Entretien avec Fernando Ravsberg : On m’avait envoyé à Cuba pour couvrir la chute de Fidel et de la Révolution
Fernando Ravsberg est l’une des plumes les plus lues et controversées du journalisme à Cuba. Cet Uruguayen résidant dans l’île depuis près de trente ans rend compte depuis une décennie de la vie à Cuba sur son blog Cartas desde Cuba. Ses analyses sans complaisance de la société cubaine ne lui ont pas facilité la vie dans un pays qui — aux dires de l’un de ses plus grands penseurs contemporains — même s’il est de gauche, ne sait pas quoi faire de ce qui est à sa gauche. Les autorités viennent de lui refuser sa carte de presse et par conséquent son titre de séjour. Cubania regrette cette nouvelle et, en guise de prise de congé, publie en trois parties un entretien que nous a récemment accordé Ravsberg.
J’avais couvert des guerres et des conflits en tant que correspondant avant mon arrivée à Cuba : j’avais été au Chili pendant les derniers mois de Pinochet et au Pérou pour suivre le Sentier Lumineux. Dans les années 1990, on faisait des conjectures sur l’effondrement de la révolution cubaine, censé déboucher sur un conflit armé ; on m’avait envoyé à Cuba essentiellement pour couvrir la chute de Fidel Castro et de la Révolution.
Je connaissais le fonctionnement des situations d’ingouvernabilité en zone de conflit et au bout de trois mois, je me suis adressé à mon responsable pour lui expliquer que je ne percevais aucun signe laissant présager ce à quoi on s’attendait. Vingt Cubains avaient pénétré dans l’ambassade d’Espagne pour y demander asile et à 50 mètres de là, au carnaval, 300 000 autres dansaient et buvaient de la bière. Lequel de ces deux tableaux représentait vraiment Cuba ?
Nous avons fini par conclure que nous ne connaissions rien de ce pays, même pas sa religion. Les Cubains ne sont pas catholiques comme le pensaient certains, ou athées comme le disait le gouvernement. Ils sont macumberos. À l’époque, on ne parlait pas de Santería mais de macumba (1).
Les Cubains sont macumberos, du bas de l’échelle jusqu’au gouvernement. Des personnalités de premier plan de ce pays ont porté toute leur vie une chaîne à la cheville (2).
Aussi, nous avons décidé d’apporter un éclairage différent, en mettant un peu de côté l’actualité au profit d’informations peu diffusées, surtout chez les Latino-Américains.
Les seules informations auxquelles les Latino-Américains ont accès concernant Cuba sont d’ordre politique, elles sont très abstraites ; inversement, c’est aussi le cas des Cubains par rapport à l’Amérique latine. On méconnaît réciproquement les coutumes, les traditions…
Je travaillais à l’époque pour la radio publique suédoise. Peu après, j’ai été contacté par la BBC ; j’ai donc travaillé avec ces deux médias en même temps, pendant vingt-deux ans pour la BBC.
En 1997, après sept années passées à Cuba, je me suis dit qu’il était temps de partir. J’en ai parlé aux médias avec lesquels je travaillais mais aucun des deux n’a accepté mon départ.
Cuba ne fonctionne pas comme les autres pays où il suffit de dire que vous travaillez pour la BBC ou The New York Times. Ici, cela repose sur des relations, il faut connaître des gens, il faut qu’on sache que vous allez protéger vos sources, que vous n’allez pas déformer des propos… Tout est plus personnel.
Quand j’ai décidé de rester, je me suis dit : bon, puisque je vais vivre ici, je dois adopter la manière d’être du pays.
J’ai vraiment commencé à apprécier Cuba, à découvrir des endroits, à faire de la plongée, à profiter de toutes ces choses que l’on peut faire dans ce pays… C’est alors que je suis tombé amoureux. C’est aussi à ce moment-là qu’est né Cartas desde Cuba.
Le blog est le fruit d’une initiative personnelle : les contraintes de la BBC ne me permettaient pas d’exploiter toutes les informations dont je disposais. J’avais de très bonnes informations fournies par des personnes qui voulaient garder l’anonymat. Par exemple, quand on m’a donné la vidéo d’Alarcon à l’UCI (3) — c’est moi qui l’ai publiée —, ma source m’a demandé de ne pas révéler son identité. Cela m’a valu trois heures de pressions, mais j’ai assumé et je n’ai pas donné de nom. Je savais qu’on n’allait pas me torturer ou me tuer…
Ce qui pouvait m’arriver de pire, c’était d’être expulsé du pays.
Ce jour-là, quand je suis arrivé à la maison — je me rappelle que nous refaisions la peinture — j’ai dit à mon épouse : arrête de peindre, on s’en va. Il s’est avéré que l’une des personnes qui avaient fait pression sur moi pour que je révèle la source de la vidéo de l’UCI deviendrait par la suite un ami qui me donnerait des informations pour le blog.
Une autre fois, c’était exactement en août 1994, je conduisais sur le Malecón quand tout a commencé (4). Je suis descendu et j’ai commencé à transmettre les nouvelles. Mais la BBC exigeait que le contenu des informations publiées soit confirmé par deux autres sources et on me disait depuis Londres qu’aucune agence ne parlait de ces événements. Évidemment, puisque cela venait d’éclater sous mes yeux ! J’allais à Guanabacoa et c’est moi qui ai eu le scoop, j’ai été à vingt centimètres de Fidel quand il est arrivé seul sur les lieux.
La BBC a fini par diffuser l’information mais ce n’était pas la politique. C’est pourquoi je leur ai proposé de créer un blog, un support avec une approche plus flexible, moins tournée sur l’actualité que sur le point de vue d’un correspondant sur Cuba ou depuis Cuba.
Nous avons essayé une semaine avec cinq articles et l’audience est montée en flèche. Nous avons donc décidé de lancer le blog pour de bon et de le mettre à jour une à deux fois par semaine. Nous avons été le site le plus suivi jusqu’en 2014, quand nous avons cessé d’être accompagnés par la BBC.
Suite au changement de direction de la BBC à Miami, la chaîne a commencé à présenter une vision différente de Cuba… J’ai compris que cela entrerait en contradiction avec l’approche de Cartas desde Cuba et j’ai acheté le nom du domaine.
La BBC de Miami a créé un nouveau blog avec des dissidents, Voces desde Cuba, mais le site n’a pas rencontré beaucoup de succès et il a fini par fermer.
Depuis que je suis à la tête du blog, j’ai essayé de créer un débat positif en faisant participer toutes les tendances. Nous avons des commentaires d’annexionnistes, de révolutionnaires, de pro-gouvernement. Nous avons réussi à rendre ce débat possible en évitant les insultes de part et d’autre, à faire en sorte que toutes les idées qui caractérisent la société cubaine d’aujourd’hui soient représentées. Il arrive même parfois que sur certains points, des gens de Miami, très anticastristes, rejoignent des gens de Cuba très révolutionnaires.
Nous venons de faire émerger le sujet de la santé publique et l’absence de prise en charge des soins médicaux pour les émigrés cubains : nous suggérons de créer une assurance médicale qui leur permettrait de se soigner à Cuba, de toute façon, ces émigrés reviennent pour se faire soigner de manière gratuite.
Editorial Cubania
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1. Macumba : mot d’origine africaine qui désigne des pratiques religieuses mêlant candomblé et rituels bantous, très diffusées au Brésil et dans certaines régions du Venezuela et d’Argentine. Ce type de syncrétisme religieux sud-américain ne correspond pas exactement à la Santería de Cuba. Le mot macumberos désigne les personnes pratiquant cette religion.
2. Le port d’une chaîne à la cheville est une pratique rituelle d’origine africaine au moyen de laquelle le porteur cherche à se protéger de la mort, de l’emprisonnement ou de tout autre malheur qui pourrait le guetter.
3. Cette vidéo montre des passages d’une rencontre entre Ricardo Alarcón qui était alors président de l’Assemblée nationale du pouvoir populaire, le Parlement cubain, et des étudiants de l’UCI (Université des sciences informatiques). On peut y voir le vif débat soulevé par les questions de l’étudiant Eliecer Ávila au sujet de l’absurdité d’interdictions alors en vigueur et qui limitaient le droit des Cubains à voyager à l’étranger, à accéder aux hôtels, à internet, entre autres.
4. Ces manifestations antigouvernementales avaient éclaté dans le quartier de la Vieille Havane situé à proximité du Malecón à l’époque la plus difficile de la Période spéciale. Baptisée “maleconazo” a posteriori, la révolte prit fin avec l’arrivée de Fidel Castro sur les lieux.