Perspectives cubaines
Miguel Chueca, Karel Negrete, Daniel Pinós (éds.)
“Cuba, révolution dans la révolution. Expériences créatrices et libératrices”
Paris, Éditions CNT-RP, 2012, 328 p., ill.
LONGTEMPS le gauchisme international, cette force ascendante des sixties, s’imagina que l’île du caïman vert était en train d’inventer un modèle original de socialisme. Avec ivresse, il en caressa l’illusion, des années durant, tout acquis à l’idée que Cuba configurait un nouveau paradis tropical où, entre soleil et salsa, la fête révolutionnaire caribéenne allait enfin ressourcer le vieux rêve socialiste en éclipsant à jamais les neiges de Moscou la grabataire.
Si l’on n’a pas oublié l’extase cathodique qu’éprouvait, alors, le gauchiste de base quand pointait sur les écrans de l’époque la barbe de Fidel, on n’en ignore pas moins que la révolution cubaine, qui avait neuf ans en 1968, fit aussi quelques ravages dans des cercles réputés plutôt prompts à déceler, sous diverses latitudes, les faux nez du pouvoir. C’est ainsi que, même chez les libertaires, la pensée critique connut quelques ratés, dont certains de taille, dans l’appréciation de la réalité cubaine. On se souvient, par exemple, d’un rouquin de prestige qui, à peine descendu des barricades parisiennes de mai, accusa, sur une scène italienne [1], les anarchistes cubains contraints à l’exil par la bureaucratie castriste d’être des « agents de l’impérialisme » américain.
Il fallut du temps, une vingtaine d’années, pour que les têtes « pensantes » du gauchisme international passent du culte exaltant des barbudos au deuil exalté du communisme. Quant aux néo-anarchistes qui avaient cru aux vertus noires et rouges du castrisme, ils finirent généralement par admettre leurs erreurs de jeunesse ou, dans quelques cas, rares, comme celui signalé plus haut, par recycler leur ancienne subjectivité gauchiste dans un ailleurs démocratique libéral-libertaire.
C’est ainsi que Cuba cessa progressivement d’être la Mecque d’une génération confusément rebelle et que, définitivement ralliée au camp du socialisme réellement inexistant, les barbudos assistèrent, à la fin des années 1980, à son effondrement en cherchant à lui survivre. Depuis, l’État unipartidaire cubain s’est engagé sur la voie radieuse des « réformes », du « développement » et de la « modernisation » du pays, ce qui, dit autrement, revient, comme en Chine, à préserver les intérêts du Parti-État en favorisant une nouvelle phase d’accumulation du capital.
On peut, bien sûr, douter que cette autre voie vers le « socialisme libertaire » à laquelle aspirent « divers protagonistes du mouvement contestataire cubain » d’aujourd’hui – et qui parcourt, de bout en bout, Cuba, révolution dans la révolution – ait, à court terme, quelque chance de s’imposer, mais la lecture de ce livre, soigneusement présenté et richement illustré, en apprend beaucoup sur cet imaginaire social qui, dans les brèches de la société cubaine, s’entête à penser, pour l’île, un autre futur que celui qu’on lui prévoit. La trentaine de textes qu’il réunit émanent souvent d’activistes de l’Observatoire critique de la révolution cubaine, réseau qui regroupe, à Cuba même, divers courants et sensibilités socialistes anti-autoritaires. Ils abordent des thématiques variées – la question sociale, le racisme, la répression anti-homosexuelle, l’émergence de nouvelles formes de contestation musicales et culturelles, entre autres – et offrent un panorama critique assez complet de la réalité cubaine, mais aussi une description détaillée « des projets créatifs et de régénération anti-autoritaire » qui, depuis le début des années 1990, ont fleuri sur les murs lézardés du castrisme vieillissant.
À lire quelques-uns de ces écrits, notamment les plus théoriques ou programmatiques, il apparaît, cependant, que cette mouvance anti-autoritaire cubaine cultive encore une forte attirance pour le marxisme – marxisme critique, certes, plus inspiré de Gramsci ou de Mariátegui que de Lénine, mais marxisme prégnant. Les références à l’anarchisme social, en revanche, dont Cuba fut longtemps une terre d’élection [2], y sont beaucoup moins présentes. Comme si les appels répétés au « socialisme libertaire », « autogestionnaire » – ou simplement « participatif » – suffisaient, à eux seuls, à ressourcer un marxisme largement décrédibilisé en le libérant de sa gangue autoritaire. Certains verront dans ce positionnement l’expression, heureuse, d’une résurgence caribéenne d’une forme de marxisme libertaire, mais on peut tout aussi bien y déceler le signe, inquiétant, d’une incapacité à dépasser, au plan théorique s’entend, les vieux cadres d’un marxisme qu’il s’agirait simplement, phraséologie comprise, de recycler.
Quoi qu’il en soit, et même si cette approche laisse beaucoup à désirer, il est clair que l’hétérogénéité manifeste de ce mouvement en quête de perspectives auto-émancipatrices pour Cuba est aussi la preuve de son extrême diversité. Ce qui, au pays du caïman vert devenu vert kaki, est déjà un signe de bonne santé. Reste à espérer que l’aspiration libertaire qu’il porte puisse, un jour futur, trouver un écho dans une population cubaine qu’on dit très largement gagnée par le désenchantement.
Daniel Barcena
À contretemps, n° 44, novembre 2012, p. 25.
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1. Congrès international anarchiste de Carrare, 31 août-3 septembre 1968.
2. Sur le sujet, on lira, avec profit, le livre de Frank Fernández, L’Anarchisme à Cuba, Paris, Éditions CNT-RP, 2012.