La révolution vue par les anarchistes cubains en décembre 1959

C’est avec plaisir que nous présentons à nos lecteurs cette analyse des luttes du peuple cubain communiquée par notre confrère anarchiste anglais «Freedom» par nos camarades de Cuba (1).

LA VICTOIRE :

La Havane, … août 1069. La révolution cubaine est un événement politique qui a éveillé l’attention des peuples du continent américain. Les débats les plus brûlants ont fait rage à propos de son contenu idéologique et de ses méthodes, débats influencés par les préjugés et les options politiques de leurs promoteurs. Comme le mouvement libertaire du continent et du monde ne dispose pas d’autre source d’information que les agences de presse et les reportages des journaux, nous avons pensé qu’il était nécessaire de lui soumettre le présent rapport.

La révolution traverse actuellement une période de transition et, jusqu’à un certain point, il est difficile de formuler des opinions arrêtées sur plusieurs de ses aspects les plus intéressants. Cependant nous essayerons de donner une description objective de tout ce qui, dans le domaine politique et social, concerne les réalisations et les projets qui se rapprochent de notre conception des choses.

Cette révolution, dans sa phase présente, est soutenue par plusieurs organisations, assez hostiles entre elles, et la nôtre peut compter parmi celles qui sont les plus influentes.

Les transformations déjà intervenues, et celles qui sont en discussion et en préparation, n’impliquent pas une refonte complète des institutions en vigeur ou, même si certains le souhaitent, une modification radicale.

A partir de ces prémices, et en tenant compte de tout ce qui y diffère de nos idées, nous pouvons observer et analyser les événements plus clairement.

L’INSURRECTION :

Ce furent certainement les bandes armées implantées dans les montagnes de la Sierra Maestra et conduites par Fidel Castro, qui donnèrent leur empreinte au mouvement. Cependant, avant l’apparition des premiers guerilleros sur la côte orientale, la résistance au régime était déjà active dans les mouvements estudiantins et populaires à La Havane et dans la plupart des villes de l’intérieur. Castro lui- même avait attaqué la caserne Moncada en 1953 et préparé le débarquement de nombreux clandestins en divers points de l’île, mais tous furent repoussés.

Tous ces préparatifs avaient pour but de provoquer l’insurrection de la population et Fidel Castro fut un des premiers à croire qu’une guerre civile pouvait triompher de l’ordre établi.

Une fois que la guérilla fut installée dans les montagnes, grâce au Mouvement du 26 juillet, toutes les forces luttant contre la dictature de Batista, à l’intérieur ou à l’extérieur de Cuba, acceptèrent les méthodes de Castro et contribuèrent à l’entretenir et à la renforcer. D’autres organisations révolutionnaires envoyèrent des militants établir de nouveaux fronts dans les régions montagneuses de la Sierra Ëscambray et de la Cordillera de los Organos. Sans négliger pour autant la campagne de sabotage, de résistance civile et de propagande dans les agglomérations.

A la chute du dictateur, au moins cinq mouvements avaient organisé des guérillas et militaient activement dans les villes et les villages: le «Mouvement du 26 juillet», le «Directoire Révolutionnaire», la «Fédération des Etudiants» l’organisation «Autentica» et le «Front National Démocratique». Ils avaient en outre la sympathie d’organisations typiquement ouvrières.

Bien que tous ces groupements fussent relativement puissants et actifs, le plus important et celui auquel on pouvait accorder le plus de crédit était le Mouvement du 26 juillet. Lui seul possédait un leader d’envergure, Fidel Castro. La campagne de diffamation lancée contre lui par Batista et ses valets dans la presse cubaine et étrangère en fait foi,

La police dans les villes et la garde rurale dans les campagnes s’imposaient à la population par la terreur, la torture et les massacres, s’attaquant même aux enfants et aux proches de ceux qui sympathisaient avec la résistance à la tyrannie. Le mécontentement croissait de jour en jour en même temps que se renforçait le désir d’échapper à cette situation intenable. Les excès de la répression finirent même par écœurer de nombreux supporters du régime, ce qui affaiblit considérablement leur potentiel de résistance durant les derniers jours du «batistisme». Il était clair que l’ère funeste touchait à sa fin.

La démoralisation était si extrême que les officiers supérieurs de l’armée conclurent un pacte pour mettre fin à la guerre civile sans que les chefs militaires au pouvoir cherchassent à le saboter: il pouvait permettre de sauver quelques têtes haut placées car l’effondrement de la résistance des troupes forçait le tyran à fuir.

Au matin du 1er janvier 1959 le peuple cubain apprit la fuite de Batista et de sa suite, ainsi que la constitution d’une Junte Militaire. La grève générale paralysa toutes les activités de la nation et le peuple, inspiré par les organisations révolutionnaires, s’empara des commissariats de police, des casernes et autres éléments de l’appareil étatique sans rencontrer aucune résistance de la part des représentants du régime déchu. C’est ainsi que sombra dans le ridicule la plus fière et la plus noire tyrannie que Cuba ait connue au cours de son existence prétendue indépendante. Le sang du peuple, qu’elle versa pendant sept ans de cruauté et de sauvagerie, venait de la balayer sans souffrance et sans gloire.

LA RÉVOLUTION AU POUVOIR :

Quand la révolution eut triomphé il devint patent que le Mouvement du 26 juillet s’installait au pouvoir sans le partager avec les autres organisations qui avaient pris part à l’insurrection, qui s’étaient alliées à lui à la conférence de Caracas et y avaient conjointement signé le pacte d’unité d’action contre la dictature.

Lorsqu’il s’agit de déterminer qui prendrait le commandement, à l’arrivée des forces rebelles dans la capitale, un incident survint entre le Mouvement du 26 juillet et le Directoire révolutionnaire. Incident que révéla Fidel Castro dans une déclaration publique faite au Camp de la Liberté au cours de laquelle il usa de termes menaçants à l’égard du Commandant Faure Chaumont, secrétaire général de l’Association Révolutionnaire des Etudiants, tournant ainsi le dos à un comportement de plusieurs mois.

Pourtant Chaumont et le Directoire ne parurent pas affectés par cette attaque qui aurait pu causer une scission entre les deux organisations. Ils continuèrent à coopérer bien qu’ils n’aient aucun représentant dans le nouveau gouvernement.

L’attitude du Directoire Révolutionnaire, plus qu’un compromis, fut certainement inspirée par un haut sentiment de la responsabilité à un moment où l’unité était absolument nécessaire pour prévenir les tentatives contre-révolutionnaires qui prenaient diverses formes dans plusieurs parties de l’ile.

Le Gouvernement Révolutionnaire comprenait une importante proportion de jeunes qui manquaient d’expérience dans le domaine administratif et cela les gêna dans leur travail durant les premiers mois.

Le Dr Manuel Urrutia Lléo avait été désigné pour le poste de président, au cours de la conférence de Caracas, par le Mouvement du 26 juillet malgré l’opposition des autres organisations. Le Dr Miro Car- dona, nommé Premier ministre, fut rapidement mis à un autre poste et remplacé par Fidel Castro. A partir de ce moment on commença à comprendre pourquoi les affaires allaient mal au sein du Gouvernement Révolutionnaire.

CRISES EN SÉRIE :

Après quelques mois à peine de nombreux ministres furent exclus, sans qu’il soit donné de cette crise une explication publique qui satisfasse ceux qui avaient quelque connaissance en politique. On supposa que le manque d’empressement ou le désaccord sur certaines méthodes révolutionnaires, ou les deux à la fois, étaient la cause de leur retrait, mais ce n’était qu’une hypothèse.

On assista à diverses contreverses entre des journalistes tels que Sergio Carbo, rédacteur en chef du périodique «Prensa Libre», et Guillermo Martinez Marquez, administrateur du quotidien «El Paiz», qui jouit d’un grand prestige auprès de l’Association Interaméricaine de la Presse, d’une part, et Fidel Castro et d’autres membres du gouvernement, d’autre part Ces journalistes publiaient des manifestes où ils critiquaient certaines méthodes gouvernementales. Leur campagne exhalta les passionnés de la liberté d’expression et fit rétablir la liberté de la presse.

Fidel Castro entreprit un voyage à travers le continent américain qui fut appelé à Cuba l’«Opération Vérité». Son but était de rassurer le peuple américain sur les exécutions de criminels de guerre et sur la tentative d’infiltration communiste dans le gouvernement que rapportaient la presse étrangère et diverses personnalités réactionnaires. Après ce voyage les exécutions diminuèrent rapidement jusqu’au point de cesser complètement. Cependant la situation n’était pas du tout clarifiée en ce qui concernait l’infiltration communiste. Les attaques contre le Gouvernement Révolutionnaire furent maintenues par les journaux de plusieurs pays.

L’attention du public cubain fut attirée par la désertion de plusieurs membres de l’Armée Révolutionnaire et la démission du Commandant en chef de l’Aviation dénonçant la prétendue infiltration communiste. En outre la tension fut portée à son comble par une déclaration du président Urritia Lléo dans laquelle il attaquait violemment les communistes, les accusant de porter préjudice à la Révolution cubaine en obéissant aux ordres de Moscou.

Le 17 juillet les manchettes des quotidiens du matin annonçaient la démission de Fidel Castro. Ce fut une journée d’expectative, les rumeurs les plus diverses couraient. Le peuple et les organisations révolutionnaires attendaient dans I’inquiétude les conséquences de cette situation critique.

A vingt heures, au cours d’une allocution radiodiffusée et télévisée, le Dr Castro expliqua les raisons de sa démission (divergences de vues entre lui et le Dr Urrutia Lléo) et accusa ce dernier de trahir la révolution. «S’il avait pris la décision de démissionner c’était pour respecter les principes de la démocratie». Ce discours mit le peuple en confiance d’autant plus que quelques minutes après minuit le Président de la République quittait son poste où le remplaçait le Dr Osvaldo Dorticos Torrado.

Bien que les membres du gouvernement eussent toujours déclaré le contraire, on pensait parmi la population que des éléments ou des sympathisants communistes s’étaient glissés dans les ministères et influençaient les décisions qui y étaient prises. À notre avis ces communistes n’occupaient pas ces postes en tant que membres du Parti Socialiste Populaire (nom du P.C. cubain), mais en tant que militants ayant accompli leur part du travail insurrectionnel sous la bannière du Mouvement du 26 juillet. A la constitution du gouvernement ils furent suffisamment habiles pour se faire nommer, ne perdant ensuite aucune occasion de servir leurs propres intérêts partisans et cela d’une manière fort subtile.

Actuellement les communistes ne sont pas encore assez puissants pour détourner à leur profit le cours de la révolution, bien qu’ils puissent lui faire subir quelques torts. Personne plus que les libertaires ne comprend le danger que ces éléments représentent pour la liberté.

(A suivre.)

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(1) Voir «Freedom» (27 Red Lion Street, London W. C.l.): n°41, 42 et 43 des 10, 17 et 24 octobre 1959. – 1/3 -

Le Monde Libertaire n°55 – décembre 1959 – Fédération Anarchiste


Enrique   |  Histoire, Politique   |  11 26th, 2018    |