Jan
29
Intellectuels et populistes : retour sur un faux dilemme
Nous publions aujourd’hui un texte de notre ami Armando Chaguaceda. Une réflexion sur l’autoritarisme et le populisme que nous partageons totalement à l’heure où le virus du populisme frappe sur l’ensemble des pays de notre planète.
Politologue à l’Université de La Havane et historien à l’Université de Veracruz. Chercheur en analyse gouvernementale et politique et expert du pays dans le cadre du projet V-Dem. Spécialisée dans l’étude des processus de démocratisation et d’“autocratisation” en Amérique latine et en Russie.
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« Je comprends pourquoi les doctrines qui m’expliquent tout m’affaiblissent en même temps.Elles me libèrent du fardeau de ma propre vie, et pourtant il est nécessaire que je le porte seul. »Albert Camus.
L’année commence par une offensive généralisée des autoritarismes latino-américains contre leur société civile. A Cuba, la campagne d’État – médiatique, policière – contre les artistes du mouvement 27N s’est étendue. Au Nicaragua, des mesures sont approuvées pour criminaliser le soutien aux ONG. Au Venezuela, des militants qui distribuaient de la nourriture et des médicaments dans les zones pauvres ont été arrêtés. Dans les trois cas, l’organisation autonome des citoyens et la solidarité à leur égard deviennent une obsession gouvernementale. Dans d’autres gouvernements, à la droite du spectre idéologique, les journalistes, les défenseurs des migrants et les militants des droits de l’homme sont également assiégés. Les cas du Brésil, du Honduras et de la Colombie sont, en ce sens, révélateurs.
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Cette situation me revient à l’esprit lorsque je débat avec deux collègues de la nature de la menace autoritaire qui pèse sur la démocratie actuelle dans le contexte de l’« héritage de l’atout ». On insiste pour assimiler le populisme de droite et le vieux fascisme, mais on refuse d’étendre la même analyse à la critique du stalinisme. Un autre professeur, tout en reconnaissant la diversité idéologique des différents projets totalitaires, insiste sur le fait que seule la menace de droite – nazie, fasciste – était intrinsèquement condamnable. Dans les deux cas, une dispense intellectuelle et morale, fondée sur des motifs idéologiques, est établie ex ante face aux différentes formes de terreur totale.
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Deux poids, deux mesures
Il ne s’agit pas d’une discussion mineure, en raison de ses répercussions pratiques sur des peuples entiers. La question fondamentale est de savoir si nous évaluons un projet politique – quel qu’il soit – par ses promesses, par ses actions ou par la correspondance entre les deux. Dans son « état pur », le premier conduit à une vision idéaliste, avec des risques dystopiques. La seconde conduit à une perspective réaliste, plus attentive à l’acte qu’aux idées qui l’animent. Le troisième, favoriserait un regard simultané, cohérent et complexe sur le fait concret, la responsabilité et l’intentionnalité des acteurs.
Pour revenir au sujet de la troisième position, il n’est pas difficile de voir l’héritage des Lumières présent dans le communisme, avec ses promesses de libération et de justice. Quelque chose d’absent dans le fascisme, d’intellectuellement précaire et d’ancré dans la tradition. Mais cette même supériorité intellectuelle, assumée en tant qu’avant-garde morale, ne rend-elle pas plus difficile la nécessaire critique de la première et de ses crimes les plus « absurdes », par opposition à la promesse émancipatrice ? De plus, même en considérant que dans le domaine des idées il y a des différences entre les totalitarismes de gauche et de droite, n’y a-t-il pas un terrible héritage commun ? Des millions de victimes des deux systèmes qui n’admettent pas les normes basées sur des ismes avoués ou cachés.
Une variante de ce vieux débat est produite aujourd’hui, lors de la classification des bons et des mauvais populismes. Définie à partir de lectures partisanes de leurs logiques d’exclusion et d’inclusion. Les premiers, de gauche, inclurait les pauvres. Les seconds, conservateurs, serait des xénophobes incurables. Des recherches récentes en sciences politiques, en histoire et en théorie réfutent les points de vue binaires. Elle nous rappelle que les modes d’exclusion sont divers – socio-économiques, politiques, identitaires – et que les deux types de populisme les pratiquent. Ils portent atteinte à une démocratie comprise comme l’inclusion et l’action d’une citoyenneté pleine et plurielle.
Le populisme est une façon spécifique de comprendre – à travers le lien Leader-Masse et la contre-position Peuple-Oligarchie -, d’exercer et de structurer la politique moderne. En tant que phénomène mondial, à mi-chemin entre la démocratie et l’autocratie, tout populisme a de multiples dimensions ou composantes. Il comprend un leadership – basé sur le charisme –, un mouvement social-dépendant du leader et peu structuré – et, dans certains cas plus développés, un parti et un régime politique populistes. Une fois combinés, ces facteurs donnent forme à une politique populiste, qui peut être orientée vers la démocratisation ou l’autocratisation du régime politique dans lequel elle est incubée et germe. Dans le premier sens, en exposant les déficits des démocraties libérales – qui incluent la crise de la représentation et le détournement oligarchique des institutions – le populisme peut jouer le rôle du parent mal à l’aise qui arrive en pleine fête, en révélant les conflits cachés et non traités au sein de la famille politique. En rendant transparent ce qui mérite d’être réformé.
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Une réalité indéniable
Cependant, en substituant une polarisation sociale (mal traitée) à une polarisation politique (renforcée), en refusant la légitimité et la participation à l’opposition et en soumettant les institutions qui font contrepoids au pouvoir exécutif, le populisme ouvre une voie contraire à la démocratie. Le style de politique du populisme nie le pluralisme des sociétés contemporaines, encourage un communautarisme d’exclusion, développe un culte pathologique du Chef et promeut une mentalité simple, hostile à la diversité. Tout cela, après un certain seuil, peut conduire à la tyrannisation ouverte du système politique et de la société.
Les populistes de droite et de gauche partagent un substrat césariste et organiciste, sur lequel convergent un moralisme autoritaire – analysé par des auteurs comme Ugo Pipitone – et une promesse rédemptrice d’archaïser les référents. Ce n’est pas pour rien que Vladimir Poutine – le partenaire de Donald Trump – personnifie aujourd’hui la jonction entre les origines populistes et les devenirs autocratiques, servant d’allié et d’exemple aux intellectuels, aux hommes politiques et aux militants d’idéologies dissemblables. Des autocrates de droite comme Viktor Orban et de gauche comme Nicolás Maduro. Des partis allant depuis Podemos au Rassemblement national, jumelés dans leur phobie de la démocratie libérale.
Le populisme est à l’autocratie ce que le libéralisme est à la démocratie : c’est une condition de base, mais pas suffisante. Sa modalité « progressiste », pontifiée par l’école de Laclau et Mouffe, est parvenue à sa réalisation en Amérique latine. Les gouvernements bolivariens en étaient l’incarnation, mais son impact – et le terme lui-même – a atteint la gauche nord-américaine et européenne. L’idéologie qui la chapeaute est le soi-disant socialisme du XXIe siècle, un mélange de communautarisme, de nationalisme et d’étatisme. Ses politiques englobent la lutte contre la pauvreté et la promotion de formes plébiscitaires de démocratie. Au final, son résultat a été moins lumineux. Le Venezuela est là pour nous le rappeler.
Comme l’a fait remarquer Benjamin Moffitt, un érudit sophistiqué et prudent dans un domaine d’étude trop polarisé « dans chacun de ces cas latino-américains, bon nombre des pires soupçons exprimés par les critiques du populisme se sont confirmés », ce qui fait que ces cas sont « loin d’être les inspirations qui ont pu être initialement celles de la gauche internationale ». Un équilibre autoritaire qui devrait susciter les mêmes critiques que celles que suscitent Trump et Orban, Duterte et Bolsonaro. Sans deux poids et sans deux mesures. Car en politique, lorsque le destin de personnes concrètes est affecté, tout isme mérite toujours une attention particulière par rapport à ses promesses et à ses réalisations.
Le dilemme consistant à choisir entre les bons et les mauvais populismes, comme réponses à la crise libérale, est faux et dangereux. Comme le souligne John Keane, il faut renforcer la politique démocratique, en la défendant contre le virus du populisme et des charges oligarchiques, avec une plus grande participation des citoyens à la vie publique avec de nouveaux mécanismes de contrôle populaire du pouvoir. Une souveraineté multipliée du peuple pluriel, qui enrichit la démocratie au lieu de la simplifier ou de la polariser. Ce n’est que de cette manière que nous pourrons éviter les fausses promesses et les modes intellectuelles qui, invoquant l’émancipation politique et la justice sociale, érigent de nouveaux temples au despotisme sur terre.
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Armando Chaguaceda
Traduction : Daniel Pinós