Festival du Cinéma Pauvre : ce que la mer a apporté à Gibara
Le Festival International du Cinéma Pauvre a lieu tous les deux ans dans le village côtier de Gibara. Créé par le cinéaste cubain Humberto Solás, c’est un des lieux les plus intéressants et authentiques du circuit cinématographique indépendant et alternatif d’Amérique Latine et des Caraïbes. Cette rencontre entre jeunes venus de toutes parts se fait dans un lieu qui ne ressemble à aucun autre à Cuba.
Avec ces mêmes mains qui ont poli les coquillages et taillé les « güiras » pour fabriquer pas moins de cents hochets entre la tombée de la nuit et l’aube, Ivan est gêné d’avoir à frôler une femme. Il nous salue néanmoins, serein, après nous avoir raconté son histoire et celle de ces pièces que nous transporterons, et qui bientôt parcourront environ 700kms, multipliant ainsi leur prix par trois. Elles sont presque toutes des cadeaux de ce trentenaire à la peau tannée – couleur soleil de la plage, et non pas des champs – mais ayant des rides identiques sur chaque pommette.
Bien évidement, la logique prend le pas sur le vice des habitants vaniteux de la capitale. C’est seulement une fois que le Festival arrive à Gibara, et que ses rues redeviennent ce qu’elles sont, qu’il est possible de transcender le pourquoi. Et cet exercice est sauveur.
Jibá, jíbaro, guiabara, Gibara…
A Gibara, la Ville Blanche, un peso cubain a une telle valeur que ceux qui viennent pour la première fois peuvent à peine résister au plaisir d’acheter. Et pendant le Festival, tout au long de la Calle Real puis en traversant les deux parques jusqu’à arriver au bord de la mer, les artisans tels Iván exposent leur marchandise pendant la haute saison. Celle-ci compensera, avec un peu de chance, la période où le village saigne à nouveau de ses vieilles blessures.
La ville voisine de Holguín, plus importante en termes d’étendue territoriale, de démographie et de ressources économiques dès l’instant où elle a récupéré un tronçon de l’autoroute centrale, a pillé Gibara pendant des décennies. Le faste de celle-ci n’est à présent plus qu’un lointain souvenir. Sa position de port cubain le plus près d’Europe lui valut un statut particulier. Elle a tout d’abord reçu la visite d’européens renommés au niveau culturel, telle que la danseuse Isadora Duncan. Par ailleurs, la destruction de ses biens lui a été épargnée pendant la Guerre d’Indépendance autant par les espagnols que par ces soldats cubains appelés « mambises ». Et l’envolée républicaine lui a valu de recevoir de La Havane un grand soutien au niveau de ses infrastructures éducatives, sanitaires et culturelles, telles que la création d’imprimeries, de librairies et de cinémas. Enfin, elle compte dans son amer patrimoine le fait d’avoir été la première à recevoir, de manière simultanée, des attaques aériennes, maritimes et terrestres…
Depuis le milieu du siècle dernier jusqu’à aujourd’hui, au-delà des programmes sociaux dans lesquels des générateurs électriques ont été installés à l’ouest de la ville, Gibara a été pénalisée par une très lente reconstruction. Celle-ci s’est mise en place après avoir réalisé, lors des premiers recensements sous la période révolutionnaire, qu’elle fait partie des populations cubaines les plus inactives et ayant un flux migratoire de jeunes vers l’extérieur le plus élevé du pays. Ainsi, l’ouragan qui l’a dévasté en 2009 n’a fait qu’empirer la situation.
La découverte de sa géographie par les habitants de Gibara comme plateau de cinéma puis plus tard, comme hôtesse d’un évènement culturel qui ramène sur ses terres des réalisateurs du monde entier, est la chose la plus importante qui s’y passe depuis dix ans. C’est un village à l’exquise sensibilité qui est sur le point de réunir ses habitants, en plein XXIème siècle, autour d’un vieil appareil qui, durant la nuit, projette contre un arbre du parque les grands films cubain. C’est un endroit entre terre et mer où s’est mise en place une culture de la survie, un équilibre et une beauté qui transcende, grâce à sa vision de découvertes, ce que d’autres peuvent offrir. C’est sans doute là que prend l’origine de son nom : « jíbaro».
L’amour des gens heureux
Humberto Solás, l’un des plus grands cinéastes de tous les temps à Cuba et en Amérique Latine, a fondé ce festival il y a onze ans, dans la ville côtière lui ayant servi de plateau pour un classique du cinéma cubain : Lucía. Lorsqu’il l’a mis en place, il su qu’il démarrait un projet durable. Visionnaire, Humberto rédigea chacune des neuf conditions d’existence du Festival du Cinéma Pauvre, un concept qui, à l’époque, il y a dix ans, paraissait à peine concevable pour nous. Il y eu bien sûr quelque chose de certain, prévisible et logique. Cependant, quelque soit l’expression concrète de cette utopie, c’est le choix de prendre Gibara comme scène pour ce grand forum de cinématographie qui transformerait les périphéries en centre. C’est ainsi qu’est né ce foyer pour le cinéma, à partir d’une certaine idée de la liberté, sans attaches ni compromis, mis à part la volonté créatrice. Tout comme ce village au bord de l’eau, sauvage et désarmé.
Il n’est pas étonnant de constater onze ans plus tard aussi bien la forme physique dans laquelle l’utopie socio-culturelle de Solás a pris forme, que le caractère intemporel et liant de ce concept. Le festival des cinémas marginaux – c’est-à-dire conçus et distribués en dehors du(des) circuit(s) hégémonique(s) – a rendu à cette communauté de pêcheurs cubains une place au niveau national. Ceux qui, depuis n’importe quel endroit, se reconnaissent dans cette façon de faire du cinéma à partir d’un effort individuel, une vision à contre-courant ont pu ainsi se connecter entre eux.
Le contexte de la production cinématographique cubaine au cours des dix dernières années oscille autour de la crise de l’industrie et l’émergence d’une avalanche de sujets de films en marge du monopole de la production et la distribution, avec des périodes de rapprochements plus ou moins marqués. Dans ce contexte, le Festival du Cinéma Pauvre s’est érigé également tel un complément spontané, et par conséquent logique, d’un échantillon du festival de Jeunes Réalisateurs qui, en tant qu’espace de légitimité, ne suffit pas pour accueillir cet univers parallèle qui devient de plus en plus insaisissable.
Les thèmes abordés sont la marginalité sociale, la migration, la légitimité des anciennes professions ou métiers, le fonctionnement des structures de représentation sociale et les zones conflictuelles dans les relations interpersonnelles. Et bien souvent, surtout dans les propositions cubaines, on y trouve la revendication de l’exercice le plus classique, celui de conter et l’esthétique des logiques productives austères.
Ceux qui attendent impatiemment que l’utopie socio-culturelle d’ Humberto Solás les mettent à nouveau sur l’échiquier national est un public de cinéphiles dont la sensibilité est supérieure à la moyenne du reste de l’Ile. Le festival a également été un espace dédié à la formation.
Ce village de pêcheurs n’attend pas de la part du Festival les tapis rouges mais les jeunes cinéastes de pays aux noms « exotiques » et aux histoires aussi singulières que celles de leurs visiteurs. Pour eux, ces jeunes qui arrivent avec leur sac à dos et un DVD de leurs productions sont de vrais artistes. Ils leur offrent alors leurs maisons, leurs lits, leurs repas….
C’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’Estela il y a quelques années. Elle et son mari habitent la maison où dormait Solás, là où il a réfléchi aux scènes de Lucía. Comme presque tous les logements là-bas, il s’agit d’une maison avec un balcon face à la mer et avec la porte toujours ouverte. J’ai vécu là-bas quinze jours en avril 2012 et j’ai appris à faire une paella façon Gibara, comment préparer un bon cocktail d’huîtres, comment on ouvre une « jaiba » et comment reconnaitre un poisson frais. « Cuisine uniquement un poisson s’il sent la mer, s’il est brillant, si son corps est rigide et arqué, si sa consistance est élastique, si ses écailles sont rigides et bien collées à la peau, si ses yeux occupent toute la cavité, si ses branchies sont humides… ». Je m’en souviens si clairement tout comme la texture des mains d’Iván. L’amour des gens heureux tel que je ne l’ai jamais connu par ailleurs dans ma vie.
Marianela González
Habana XXI