Ernesto Lecuona. La synthèse de la musique cubaine
Compositeur et pianiste cubain, Ernesto Lecuona [1896-1963] put compter sur l’admiration d’auteurs aussi importants que Ravel et Gershwin. Ses Danzas Afro-Cubanas pour piano, réunies en un recueil de six pièces dont la deuxième était paraît-il très appréciée de Ravel, sont jouées ici par Cristiana Pegoraro.
Quand Ernesto Lecuona décéda à Santa Cruz de Tenerife, Îles Canaries, le 29 novembre 1963, Cuba perdait un des musiciens ayant le plus contribué à donner du prestige à sa culture et à son peuple au niveau international. L’article qui suit a été écrit par Rolando Álvarez Estévez et publié dans sur la revue Lettres de Cuba en novembre 2013.
Ernesto Lecuona fait partie intégrante du patrimoine cubain et son œuvre mérite d’occuper une plus grande place dans la connaissance de nouvelles générations cubaines.
Dans toutes les représentations réalisées par Lecuona, le nom de Cuba, qu’il a tant aimé, accompagnait toujours sa musique. Dans tous ses succès, la critique reconnaissait son impressionnant talent de compositeur et de pianiste ainsi que sa condition de Cubain.
La vie musicale de Lecuona, né le 6 août 1895 à Guanabacoa, a été réellement impressionnante depuis son enfance et son adolescence. Son passage par le Conservatoire National de Musique a été brillant, dans lequel le directeur et le professeur de cette institution, le cubano-hollandais Hubert de Blanck, a découvert très tôt ses valeurs musicales qu’il commençait à développer. Là, Lecuona a terminé ses études avec la médaille d’or en 1913 et il n’a jamais oublié que son œuvre La Comparsa, composée à l’âge de 16 ans, a été éditée par Blanck qu’il a appelé toute sa vie « mon inoubliable Blanck ». Le musicologue Jorge Fiallo, en valorisant ce fait musical précédent, dit que l’on pourrait penser que l’œuvre a été composée à la fin de son existence, en raison de sa transcendance.
La caractéristique fondamentale de Lecuona en termes d’institutions et d’ensembles peut être qualifiée d’infatigable. En 1932 il a créé, avec un grand succès à l’échelle nationale et internationale, l’orchestre Lecuona Cuban Boys qui, durant des décennies, a projeté dans le monde la musique de danse cubaine. Mais avant, en 1918, il fonde l’Institut Musical de La Havane, en 1922, l’Orchestre Symphonique de La Havane, ainsi que le groupe Havana Symphony avec Gonzalo Roig.
Il a su se lier à des artistes de Guanabacoa tels que Rita Montaner et Ignacio Villa (Bola de Nieve), ainsi que la soprano Esther Borja – qu’il appelait sa Damisela Encantadora (Demoiselle Enchanteresse) et la meilleure interprète de son œuvre -, Maria de los Ángeles Santana ou Luis Carbonell, parmi d’autres. Ces artistes ont commencé avec lui, atteignant ensuite une renommée musicale au niveau mondial et faisant connaître la musique de Lecuona dans les nombreux pays où ils se sont présentés.
Une autre grande qualité de Lecuona était sa condition de promoteur des espaces destinés à faire connaître le meilleur de notre musique, comme l’étaient les Conciertos Típicos Cubanos (Concerts Typiques Cubains) ou les Conciertos de Música Cubana (Concert de Musique Cubaine), qui ont eu lieu jusqu’en 1960. Il a été un digne continuateur d’autres grands de la musique comme Jorge Ankermann, Eduardo Sánchez Fuentes et Gonzalo Roig, initiateurs de ces concerts, dans ce travail culturel.
Lecuona n’a pas hésité à inclure dans son répertoire des œuvres d’auteurs musiciens étrangers de grande qualité comme ce fut le cas de Rapsody in Blue, qu’il a joué au cours de l’un de ses séjours aux États-Unis, dans le Hollywood Bowl et qui lui a valu que son auteur, George Gershwin, présent lors du concert, le qualifie comme l’une de ses plus grands interprètes.
Quand le musicologue Jesús Gómez Cairo appelle Lecuona « un génie créatif », il n’exagère pas, il est très objectif car le musicien, tout au long de sa vie, a su conjuguer sa grande formation académique avec les rythmes et les mélodies de différents pays. Aucun genre n’était étranger dans sa conception de compositeur et de pianiste. Il savait inclure dans son répertoire des pièces classiques et populaires.
Dans sa musique, il a toujours maintenu l’élégance et la richesse des nuances et une dynamique très proche de la danse dans sa base rythmique. Dans sa création musicale, tout atteignait une beauté et une interprétation magistrale, comme c’était le cas de la suite Andalucia.
Son prestige international comme compositeur et interprète a attiré l’attention d’impresarii du cinéma d’Hollywood qui l’ont chargé plusieurs fois de composer la bande sonore de diffèrent films. Il a été contracté par la Metro Goldwyn Mayer en 1931. Il a également réalisé ce type de musique en Espagne, au Mexique et en Argentine.
Un autre mérite de Lecuona a été sa contribution musicale à la zarzuela à Cuba, laquelle s’est identifié avec des œuvres qui ont marqué l’âge d’or du théâtre lyrique cubain telles que Rosa la China, Lola Cruz, Sor Inés ou María la O. L’argument de cette dernière est une version libre du roman Cecilia Valdés de Cirilo Villaverde.
La grande créativité de Lecuona est démontrée par un chiffre impressionnant de composition musicale : 406 chansons, 176 pièces pour piano, 53 œuvres pour le théâtre (zarzuelas, opérettes, revues et un opéra) et bien d’autres.
Lecuona ne se laisse jamais éblouir par ses succès sur les prestigieuses scènes où il s’est présenté, comme l’ont été celles des salles Gaveau et Pleyel de Paris, ou à Broadway et au Carnegie Hall, aux États-Unis.
Il a reçu des reconnaissances dans de nombreux pays pour sa maîtrise pianistique, pour la qualité de son œuvre et, en particulier, de ses chansons. Les exemples abondent. En 1986, la revue La Canción Popular, de l’Association Portoricaine des Collectionneurs de Musique Populaire, l’a inclus parmi les artistes les plus populaires d’Amérique Latine, occupant la dixième place, suivi par le Trio Matamoros et l’orchestre Lecuona Cuban Boys.
Un an plus tard, en 1987, ladite publication, de grand prestige dans la région, a publié la sélection des « 100 meilleures chansons populaires ». La première de la liste était Campanitas de Cristal, du Portoricain Rafael Hernández, et les œuvres de Lecuona occupaient la 12e place avec Siboney, la 67e avec Maria de la O, la 73e avec Siempre en mi Corazón et la 96e avec Malagueña.
Son œuvre musicale a été présente dans d’importants événements culturels tels que le ballet et la danse, en plus du cinéma et du théâtre. L’illustre compositeur Harold Gramatges, Prix Ibéro-américain de Musique Tomás Luis de Victoria en 1996, estime que « Lecuona a été un prolifique compositeur de chansons, mais c’est dans ses danses pour piano où se reflète le mieux sa dimension expressive ». Parmi celles-ci se trouvent ses admirables danses afro-cubaines : Danza Lucumí, Lamento africano, Canto negro et Carabalí.
Notre prima ballerina assoluta et directrice du Ballet National de Cuba, Alicia Alonso, a commenté : « Lecuona est une personnalité unique et importante de la culture cubaine. Son intérêt pour le ballet est né dès sa jeunesse et il a été très influencé par sa relation avec la célèbre danseuse russe Ana Pavlova lors de son séjour à La Havane, lui dédiant Vals de la mariposa.
Cet enfant prodige qui a offert son premier récital à l’âge de cinq ans ne s’est jamais éloigné de sa cubanité. Il a reçu ses premières classes de piano de sa sœur Ernestina, qui deviendra une importante compositrice avec des chansons telles que Ahora que eres mía, Anhelo besarte ou Cierra los ojos.
Lecuona est un musicien qui a surgi des strates sociales au niveau du quartier, il était le benjamin de douze frères et sœurs et il a su se développer malgré les difficiles conditions économiques de la famille. Presque un enfant et sans père, il travaille comme pianiste dans plusieurs cinémas présentant des films muets. Au fil des années il sera celui qui ouvrira le chemin de la musique cubaine dans le monde et il deviendra le musicien cubain le plus populaire internationalement.
À Cuba, il n’y a aucun doute que l’on se rappellera de l’emblématique personnalité d’Ernesto Lecuona et de sa musique qui continuera dans toute interprétation de son vaste répertoire. Toute tentative visant à commercialiser des versions adultérées de ses œuvres à l’étranger se perdront comme la poussière dans le vent.
Une fois, la grande comédienne et chanteuse Rosita Fornés, qui a eu le privilège de se présenter aux côtés de Lecuona, se plaignait que « seule l’ancienne génération connaît son œuvre… », ce qui à notre avis, en plus d’être une grande vérité, implique un défi pour nos institutions qui font la promotion, enregistrent ou diffusent la musique.
Lecuona fait partie intégrante du patrimoine cubain, ainsi que ses succès musicaux obtenus aussi bien à Cuba qu’à l’étranger. Son œuvre est toujours actuelle et elle mérite d’occuper une plus grande place dans la connaissance de nouvelles générations cubaines. Elle fait partie des valeurs culturelles que nous devons transmettre.
Nous reconnaissons l’effort réalisé, avec une plus grande sensibilité et le meilleur goût, par la maison discographique La Ceiba, du Bureau de l’Historien de la ville de La Havane, pour la récente production de l’album Siempre en mi Corazón, Ernesto Lecuona, compilant des œuvres de ce notable musicien chantées par Miriam Ramos, cette belle voix de la chanson cubaine.
À cinquante ans de son décès, selon les dires du Dr Eusebio Leal Spengler : « Lecuona est mort loin de son pays natal, bien que Cuba n’a jamais été très loin de lui ».
Rolando Álvarez Estévez
Traduit par Alain de Cullant