Des piments noirs pour dégeler le mur de La Havane
« Opter pour la liberté n’est pas, comme on nous le dit, opter contre la justice. Si quelqu’un vous enlève le pain, il supprime au même moment votre liberté. Mais si quelqu’un vous enlève la liberté, soyez sûrs que votre pain est menacé, car il ne dépend plus de vous, ni de votre lutte, mais de la volonté d’un maître. La misère grandit à mesure que diminue la liberté et vice-versa ». Albert Camus
Que pouvons-nous dire au sujet des événements qui se sont déroulés à Cuba ces 20, 21 et 22 mars 2016 ? Avoir quelques réflexions politiquement incorrectes, d’après les matrices d’opinion que nous avons lu ces derniers jours. Mais si comme nous l’avons appris de Castoriadis le projet d’autonomie commence lorsque quelqu’un s’interroge sur la pertinence de ce qui est appris, et qui par conséquent fait l’effort de penser par soi-même, nous ne pouvions pas faire moins à propos du dégel du mur de La Havane.
Les conclusions de droite et de gauche, pour utiliser les termes traditionnels, varient sur sa signification. Une tribune assure qu’Obama a atterri sur l’île pour libérer les Cubains. Sur une autre, on suggère que l’administration américaine a dû plier l’échine face à l’irréductibilité de la « révolution cubaine » en étant été forcé de traité d’égal à égal. Pour nous, cependant, ce n’est ni l’un ni l’autre. L’État cubain et l’État nord-américain, chacun en fonction de ses propres intérêts, ont accepté de lancer une série d’accords visant à accroître les flux de capitaux à travers les 110 mille kilomètres du pays insulaire. En ce sens, au dernier Sommet des Amériques, sur le sol panaméen, la première poignée de main entre Raúl et Barack était une métaphore. Pendant que lors du Sommet social, les dissidents et les pro-castristes en venaient aux mains, le cœur du conclave a toujours été au Sommet des négoces, dans lequel se donnèrent rendez-vous quelques-unes des entreprises les plus performantes du capitalisme global avec les représentants économiques de l’île de Cuba. Si l’objectif d’Obama est de rapprocher les 166 kilomètres qui séparent les deux pays, avec un marché à développer pour les investisseurs cubano-américains, ce sera la photo des deux hommes ensemble dont se souviendra l’histoire ; par contraste pour l’administration des Castro cela signifie que c’est l’oxygène économique qui va permettre de construire une gouvernance post-Fidel contrôlée. Ni meilleur ni pire, le capitalisme d’État cubain se trouve en pleine mutation en tant que mécanisme d’auto-préservation devant l’arrivée de vents contraires dans la région.
Nonobstant ce qui précède, nous avons raison d’avoir des motifs d’inquiétude pour toute une série d’expectatives concernant les transformations que le dégel occasionnera dans la vie quotidienne de la population. Et cela nous le disons en même temps que nous continuons à demander la fermeture de cette ignominie appelée « Prison de Guantanamo » et nous faisons poids pour hâter la fin d’un embargo qui se termine, non grâce aux exigences populaires du continent comme nous l’aurions souhaité, mais par les propres impératifs de la mondialisation économique. Un exemple de cela sont les 110 vols commerciaux quotidiens entre les deux pays qui ont été réactivés en prélude à la fête.
Ce n’est pas une mince affaire que de permettre que les Cubains puissent profiter pleinement des conséquences co-latérales du tsunami de l’investissement étranger à venir et d’une série de libertés civiles et politiques qui sont déjà les nôtres dans le monde, qui pour très limités qu’elles soient, ont été la conquête des luttes des peuples. Si l’embargo économique n’est plus ce qu’il était il y a quelques années, la répression gouvernementale a du se relâcher pour préparer le terrain d’une transition contrôlée. Et si nous n’avons plus aujourd’hui la chasse aux homosexuels, aux poètes et aux rockers des années précédentes, il existe encore dans la société cubaine la peur d’exercer la liberté d’expression, de réunion et d’association, par crainte de représailles de toutes sortes, qui incluent encore la privation de liberté. Que les cubains et les cubaines puissent promouvoir tous les types d’organisations – y compris les syndicats non-officiels, qu’ils puissent diffuser leurs points de vue par des moyens écrits et électroniques en toute liberté, qu’ils puissent manifester comme les autres habitants de la planète et qu’ils aient le droit de penser différemment des fonctionnaires gouvernementaux, c’est d’une importance telle qu’il faut ramener cela à sa juste dimension. Ses libertés démocratiques formelles ne représentent pas tout ci est possible et souhaité au nom de la liberté, mais ce sont des droits qui doivent être protégés afin de les améliorer. Et de plus, il faut nous réjouir quand d’autres, comme les cubains, vont aussi avoir cette chance, avec nous, pour les défendre. Que les mouvements sociaux et les activistes cubains aient l’opportunité de participer, avec nous, dans les luttes à venir pour étendre la dignité humaine, c’est une possibilité qui rend certainement heureux. Pendant longtemps, nous avons été séparés et il était temps que nous ayons le bonheur de marcher ensemble. Enfin, avec ce qu’on a appelé la « révolution cubaine » nous avons appris amèrement ce qu’il ne faut pas faire sur le chemin de l’émancipation. Et ces leçons nous devons les mettre en œuvre immédiatement.
Pendant que les événements se déroulent, nous continuerons à profiter de la voix de la guarachera d’Amérique, Celia Cruz, proscrite par le castrisme, et du moment où ses restes pourront êtres enterré dans un autre Cuba, selon son désir. En outre, nous ne cesserons pas de nous souvenir de ceux tués qui ont été assassinés et martyrisés par l’autoritarisme, ces êtres qui nous sont proches : les anarchistes cubains Augusto Sánchez, Rolando Tamargo, Ventura Suárez, Sebastián Aguilar fils, Eusebio Otero, Raul Negrín, Casto Moscú, Modesto Piñeiro, Floreal Barrera, Suria Linsuaín, Manuel González, José Aceña, Isidro Moscúu, Norberto Torres, Sicinio Torres, José Mandado Marcos, Placido Méndez, Luis Linsuaín, Francisco Aguirre, Victoriano Hernández et José Álvarez Micheltorena. A eux, et à tout ce qu’ils ont signifié pour la lutte pour la justice avec liberté : un piment noir dans notre mémoire.
Publié dans : https://rafaeluzcategui.wordpress.com/2016/03/22/cayenas-negras-para-el-deshielo-del-muro-de-la-habana/
Rafael Uzcategui