même image d’un caudillo thaumaturge. Le commandant en chef de l’Armée rebelle n’est pas seulement l’homme fort de la révolution ; il en est littéralement l’incarnation.
Ses concurrents dans la lutte pour le pouvoir apparaissent aux Cubains comme d’une autre espèce que la sienne. Beaucoup se sont discrédités par leurs manoeuvres et leurs compromissions avec Batista tout au long des décennies précédentes. Castro et ses alliés, eux, sont des hommes nouveaux. Même l’échec de la Moncada, le 26 juillet 1953, prend une allure de sacrifice. Il fait de lui l’incarnation de la patrie cubaine, humiliée par les États-Unis et bafouée par des politiciens corrompus. Castro est l’homme qui redonne une dignité aux Cubains.
Il s’agit maintenant de mettre en place un dispositif institutionnel. Le pacte de Caracas avait prévu des élections dix-huit mois après la victoire. Jusqu’à cette date, les partis resteraient en sourdine ; un gouvernement provisoire présidé par Urrutia assumerait les pleins pouvoirs et gouvernerait en fonction de la Constitution de 1940. Le Mouvement du 26 juillet et l’Armée rebelle seraient les responsables de l’ordre public. Si les signataires du pacte étaient prêts à accepter Urrutia, certains commencent à voir d’un oeil soupçonneux le rôle que s’arroge de fait Castro. Il reste que ce dernier est devenu le dirigeant de la révolution sans rencontrer d’opposition réelle. C’est lui qui de fait organise le nouveau gouvernement, imposant sa volonté à la fois aux signataires du pacte qu’il ne consulte pas et à certains de ses partisans au sein de l’Armée rebelle qui rechignent à certaines nominations.
Les mesures prises par le gouvernement dans les jours qui suivent l’entrée dans La Havane témoignent de ce nouveau dispositif. Le Congrès élu sous Batista et les cours criminelles sont dissous, les partis politiques interdits. Tous ceux ayant fait acte de candidature, à quelque fonction que ce soit, lors des élections de 1954 ou de 1958, sont proscrits de la vie politique.
Des tribunaux spéciaux sont mis en place pour juger les sbires de Batista impliqués dans les très réelles exactions de la dictature. Ces tribunaux instruisent de la façon la plus sommaire et font exécuter immédiatement les 200 peines de mort qu’ils prononcent. Ces actions en justice se fondent sur des décrets pris par Castro dans la Sierra Maestra qui ont maintenant force de loi sur tout le territoire. Ceux-ci priment de fait sur la Constitution de 1940, dont la remise en vigueur figurait pourtant en tête du programme de la révolution.
Le gouvernement du Premier ministre Miro Cardona annonce le 16 janvier qu’il a « actualisé » par décret la Constitution. La peine de mort a non seulement été rétablie, mais elle a été rendue rétroactive afin de pouvoir punir les complices de Batista !
On se tromperait à ne voir là qu’une forfaiture ou un travestissement du programme original de Castro. S’affirme au contraire la légitimité nouvelle d’un egocrate qui n’a pas seulement barre sur la révolution mais la personnifie et en est le seul interprète légitime6. Les polémiques avec les Nord-Américains qui dénoncent la parodie de justice que sont pour eux ces procès expéditifs sont là encore éclairantes. On a, à bon droit, souligné le manque d’à-propos de ces attaques : pourquoi des élus de la plus grande puissance mondiale, alliée de Cuba, n’ont-ils jamais protesté lorsque Batista et ses hommes foulaient aux pieds la justice ?
Cette remarque, si juste soit-elle, ne saurait dispenser de suivre le détail de l’argument et de la rhétorique de Fidel Castro. Il convoque le 22 janvier les Cubains à un gigantesque meeting retransmis par la télévision. La foule y est encore plus considérable que lors de son arrivée à La Havane. Il commence son discours en proclamant la supériorité de la justice révolutionnaire cubaine sur le tribunal de Nuremberg en 1945. Il rappelle aussi que, à la différence des Américains à Hiroshima et Nagasaki, le Mouvement du 26 juillet n’a jamais tué des innocents. Il invite les Cubains à se prononcer par acclamation en faveur de la justice révolutionnaire. Et conclut : « Messieurs du corps diplomatique, Messieurs de la presse de tout le continent, le jury d’un million de Cubains de toutes les idéologies et de toutes les classes sociales a voté. »
Il devient clair que non seulement Castro est l’interprète de la volonté révolutionnaire, mais que lui seul a le pouvoir de convoquer et de faire exister le peuple cubain. Il est l’ordonnateur d’une nouvelle institution du social. Le peuple et la nation cubains sont comme remodelés par cette symbiose avec leur chef. Le peuple et la société cubains existent par lui.
Le 7 février, à l’initiative de Castro, le gouvernement abolit la Constitution de 1940 et confie le pouvoir législatif au gouvernement qui légiférera par décrets. Le 16, Fidel Castro devient Premier ministre et remanie le gouvernement.
Début mars, le procès des aviateurs de l’armée de Batista, qui avaient bombardé la Sierra Maestra, confirme la nouvelle règle du jeu. Jugés par un tribunal, les aviateurs ont été acquittés puis relâchés. Le Premier ministre déclare alors, dans un discours retransmis par la télévision, que cette décision de justice a été une erreur et que les aviateurs doivent être rejugés.
Le président de la cour qui a prononcé l’acquittement est retrouvé mort quelques jours plus tard et la justice conclut au suicide. Sitôt la nouvelle cour formée, elle réclame et obtient la peine de mort. Castro reprend alors publiquement la parole pour préciser quels sont dorénavant les principes au fondement de l’ordre judiciaire : « La justice révolutionnaire ne se base pas sur des préceptes légaux sinon sur la conviction morale [...]. Puisque les aviateurs appartenaient à la force aérienne du président Batista, ce sont des criminels et ils doivent être châtiés. »
Dès lors, Castro concentre en sa personne tous les pouvoirs : l’exécutif, il est le Premier ministre ; le législatif, ayant aboli la Constitution de 1940, son gouvernement n’est soumis qu’à ses propres décrets ; le judiciaire, il fait et défait les décisions de justice en fonction de « sa conviction morale » .
On se méprendrait à ne voir dans cette transformation de Castro en egocrate qu’un phénomène politique ou idéologique. Cette mutation s’articule avec des changements sociaux qui remanient profondément la société cubaine. L’abolition de la Constitution de 1940 s’accompagne en effet de la mise en place de toute une série de mesures qui vont immédiatement bénéficier aux classes populaires.
Plusieurs décrets organisent une baisse du prix des loyers, de plus de 50 % pour les plus bas d’entre eux, mais aussi des tarifs de l’électricité et du téléphone. Des biens sont confisqués aux anciens partisans de Batista, et dès le 1er mars 1959 Castro distribue des terres aux paysans. De même lorsque l’ancien président Grau San Martin réclame la tenue d’élections, Castro rétorque que celles-ci seront organisées « une fois la réforme agraire achevée, quand tous les enfants auront des écoles gratuites et auront accès à des médecins et des médicaments » .
On peut certes juger qu’il s’agit là d’une manière de redistribution populiste ou clientéliste. Mais ces premières mesures, bientôt suivies des décrets organisant la réforme agraire, témoignent d’un projet autrement plus ample.
Il s’agit tout d’abord de remodeler le corps social en le réorganisant en fonction de visées émancipatrices et hygiénistes, thématiques fort en vogue en Amérique latine depuis le début du siècle. Mais, à la différence des positivistes et des hygiénistes du début du xxe siècle qui entendaient charger les savants de la mise en place de ces politiques régénératrices, c’est désormais un nouvel appareil d’État entièrement soumis au commandant en chef de la révolution, l’Institut national de la réforme agraire l’Inra, qui est responsable de cette politique. Ce nouvel organisme peut non seulement confisquer les propriétés de plus de 400 hectares mais plus encore réorganiser entièrement le pays.
Celui-ci est divisé en 28 zones placées chacune sous les ordres d’un administrateur de l’Inra qui a toute latitude en matières de travaux publics, d’urbanisme et de logement, de politique d’éducation et de santé.
Comme l’a souligné Antonio Annino, la réforme agraire et les pouvoirs considérables accordés à l’Inra marquent le triomphe des membres de l’Armée rebelle les plus dévoués à Castro, les hommes de la Sierra, sur les militants urbains du Mouvement du 26 juillet, les hommes de la plaine, jugés trop indépendants. L’Inra n’est pas seulement un appareil de pouvoir dévoué à Castro, c’est un appareil qui va remodeler la société en l’épurant et en redistribuant des biens privés, des moyens de production.
Il permet parallèlement la formation d’hommes nouveaux qui acquièrent une identité grâce à leur participation à ce corps de techniciens chargés de réformer le pays. Cet organe supplante pour une part l’Armée rebelle dont certains membres, tel Hubert Matos, avaient un poids propre et pouvaient arguer de leur passé révolutionnaire et de leur expérience combattante pour s’opposer ou mettre en doute certaines décisions de Castro.
L’Inra fait table rase de ce passé en accueillant sur un pied d’égalité des hommes dont le seul mérite est d’avoir été désignés par Castro comme des révolutionnaires fidèles. Et ceux-ci seront nombreux à rivaliser pour occuper ces postes, qu’il s’agisse des communistes, de compagnons de lutte de Castro ou de simples opportunistes. C’est en fonction de cette mutation tout à la fois politique, sociale et économique qu’il faut interpréter les péripéties et les très fortes tensions qui accompagnent la mise en place de la réforme agraire de 1959 et le chantage à la démission auquel se livre Castro à cette occasion.
Au lendemain de la proclamation de la loi sur la réforme agraire, Tony Varona, qui avait été Premier ministre entre 1950 et 1952 et qui avait appuyé le renversement de Batista, avance les objections suivantes : pourquoi le gouvernement ne se contente-t-il pas de redistribuer des terres inexploitées déjà en sa possession, et pourquoi ne considère-t-il pas que le moment est venu d’organiser des élections pour désigner des nouveaux gouvernants ? Ce faisant il énonce tout haut ce que n’osent formuler nombre des compagnons de route de Castro.
Castro répond en qualifiant les opposants à sa politique agraire de « traîtres ». Les auditeurs présents devant sa tribune sont invités à se prononcer pour ou contre l’organisation d’élections et répondent bien évidemment par la négative. Bientôt les événements s’accélèrent. 17 juin : Castro démissionne de ses fonctions de Premier ministre ; quelques heures plus tard, le responsable du syndicat des ouvriers du sucre demande la démission d’Urrutia. Le soir même Castro attaque très durement ce dernier à la télévision.
Il critique pêle-mêle le train de vie du président, son impuissance, sa propension à « compliquer » les tâches de la révolution et à entretenir la « légende » d’une pénétration communiste dans le gouvernement propre à justifier une intervention étrangère : les actions d’Urrutia ont mis le pays dans une situation de faiblesse face aux États-Unis. Face à ces attaques, relayées par des manifestations devant le palais présidentiel, Urrutia obtempère. Le 23 juillet, un appel à la grève générale est lancé par la principale centrale syndicale qui exige le retour de Castro au poste de Premier ministre. Le 26 juillet, date anniversaire de l’attaque de la Moncada, le nouveau président de la République Osvaldo Dorticos, nommé à l’initiative du frère de Castro, Raul, et de Guevara, rappelle solennellement Castro qui reprend ses fonctions.
Le Premier ministre n’est plus seulement la révolution personnifiée mais l’incarnation de la patrie. La stabilité de Cuba commande qu’il conjugue en sa personne la fonction de Premier ministre, celle de chef de l’Armée rebelle, ce corps héroïque qui a permis le renversement de Batista, et enfin celle de responsable de l’Inra, ce nouveau corps de la révolution.
Telle est la mutation tout à la fois politique et sociale qui s’opère durant les premiers six mois de la révolution. Castro, le chef d’une guérilla qui se voulait réincarnation du héros de l’indépendance cubaine José Marti, se transforme six mois plus tard en un dictateur qui dominera Cuba pendant un demi-siècle.