CUBA : LA BUREAUCRATIE ET LES FORCES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES
Les médias ne négligent pas les informations sur la libération de prisonniers politiques par le régime en place à Cuba. Guillermo Almeyra, en tant que militant marxiste latino-américain, habitant le Mexique, produit une analyse synthétique des lignes de force de la situation cubaine. Il replace la situation présente à Cuba dans une dynamique historique. L’hebdomadaire Der Spiegel du 21 juillet 2010 s’entretenait avec Mariela Castro, fille du président Raul Castro – frère de Fidel. Mariela Castro avait l’honnêteté de reconnaître : « Cuba est un pays pauvre. La majorité des Cubains qui quittent l’île le font s’ils peuvent trouver des conditions meilleures ailleurs. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de changements. Nous devons offrir des primes [des incitations] afin de maintenir les personnes ici. Nous devons créer un ensemble de mesures plus attractives pour la jeunesse, afin que cela fasse sens au plan économique pour eux de rester. Nous avons besoin de croissance et d’une meilleure qualité de vie pour chacun. » Une déclaration que les inconditionnels pro-régime n’oseraient faire dans les pays occidentaux. Toutefois, Mariela Castro ne cherche pas – du moins dans un tel entretien – les racines profondes de la situation présente à Cuba, qui ne peuvent être réduites à l’ensemble des mesures de rétorsion prises par les États-Unis et leurs alliés. Guillermo Almeyra trace des pistes de réflexion qu’il s’agit d’approfondir.
La libération par le gouvernement cubain de 52 prisonniers politiques, et leur départ en Espagne, enlève sans doute les prétextes aux mesures de blocus européennes et états-uniennes. Elle donne aussi une nouvelle force et légitimité à la campagne pour la libération des cinq Cubains [1] qui ont passé de longues années illégalement détenus dans les prisons états-uniennes dans des conditions terribles, pour la libération des prisonniers du camp de concentration à Guantanamo [base militaire et prison située sur l’île de Cuba ; les prisonniers sont hors toute juridiction], qui retient encore deux fois plus de prisonniers (d’ailleurs non inculpés par les autorités civiles) que tous ceux qui ont été prisonniers à Cuba. Mais cet acte de détente politique soulève diverses questions importantes et lève un coin du voile de la désinformation recouvrant ce qui se passe à Cuba aussi bien que la lutte politique au sein de l’île et au sein même du régime et du gouvernement.
Tout d’abord : deux mises au point. La première est que – étant donné la guerre que mènent depuis plus de 40 ans les États-Unis contre la révolution cubaine, en utilisant toute leur puissance et tous leurs moyens économiques, politiques, d’espionnage, de sabotage et de renseignements militaires, et, dans le passé, des attentats et des invasions – Cuba a le droit et le devoir de se défendre, d’avoir recours au contre-espionnage et d’arrêter des agents de l’ennemi.
La deuxième est que Cuba n’a pas besoin d’« amis » qui suivent le gouvernement en admirant son postérieur et en disant après coup oui à tout, au lieu d’exprimer une opinion au moment opportun et d’affirmer leur désaccord avec les décisions qui sont de toute évidence dangereuses pour le processus cubain. Le véritable ami est celui qui, parfois, même au risque de se tromper, préfère apporter des idées à temps pour soutenir, renforcer et régénérer la Révolution cubaine, qui est une partie essentielle et indispensable du processus de libération en Amérique latine et dans le monde entier.
Ceux qui ont le « syndrome du pesero » (parce qu’ils obéissent au petit panneau indiquant « ne pas déranger le conducteur ») et qui n’ont rien dit à l’époque sur le « socialisme réel » du régime soviétique, pour ne pas « aider l’impérialisme », ou qui sont acritiques et sans propositions face aux gouvernements anti-impérialistes [par exemple le Venezuela] ou la direction de mouvements sociaux aident involontairement l’impérialisme – qui est évidemment bien informé sur les difficultés de ses adversaires – tout légitimant les erreurs de ceux qu’ils veulent soutenir.
Je dis cela parce qu’il est tragique que le gouvernement cubain doive libérer – tardivement et de manière inadéquate – des prisonniers politiques qu’il ne reconnaissait pas en tant que tels. Il est tragique qu’il doive le faire non de son propre chef, mais sous pression et avec l’intervention de l’appareil de l’Église (qui est une force contre-révolutionnaire) et du gouvernement impérialiste de l’État espagnol. Les prisonniers, peu nombreux et sans base populaire, étaient depuis le début plus dangereux en prison qu’en exil. Le gouvernement cubain, parce qu’il ne l’a pas compris à temps, a transformé une poignée de mercenaires ou de cadavres politiques en martyrs. Il a donné de l’espace à la hiérarchie catholique et apparaît comme cédant devant le gréviste de la faim professionnel Fariñas, un restant du cas du général Ochoa fusillé [2], et devant deux États : celui du Vatican et celui de Madrid.
Tout aussi sérieux et significatif est le fait qu’un éminent intellectuel tel que le docteur Esteban Morales, qui jouit du soutien de son organisation de base et de ses collègues, se sépare du Parti communiste cubain après avoir évoqué clairement les dangers contre-révolutionnaires dans l’île et après en avoir parlé directement à Fidel Castro lui-même. (Cela s’était déjà produit auparavant avec d’autres militants critiques révolutionnaires de gauche qui se sont trouvés aussi défenestrés). Dans le même registre, il est grave qu’un gratte-papier puisse vomir par la voie de kaosenlared [site qui publie des articles de la gauche radicale et de différents courants politiques de gauche en Amérique latine] des infamies contre Pedro Campos ou Morales, les accusant rien moins que d’être des agents du capitalisme… et cela pour avoir proposé un socialisme sans bureaucrates et autogestionnaire, en se référant pour cela à Marx.
Dans cette crise mondiale, la caste bureaucratique – qui n’est pas homogène et n’a pas une solution unique pour résoudre les graves problèmes qu’affronte actuellement la révolution cubaine – a cependant un humus culturel commun : elle est profondément conservatrice et idéologiquement stérile. Elle constitue un fardeau politique et économique dont il faut avoir saisi la base matérielle pour pouvoir la combattre plus efficacement. Il ne suffit pas de dénoncer les liens avec la contre-révolution : il faut les extirper par un contrôle plus grand de la société qui en souffre.
« Un capitalisme sans capitalistes » et la caste bureaucratique
La révolution cubaine n’a pas été une révolution radicale et profonde portée par les masses pour changer le système : elle a été une révolution anti-dictatoriale [contre le dictateur Fulgencio Batista], démocratique et anti-impérialiste radicale, contre la corruption et la violence, dirigée par un groupe réduit et hétérogène de jeunes révolutionnaires de la classe moyenne dont seulement quelques-uns étaient communistes. En outre, elle a dû vaincre la résistance du Parti communiste cubain (qui portait alors, depuis 1944, le nom de PSP – Parti socialiste populaire – et dont le dirigeant le plus connu était Blas Roca) et la suspicion du Parti communiste soviétique, en même temps que les intentions du gouvernement des États-Unis de coopter sa direction, y compris Fidel Castro.
La direction castriste est arrivée au gouvernement en 1959 avec l’appui militant et enthousiaste de la majorité de la population et des travailleurs urbains et ruraux plus pauvres, car ils n’étaient pas nombreux à soutenir le gouvernement de Batista, mais elle se trouvait sans projet clair de construction du socialisme et avec avec un peuple qui n’était pas majoritairement gagné à l’idée socialiste. C’est la pression contre-révolutionnaire de l’impérialisme [3] qui a obligé une partie seulement du gouvernement anti-Batista – dirigée par Fidel Castro – à avancer des contre-mesures sociales et politiques. Ces mesures ont incité beaucoup de rutilants ministres, dirigés par le président Manuel Urruti, et même des commandants révolutionnaires, à s’exiler à Miami, effrayés par l’approfondissement de ce processus.
Même l’Union soviétique (URSS) a beaucoup hésité avant de reconnaître Cuba – plus de deux ans. Fidel Castro n’a déclaré que Cuba était socialiste qu’après avoir repoussé l’invasion de Playa Giron [Baie des cochons] en 1961, et ce n’est qu’en 1972 que Cuba est entré dans le Comecon ou Came, le système économico-politique dirigé par la bureaucratie soviétique.
Dans ce laps de temps plusieurs épurations ont déjà été effectuées. D’abord celle de la bourgeoisie cubaine et de ses serviteurs, qui ont fui à Miami par vagues successives, laissant la place à une homogénéité politique et sociale de la majorité du peuple cubain, qui est indépendantiste, anti-impérialiste et qui avait depuis de nombreuses années lutté contre le capitalisme dans une conception latino-américaniste (internationalisme continentaliste, dans un contexte de décolonisation internationale).
L’épuration suivante, dans le cadre de l’appareil bureaucratique, a été la liquidation du groupe le plus sectaire et lié aux soviétiques dans l’appareil d’État cubain – la « microfraction » du secrétaire de l’organisation du parti, Anibal Escalante. Ce groupe voulait transformer Cuba en un pseudo État indépendant de l’URSS, comme ceux d’Europe de l’Est, alors même que la soumission inconditionnelle au Kremlin prenait depuis longtemps de l’eau, avec la rébellion yougoslave de 1948, la rébellion hongroise de 1956 et la crise avec la Chine et les principaux partis communistes européens [ouvertement dès le milieu des années 1960 pour ce qui est de la direction du PC chinois].
L’originalité de la révolution dans l’île consistait dans le fait qu’elle a fait partie de la révolution anti-colonialiste mondiale et s’est déroulée durant une époque de crise profonde du stalinisme, après la mort de Staline [mars 1953].
Même si tous ces faits sont bien connus, ils ont été oubliés ou mystifiés. Je les rappelle pour souligner quelques points essentiels : un gouvernement révolutionnaire prend le pouvoir dans un pays capitaliste dans lequel il n’a pas de base sociale [salariée de masse], mais où il doit construire une conception contre-hégémonique, anticapitaliste, socialiste. Le pouvoir, surtout dans les petits pays dépendants, est encore dans une grande mesure dans les mains du capital international qui, avec le marché mondial, sa technologie et ses finances, domine et entraîne la maigre et faible bourgeoisie nationale à fusionner avec lui, devenant antinationale.
A Cuba le capitalisme ne réside pas dans une bourgeoisie qui a fui le pays et s’est établie à Miami, mais dans la dépendance par rapport au marché mondial capitaliste et dans l’influence culturelle hégémonique, héritée de pair avec l’appareil d’État par le gouvernement révolutionnaire.
L’épaisseur socio-culturelle de cet héritage constitue un frein continuel pour ce dernier, entre autres parce que le bureaucratisme importé des soviétiques est venu s’ajouter à la tradition de l’appareil d’État capitaliste. A Cuba il se déroule une lutte pour construire volontairement et consciemment le socialisme, mais il n’y a pas de socialisme, car celui-ci est impossible à l’échelle d’une petite île peu peuplée, tout comme cela fut impossible dans la vaste Union soviétique. Le socialisme ne se construit que lorsque la société auto-organisée commence à dissoudre l’appareil traditionnel de l’État et à assumer directement beaucoup de ses fonctions. Or, ce n’est pas ce qui se passe aujourd’hui, puisque l’appareil d’État se renforce et constitue ce qui – selon Lénine – régnait en Union soviétique au cours des premières années, soit un capitalisme d’État avec un gouvernement anticapitaliste : un capitalisme sans capitalistes.
La bureaucratie est dans une certaine mesure inévitable, non seulement à cause de la pénurie et du retard technique, qui lui donne un rôle d’intermédiaire, mais aussi parce que pendant une longue période de transition, la différenciation entre « ceux qui pensent et qui décident » et « ceux qui exécutent » subsiste. Pour contrôler politiquement la bureaucratie, même s’il n’est pas facile de la contrôler dans son rôle d’intermédiaire dans un régime de pénurie aggravé par le blocus impérialiste, il n’existe pas d’autre arme que la participation consciente et militante et le contrôle des travailleurs et travailleuses dans toutes les instances de la vie : sociales, culturelles, économiques, productives, dans l’élaboration de projets, et leur supervision constante.
La lutte bureaucratique contre la bureaucratie – inspecteurs, commissions, évaluations, etc. – est nécessaire, mais insuffisante. Le seul antidote anti-bureaucratique est la pleine démocratie dans le parti et dans toute la vie sociale et politique, avec la possibilité qui en découle de débattre, de ne pas être d’accord, de faire des contre-propositions, et aussi avec la liberté qui en découle – en respectant toujours la défense du pays assiégé – pour ceux qui sont en désaccord, mais n’organisent pas des actions contre-révolutionnaires. La tentative de substituer aux décisions des travailleurs un appareil « éclairé » entretient les éléments culturels capitalistes et non socialistes comme l’inefficacité et la corruption, en plus du népotisme.
L’effort pour faire taire des voix révolutionnaires dissidentes, partisanes de l’autogestion, entraîne la passivité politique et le désarmement idéologique. Tout cela est contre-révolutionnaire, surtout dans une période où Cuba et la lutte pour la libération nationale et sociale se préparent à subir de dures épreuves à cause de la situation mondiale. Une démocratie pleine et autogestionnaire : voilà le remède contre la bureaucratie, qui est la principale force contre-révolutionnaire.
Ce qui se joue à Cuba n’est pas seulement important, c’est aussi peu et mal analysé, ou en partie passé sous silence, par les amis de la révolution cubaine, et, surtout, déformé par ses ennemis.
Notes:
[1] Les cinq Cubains mentionnés par G. Almeyra sont Gerardo Hernandez, Ramon Labanino, Fernandez Gonzalez, René Gonzalez et Antonio Guerrero. Ces cinq Cubains ont été arrêtés en septembre 1998. Ils ont été condamnés en décembre 2001 – à Miami, ville où les « anti-castristes » ont un très fort poids – à de lourdes peines de prison pour « espionnage » et « atteinte à la sécurité nationale » des États-Unis. Deux d’entre eux sont nés aux États-Unis, au sein de familles cubaines. Trois sont nés à Cuba. Les faits : ils se sont infiltrés dans des organisations anti-castristes, durant l’été 1997. Ces organisations sont reconnues et revendiquent des actions militaires, de divers types, contre l’Etat cubain. Ces cinq Cubains ont été placés au secret durant 17 mois, en n’ayant aucune relation avec leur famille, ni accès aux avocats commis d’office, ce qui est exceptionnel aux États-Unis. Lors de leur procès, des jurés se sont récusés, avouant avoir peur des rétorsions possibles provenant du milieu « ultra-anti-castriste ».
[2] La formule sans nuance utilisée par Almeyra sur Farinas peut certainement être débattue. Quant à ceux et celles qui ont visionné à la télévision, en 1989, ledit procès Ochoa, les interrogations critiques sur les modalités de ce procès, sur les origines et causes des actes reprochés à Ochoa, sur la cascade d’auto-accusations de plusieurs dizaines d’officiers réclamant la peine de mort et sur l’exécution quasi immédiate d’Ochoa, d’Antonio de La Guardia, de Jorge Martinez et d’Amado Padron relèvent des mêmes exigences qu’Almeyra réclame dans son article. En outre, il est souvent oublié que le ministre cubain de l’Intérieur, José Abrantes, a été condamné à 20 ans de prison pour complicité. Il décède en prison en 1991. Et le Conseil d’État de l’État cubain a ratifié, à l’unanimité, ces décisions. Une raison de plus qui suscite une interrogation critique, pour le moins.
[3] Rupture avec les États-Unis dès les nationalisations de firmes états-uniennes en 1960 et rupture diplomatique formelle tout début 1961, puis embargo contre Cuba dès le 3 février 1962 ; le 15 avril 1961 commence le débarquement contre-révolutionnaire dit de la Baie des cochons. En 1962, sur instigation des États-Unis, Cuba est exclue de l’Organisation des États américains (OEA)
[4] Guillermo Almeyra
Politologue, professeur à la Universidad Autónoma Metropolitana de México, éditorialiste au journal La Jornada, auteur de plusieurs livres sur les mouvements et conflits sociaux en Amérique latine.
Pays & Région(s): Amérique latine & Caraïbes – Cuba
Source : Centre Tricontinental (CETRI)