Une brève histoire de l’homosexualité à Cuba, de la révolution à nos jours
Reportage [2/3]
Si la révolution cubaine de 1959 a immédiatement apporté un grand nombre d’avancées sociales sur les plans de l’éducation, du logement ou encore de la santé et si l’arrivée au pouvoir des barbudos et Fidel Castro s’est accompagnée de mesures très progressistes à destination des femmes, des noirs et des plus défavorisés, il n’en fut pas de même pour toute une frange de la population, en l’occurrence, les homosexuels. [1]
Revenir sur cette histoire permet de mettre en lumière les tentatives et les erreurs d’une Révolution qui a souvent servi d’exemple aux peuples en lutte, afin de comprendre les mécaniques de pouvoir et de contrôle d’un État qui cherche à se maintenir, ainsi que sur ses capacités d’adaptation et de résilience. Enfin, cela permet d’appréhender en partie la situation politique actuelle à Cuba, traversée de conflits et d’espoirs de changements.
Les œuvres qui jalonnent cet article sont successivement celles de la peintre Rocío García et du photographe Eduardo Hernández Santos, qui sont deux des artistes cubains à avoir les premiers choisis d’assumer de centrer une partie de leur travaux autour de l’homosexualité et de défendre, avant que cela devienne acceptable, les infinies représentations des corps, des fantasmes et des sexualités.
Au lendemain de la Révolution, les acquis sociaux se multiplient pour toutes les franges de la population, que les gouvernements et dictatures précédents ont toujours laissées de côté. La Première Loi de la Réforme Agraire donne la propriété de la terre à ceux qui la travaillent. Les entreprises de communication, les secteurs de l’économie, de l’énergie, de l’industrie sucrière, etc., sont nationalisés à partir de 1960. Les loyers baissent, de même que le prix de l’électricité et des médicaments, tandis que des emplois se créent. La FMC
est fondée par Vilma Espín (1930-2007), épouse de Raúl Castro, avec pour objectif l’égalité et l’émancipation de la femme. En 1961, l’analphabétisme pourtant très important avant le triomphe de la Révolution est éradiqué. La même année, l’Institut Cubain d’Art et d’Industrie Cinématographiques ainsi que la Casa de las Americas voient le jour.
Rapidement, les relations entre Cuba et les États-Unis se tendent. Un embargo économique, commercial et financier est mis en place autour de l’île (il est toujours d’actualité). De nombreux attentats, sabotages et autres incendies sont fomentés par la CIA, la tentative avortée d’invasion militaire par la Baie des Cochons en 1961 ont pour intention d’étouffer le régime castriste et retourner le peuple contre lui. Cette violence, à l’encontre parfois directement du Líder Máximo (on recense plus de 600 tentatives d’assassinat du chef cubain, à coup de cigares empoisonnés, de LSD, de coquillages piégés…) « pousse » celui-ci à mobiliser son peuple contre les ennemies de la Révolution et principalement, les ennemis intérieurs. Ces derniers ne font pas que penser différemment. Dans ce moment d’escalade de la tension, ils font le jeu de l’adversaire, les États-Unis. Dès 1963, Fidel Castro harangue la jeunesse, comme il sait le faire, et dénonce les Témoins de Jéhovah (car ils refusent de prendre les armes), les congrégations religieuses (car nombre d’entre elles sont basées aux E.U), les délinquants et les fainéants (car le socialisme se construit à la sueur de son front) et ces « fils de bourgeois qui se promènent avec des pantalons trop serrés » avec des « attitudes elvispresleyennes ». Cette « déviation de la nature se heurte avec le concept que nous avons de ce que doit être un militant communiste » ajoute Fidel Castro en interview.
Ces personnes au genre ambigu, n’incarnant pas la virilité pourtant si caractéristique du prolétariat fantasmé, sont désignées comme étant une menace pour le pays et pour la Révolution. L’homosexualité est en effet vue comme une dégénérescence de la bourgeoisie et donc comme un résidu de la culture nord-américaine dont il faut se débarrasser. À l’inverse, les classes révolutionnaires, c’est-à-dire les ouvriers et les paysans, sont virils, hétéros, c’est évident. Les intellectuels cubains, les organisations nationales dont les fédérations étudiantes appellent, au nom de la Révolution, à dénoncer les pratiques contraires à « l’hygiène sociale révolutionnaire ». Résultat, en 1962 a lieu la Nuit des 3 P, une rafle coordonnée contre les prostitués, les proxénètes et les pájaros (les pédés). Le grand poète et dramaturge Virgilio Piñera fait partie des personnes arrêtées. Rapidement, l’idée n’est plus tant de réprimer inlassablement une tendance tenace mais de rééduquer ces personnes afin de les remettre dans le droit chemin de la Révolution tout en les faisant participer à l’effort national. En effet, suite au blocus américain, Cuba voit son salut dans le rapprochement avec l’U.R.S.S. Cette dernière, en échange de toute la production sucrière de Cuba, envoie généreusement tout ce dont l’île a besoin. Cuba choisit donc de modifier son économie vers une monoculture et annonce son intention de doubler sa production de sucre afin d’atteindre progressivement les 10 millions de tonnes en 1970. Pour arriver à cet objectif, c’est presque un effort de guerre qu’il est nécessaire de susciter.
Parallèlement à cela, le Che développe le concept d’« Homme Nouveau ». Il s’agit d’un individu dont l’éthique aiguisée met en avant la solidarité et le bien commun, sans chercher ni valorisation personnelle ni récompense matérielle. La valeur centrale est le travail volontaire et principalement agricole auquel lui-même se contraignait. L’idée est de construire un Homme révolutionnaire qui ne sépare pas l’activité intellectuelle de l’activité manuelle et qui a pour objectif de développer son esprit et son corps afin de renforcer la production et la défense de la Révolution. Favorisé par les influences du catholicisme et de l’occident, par l’idéologie soviétique et par le contexte culturel de l’époque (l’homosexualité fait toujours partie à ce moment-là des maladies mentales pour l’Association Américaine de Psychiatrie et pour l’OMS), et afin de se défendre face à un contexte géopolitique extrêmement tendu, le régime construit petit à petit son ennemi intérieur, ce qui permet, grâce à la chasse aux homosexuels, de resserrer le peuple autour de ses dirigeants.
En 1965, un cap est franchi, puisque sont créées les UMAP, les Unités Militaires d’Aide à la Production. Plus de 25 000 personnes, des religieux, des homosexuels, des délinquants, des hippies, des dissidents, tout ce que le pouvoir considère comme parasite et anti-social est amené dans ces camps. L’idée est qu’on ne peut pas leur faire confiance pour leur enseigner le maniement des armes durant le service militaire obligatoire, donc on les fait travailler. D’un côté, on prépare « les hommes » au service militaire pour défendre la patrie les armes à la main, de l’autre, on prépare ceux qui restent à défendre la production dans les UMAP. On arrête ces derniers à leur domicile et on les envoie par train, camion et bus, puis ils sont répartis dans des camps fermés et protégés par les Forces Armées Révolutionnaires. Mais assez rapidement de mauvais traitements sont établis, à la fois par les soldats et par la communauté scientifique présente, notamment sur ces homosexuels qu’il faut soigner. Les châtiments vont des insultes à la violence physique voire à la torture. Certains responsables de ces traitements dégradants ont, dès cette époque, eu à répondre de leurs actes devant le Conseil de Guerre par lequel ils ont été ou dégradés ou expulsés de l’armée. En accord avec la classification internationale des maladies, on considère encore l’homosexualité comme une déviance sexuelle sur laquelle des traitements cliniques et des thérapies pourraient influer. On explique généralement que l’homme efféminé a souffert de l’absence du père, a été surprotégé par la mère et que l’État, par le biais entre autres de ses psychologues, doit intervenir. Les électrochocs sont utilisés dans certains traitements. L’existence de ces camps n’est absolument pas cachée, bien au contraire. On s’en vante et on loue ses vertus pédagogiques jusqu’à ce que la presse internationale, croyant découvrir l’équivalant des goulags cubains en fassent écho. Le mécontentement national et international prend de l’ampleur et on raconte que Fidel Castro s’introduit incognito dans un camp et après s’être rendu compte des traitements dégradants qui y sont infligés, demandent leur fermeture. Mythe ou non, les UMAP cessent en 1967.
Cuba a une histoire particulière avec les camps puisque c’est à elle que les historiens décernent l’invention des premiers camps de concentration en 1897, durant la guerre d’indépendance. L’idée des Espagnols est de réunir les populations civiles dans des places contrôlées par l’armée pour enlever tout soutien à la rébellion. Les civils sont invités à rentrer dans ces camps, avec leur bétail, dans un délai de huit jours. Passé ce délai, ceux qui se trouvent à l’extérieur sont considérés comme rebelles et donc tués. Si les UMAP ont un fonctionnement tout à fait différent, leur utilité est de séparer la population entre les bons et les mauvais. En cela, ils ne peuvent être considérés comme un phénomène isolé, mais constituent un projet d’ingénierie sociale, c’est-à-dire une entreprise visant à modifier à grande échelle certains comportements de groupes sociaux, afin de permettre un contrôle social et politique sur sa population. Elles ont nécessité la collaboration des services de renseignement, de justice, de l’armée, de l’éducation, de médecine, de psychiatrie, ainsi que certaines des plus grandes organisations politiques et/ou de masse de l’époque, afin d’identifier, séparer, surveiller et traiter certains types d’individus tout en les faisant participer à la production nationale et à l’effort révolutionnaire. Si à l’origine, l’idée est bien de neutraliser les dangers, fixer les populations à risque, on cherche ensuite à travers cela, un rôle dit « positif » pour la société, en faisant croître l’utilité possible des personnes concernées, notamment en termes de production. Dans le cas cubain, ce processus d’internement des populations indésirables est associé à un champ plus large, celui de l’idéologie, qui réclamait l’homogénéisation sociale coûte que coûte. À travers ces processus de militarisation et de masculinisation des hommes, il s’agit à la fois de corriger des gestes, des postures, des apparences impropres mais aussi et surtout de réorienter et d’intégrer ces forces, ces corps, ces énergies, à l’appareil économique.
UNE RÉPRESSION PLUS DISCRÈTE MAIS BIEN EN PLACE
Les années 1970 à Cuba s’ouvrent sur des difficultés que le pays doit surmonter. Le Che s’est fait tuer en Bolivie, la grande récolte de sucre a été un grand échec et l’île révolutionnaire est de plus en plus dépendante de l’U.R.S.S. De plus, l’enthousiasme que suscitait la Révolution cubaine à l’internationale diminue. Les intellectuels de gauche tels que Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Mario Vargas Llosa, Octavio Paz, Jorge Semprun, Carlos Fuentes, Marguerite Duras, Hans Magnus Enzensberger, Italo Calvino ou encore Julio Cortázar, qui avaient soutenu la Révolution cubaine, prennent leur distance à cause notamment des censures et de la répression des intellectuels et opposants. Suite à la fermeture des UMAP, l’idée de contrôler les déviances et d’homogénéiser la population s’intensifie principalement dans les champs de la culture et de l’éducation. C’est ce que l’on appelle le quinquenio gris. C’est un moment où s’opère une déviation de la politique culturelle au sein de la Révolution cubaine. Les directives des institutions officielles promeuvent une vision dogmatique incitant à marginaliser, entre autres, les artistes et auteurs homosexuels et à encourager l’imitation du réalisme socialiste afin d’atteindre une pureté idéologique. Les homosexuels sont chassés des métiers qui représentent le pays à l’étranger, des métiers de la culture et des métiers en relation avec les enfants. De grands auteurs cubains sont réduits au silence et il faut attendre la fin des années 70 pour que se mette en route un rétropédalage afin d’éviter une stérilité généralisée qui prenait le pas sur la création artistique et sur le développement de la pensée.
L’année 1980 est marquée à Cuba par ce que l’on appelle l’Exode de Mariel, qui a lieu en pleine Guerre Froide. Suite à une pression sociale trop forte, le régime laisse plus de 120 000 cubains rejoindre les côtes de la Floride et en profite pour se débarrasser d’un grand nombre de personnes considérées comme contre-révolutionnaires, comme des criminels (voir Scarface) ou des homosexuels, sous les cris et les insultes des partisans du régime (« Cassez-vous les parasites », « ma ville est plus propre sans lumpen et sans pédé »). On estime que deux mille à dix mille homosexuels en ont profité pour quitter l’île, dont l’écrivain Reinaldo Arenas. Fidel Castro a toujours eu conscience que l’ultra-dépendance de son pays à l’U.R.S.S. était une faiblesse dangereuse, d’où ses multiples manœuvres afin que Cuba se retrouve le moins possible isolée. Face à la défiance internationale, et pour améliorer l’image de son pays, il cherche, à partir de la fin des années 80, à répondre aux polémiques concernant le traitement des homosexuels dans son pays. Castro reconnaît que la Révolution a eu des lacunes et des manquements. Il indique clairement que l’homosexualité fait partie des « problèmes », comme il dit, qui ont été traités avec « rigidité ». Il impute la faute à la mentalité de l’époque issue d’un héritage culturel et nie toute répression les visant. C’est le début d’une très lente évolution de traitement.
De plus, l’apparition du sida oblige les autorités à percer le tabou qui l’entoure. Bon gré mal gré, à des fins de santé publique, il s’agit de prévenir, d’informer, d’éduquer sur les risques de transmissions, de soigner et d’accompagner les personnes séropositives, tout en orientant les études scientifiques vers la recherche de solutions. On ouvre des sidatoriums où la réclusion est obligatoire pour les personnes séropositives et les malades du sida. L’idée est d’empêcher la propagation de la maladie. Cela implique le fait que ces patients perdent leur travail (ils touchent alors une pension), qu’ils ont l’obligation de révéler leurs partenaires sexuels. Il s’avère assez compliqué de sortir de cet établissement, même pour voir sa famille. Ces mesures restrictives qui limitent les libertés de circulation et de résidence des personnes atteintes par le VIH ou ayant développé le sida sont considérées comme sérophobiques et condamnées par divers organismes internationaux de droits humains. D’un autre côté, on reconnaît que les patients reçoivent une attention médicale de qualité, jouissent de bonnes conditions de vie au sein des sidatoriums et que cette politique d’isolement est parvenue à réduire la propagation. Le taux de personnes infectées par le virus du sida à Cuba fait partie des plus bas au monde. Cependant, le fait que la vie à l’intérieur de ces centres fermés autorise les patients homosexuels à vivre ensemble, aux fans de rock et de punk à écouter leur musique, à toutes et tous à manger, se soigner, à accéder à des événements culturels, provoque un phénomène que personne n’avait prévu. Plus de 200 jeunes dans tout le pays décident volontairement de s’auto-injecter le VIH afin d’être internés, et ce, pour échapper à la persécution policière et pour profiter de tous les droits évoqués. La plupart de ces jeunes pensaient qu’un remède allait être découvert en peu de temps et presque tous vont mourir en quelques années. Avec le temps, le protocole envers les personnes atteintes du VIH va s’alléger et il ne sera plus obligatoire d’être interné définitivement dans un établissement.
UNE ACCEPTATION OFFICIELLE PROGRESSIVE
Le 26 décembre 1991 se produit ce que Fidel Castro redoutait, à savoir la dislocation de l’U.R.S.S. Cet évènement signe la fin du bloc socialiste, la fin d’une aide de plusieurs milliards par an pour l’économie cubaine. Dorénavant, si Cuba souhaite continuer sa ligne politique elle se doit de trouver d’autres alliés et d’autres revenus de toute urgence. Son produit intérieur brut diminue de plus d’un tiers, son commerce extérieur des trois quarts, c’est le début de ce que l’on nomme la « période spéciale en temps de paix ». Le pays ouvre alors grand ses bras au tourisme. Afin d’accueillir ces flux de touristes, il faut préparer les infrastructures nécessaires mais aussi accepter que la venue de personnes extérieures, le mélange de cultures, l’échange d’expériences et de points de vue modifient et les vacanciers et le pays hôte. Les mœurs doivent s’adapter. En conséquence de quoi, l’image que donne le pays de lui-même n’a jamais été aussi importante, d’où cette nécessité de faire cesser les scandales de répression concernant les minorités et les opposants et il devient alors primordial de poursuivre l’éducation de la population vers l’acceptation de l’autre.
Ce changement de mentalité va s’incarner dans une œuvre qui aujourd’hui encore étonne par sa liberté d’expression. Fresa y Chocolate du grand réalisateur Tomás Gutiérrez Alea et de Juan Carlos Tabío sort en 1993 et c’est un immense succès. Plus d’un million de personnes vont le voir, faisant de lui sûrement l’un des plus vus de l’histoire du cinéma cubain. Il obtient de nombreux prix nationaux et internationaux comme lors du Festival International du Nouveau Cinéma Latino-américain de La Havane en 1993, de la Berlinale de 1994 ou lors des prix Goya en 1995. Ce film insuffle une critique des aspects doctrinaires du Parti Communiste Cubain et de la Unión de Jóvenes Comunistas à la fin des années 70. Il montre que le fait de quitter le pays n’est pas seulement dû à la pression étasunienne ou à la faiblesse individuelle mais bien à cause des erreurs et des manques de la Révolution. La violence des UMAP, la censure des artistes, l’oppression des homosexuels y sont clairement abordées. Les gens interrogés à Cuba se souviennent de ces queues interminables devant les cinémas avides de voir ce qu’était réellement l’homosexualité. Empêtrée dans tous ses stéréotypes, elle était devenue telle un mythe, bien loin de la réalité et ce film est reconnu pour avoir grandement participé à lutter contre l’ignorance et l’homophobie.
Un autre symbole vient illustrer le changement en cours à Cuba. En 2000, Mariela Castro Espín, fille de Raúl Castro et de Vilma Espín, nièce de Fidel Castro, sexologue spécialisée en pédagogie et en psychologie prend la tête du CENESEX, le Centre National d’Education Sexuelle. Il s’agit d’un organisme de l’État cubain, fondé en 1989 qui se dédie à l’étude, la recherche et l’éducation de la sexualité en faveur du développement de l’homme et de la femme ainsi que du soutien des personnes LGBTQIA+. D’un côté, on se méfie d’elle, de sa crédibilité. Son père et son oncle ont bien été les responsables des politiques répressives contre les homosexuels. Sa mère a dirigé durant plus de 50 ans la FMC et malgré tous les droits obtenus pour la femme cubaine, celle-ci reste bien souvent cantonnée à son rôle maternel et dépend toujours de son intégration au travail productif et révolutionnaire. Les lesbiennes elles, n’ont pas été particulièrement défendues. Mais les raisons de la méfiance à l’encontre de Mariela Castro sont paradoxalement son meilleur atout. Elle apparaît comme une figure politique capable d’incarner et de mettre en place le changement proposé par le régime depuis les années 1990 et qui s’accélère après la passation de pouvoir entre Fidel Castro et son frère. Depuis qu’elle est en fonction, Mariela Castro impulse de nombreuses initiatives incluant des campagnes préventives contre le sida, l’aide et l’accompagnement des personnes transsexuelles, la formation d’activistes qui sillonnent le pays pour faire des campagnes de sensibilisation, la promotion des professionnels du travestissement, ainsi que l’éducation et l’information en faveur de la tolérance concernant la diversité sexuelle. Elle participe régulièrement à l’écriture d’articles, de livres et à des conférences sur ces thèmes, pour un public cubain et étranger. En 2005, elle parvient à faire voter une loi légalisant les opérations de changement de sexe. Surtout, elle met en place tous les ans depuis 2008 les Journée mondiales contre l’Homophobie et la Transphobie qui se terminent le 17 mai par une Conga, une manifestation publique, équivalent cubain de la Marche des fiertés. Pour de nombreux observateurs, les débuts de Mariela Castro à la tête du CENESEX incarnent l’évolution de Cuba, espérée par beaucoup, vers plus de tolérance, de démocratie et de liberté. Pourtant, assez rapidement, son rôle est jugé ambigu. Elle cherche à incarner le changement sans assumer la rupture et surtout sans mettre en cause le pouvoir qui, par le passé, a mené des politiques homophobes. Lorsque Fidel Castro présente ses regrets concernant les politiques homophobes des années 60, elle atténue la portée de ses propos. Plus généralement, on reproche à son approche une victimisation des minorités sexuelles, la dépolitisation de la question homosexuelle, son maternalisme envers ces populations et l’hégémonie du CENESEX.
LA VOLONTÉ DE NE PAS OUBLIER LES OFFENSES DU PASSÉ
Internet, bien que cher et moins répandu que dans la plupart des pays du globe, s’est rapidement développé ces dernières années sur l’île. La grande victoire du régime pour répondre aux contestations, n’est pas tant, ou pas seulement, l’usage de la force répressive, comme nous la voyons de manière toujours plus régulière dans les démocraties occidentales, mais plus le fait d’avoir annihiler progressivement toute tentative, toute possibilité d’auto-organisation. Pour le dire simplement mais aussi sûrement caricaturalement, l’État social répondant à une grande partie des besoins primordiaux de la population suite à la Révolution, devient au même moment le seul responsable de l’organisation, qu’elle soit des marchandises, des individus, des projets, etc. Si la solidarité, la débrouille, le marché noir sont omniprésents dans les rapports entre les gens, la forme associative, l’organisation indépendante et autonome, l’initiative collective restent très marginales. Il est tout à fait clair que la démocratisation d’internet vient bousculer cet ordre des choses. Une communication diverse, sans filtre et parfois sécurisée, des lieux virtuels pour se retrouver, se reconnaître, échanger et s’organiser sont tout un tas de nouvelles possibilités dont ont accès les cubains et que le régime va avoir du mal à contrôler. Ce que le CENESEX refusait à la communauté LGBTQIA+, internet le permet, c’est-à-dire la possibilité d’avoir un espace (virtuel) à soi, sans dépendre d’une organisation étatique.
Les autorités du pays continuent à miser sur l’amélioration de son attractivité. C’est une de ses seules armes pour lutter contre un blocus étouffant resserré par l’administration Trump. Pour améliorer son image, Cuba développe des stratégies de healthwashing (le pays exporte ses médecins et son savoir-faire médical aux quatre coins du monde, comme actuellement dans plus de 40 pays dont les départements d’outre-mer français pour lutter contre le Covid-19) et de pinkwashing, afin de faire venir à lui les retombées économiques issues du tourisme. Un premier hôtel 5 étoiles réservé à la communauté homosexuelle vient d’ailleurs d’ouvrir ses portes en grande pompe et poursuit la construction de l’image gay-friendly du pays. Un des effets négatifs de cette ouverture au tourisme est la réapparition extrêmement rapide de la prostitution et dans ce cas de figure de la prostitution homosexuelle masculine. Ceux qui s’y adonne se nomme pingueros (cela vient du mot si souvent employé pinga qui signifie bite et tellement d’autres choses à Cuba). Les pingueros sont les cubains qui offrent leur service à des hommes, principalement dans le rôle de passifs pour les touristes, souvent européens, plus riches, de tout âge mais souvent plus âgés. Une grande partie des pingueros sont, ou se disent, hétérosexuels et le font pour l’argent. Pour d’autres, il s’agit d’une manière de se libérer. En effet, dans les sociétés homophobes comme l’est Cuba, c’est quelquefois avec des touristes homosexuels que les locaux gay peuvent espérer avoir des relations plus discrètes et moins susceptibles de donner lieu à des réactions violentes. C’est donc une solution en quelque sorte pour vivre sa sexualité.
L’homosexualité qui restait discrète en se développant sur internet, dans les rues et les parcs sombres des villes ou dans les chambres isolées des touristes étrangers revient en force sur le devant de la scène en 2018. Depuis la passation de pouvoir entre Fidel Castro et son frère Raúl, ce dernier met en place une série de réformes et de transformations sociales, politiques, économiques et diplomatiques permettant au pays de mieux s’adapter à l’évolution du contexte international et de la situation cubaine. Une nouvelle Constitution est nécessaire afin de rendre possible et d’encadrer ces changements. En 2018, le régime cubain propose une consultation populaire à l’échelle du pays sur plusieurs mois, afin que tout citoyen puisse donner son avis concernant un projet de nouvelle Constitution. Au travers d’assemblées dans la rue, dans les universités, dans les lieux de travail, les gens ont pu discuter librement et faire des propositions concernant chaque article. L’article 68 ouvre la voie au mariage homosexuel puisque l’union officielle serait désormais possible entre deux individus et non plus seulement entre un homme et une femme. Le président actuel, Miguel Díaz-Canel, se dit favorable à cette évolution législative. Prenant de court les autorités politiques, les Églises du pays, principalement les Églises évangéliques, vont s’allier et mener une campagne virulente et homophobe dans les lieux de cultes, dans les rues et sur internet. Dans la plupart des assemblées, l’article 68 est le plus discuté, le plus polémique et le plus controversé. Si certains activistes LGBTQIA+ se méfient de l’arrivée du mariage, car ils considèrent que cela fait partie de la stratégie de l’État cubain d’améliorer sa crédibilité vers l’extérieur, tout en dépolitisant les communautés concernées, ils considèrent tout de même que cela permettrait d’en finir avec la vision historiquement excluante qui a existé, considérant les unions hétérosexuelles comme naturelles et basant exclusivement la structure de la société et de la famille sur celles-ci. Au final, cet article est censé faire l’office d’un référendum en 2021 et la nouvelle Constitution qui ne clarifie pas cet aspect a été largement approuvée.
Alors que les premiers concernés acceptent mal que les autorités aient fait le dos rond face aux Églises évangéliques, il était logique qu’elles espéraient pouvoir s’illustrer au sein des Journées de lutte contre l’homophobie suivantes, notamment pour reprendre la rue, événement si rare à Cuba. Mais coup de théâtre, peu de temps avant la tenue de celles-ci, le CENESEX, main dans la main avec le Ministère de la Santé, le Parti Communiste et le gouvernement annoncent l’annulation de cette Marche, pour des raisons obscures et peu convaincantes. En réaction, un certain nombre d’activistes, notamment par le biais des réseaux sociaux, vont assumer d’appeler à quand même se rassembler pour la marche. Ce n’est pas seulement le fait de la faire sans le patronage du CENESEX dont il s’agit, c’est de la faire avec le désaccord et de celui-ci et des autorités gouvernementales cubaines. Malgré les menaces et la pression qui monte, les gens intéressés continuent à se donner rendez-vous pour se retrouver. Il s’agit en fait, de la première manifestation politique non autorisée depuis la Révolution, ce qui fait de celle-ci un événement historique indéniable. C’est en pressentant cela que des journalistes du monde entier ont tenu à être sur place afin de médiatiser la tournure de la situation et que les gens de l’opposition ont cherché à investir cette conflictualité. Certaines personnes sont arrêtées préventivement, car considérées comme leaders. Le jour J, la marche a bien lieu, réunissant plus de 300 personnes. Elle commence sa déambulation dans le centre mythique de La Havane lorsqu’à un croisement, un bus se met en travers et des policiers en civil en sortent pour les bloquer. Face à la volonté des gens présents de continuer à avancer, certaines personnes sont frappées et arrêtées. Les photos, qui feront viralement le tour de l’île via les réseaux sociaux et le tour du monde, sont dévastatrices pour le régime qui faisait tant d’effort pour améliorer son image. Cette journée a été vécue comme fondamentale pour un grand nombre de personnes. Un tel antagonisme de point de vue entre certains activistes autonomes et les organisations officielles rend difficile à imaginer un possible retour à la normale. Si les temps suivants la Marche contre l’homophobie il n’y a pas eu véritablement de suite à cette insubordination, il est évident que de nombreux cubains ont en tête l’existence de cet événement et que ce dernier aura des ramifications qu’il est encore tôt de prévoir. S’il y a un risque d’auto-satisfaction de la part des activistes, qui les empêche de faire un bilan critique sur ce qu’il s’est passé et de se projeter vers l’avenir afin d’être plus efficace, il est évident que la Marche de l’année suivante aura une importance particulière. Il s’agira et pour les activistes et pour l’État de bien penser la stratégie pour arriver à ses fins. S’agira-t-il d’une montée en puissance ou d’un retour à la normale synonyme de défaite ? D’autant plus que la communauté LGBTQIA+, en osant prendre la rue pour défendre ses droits malgré l’interdiction, a cristallisé toutes les attentions. En cela, elle s’est retrouvée être le fer de lance de différents mouvements de mécontentements. Beaucoup ont commenté : « Los maricones nous ont donné une leçon. Ils ont démontré qu’on pouvait faire des choses beaucoup plus radicales que ce qu’il se fait normalement. » Seule l’apparition exceptionnelle du virus peut rebattre les cartes de ce conflit en cours mais l’enjeu est de taille et l’échéance de la prochaine Marche est prise, il est difficile d’en douter.
[1] Cet article a aussi paru sur Trou noir le mensuel de la dissidence sexuelle.
Paru dans lundimatin#243, le 18 mai 2020