RELIGION : Rituel et symboles de l’initiation dans la société Abakuá
La Société Secrète Abakuá trouve son origine dans les anciens cabildos des esclaves carabalí, précurseurs à Cuba, avec ceux d’autres tribus ou nations africaines, des sociétés de Loisirs et d’Aides Mutuelles qui se multiplieraient plus tard dans cette Île.
Ces groupes de ñáñigos, comme ils étaient appelés couramment avec un mépris séculaire, se dénommaient Potencias ou Tierras, Juegos ou Partidos. Nous nous servirons de tous ces termes ici.
La confraternité a toujours eu comme but, dans le sociale, d’aider économiquement ses membres quand ils le nécessitent, avec le produit des quotas mensuels qu’assuraient un fond commun ; et, dans l’occulte, de les protéger au moyen d’une alliance avec les pouvoirs spirituels contre ce que nous appellerons les dangers impondérables, tels les maléfices ou « daños », les attaques des sorciers qui se valaient de forces maléfiques pour faire obstruction à la chance, pour ruiner la santé et l’âme, pour provoquer la maladie et la mort et pour causer toute sorte de désastres.
Les obonekues – les confrères – doivent s’aimer et se servir comme des frères et garder la plus absolue réserve sur le culte d’Ekue et sur les rites hermétiques de la confraternité : c’est le premier engagement de l’initié. La liturgie se célèbre à porte fermée et seulement entre adeptes, à l’intérieur du Fambá ou pièce sacrée destinée au Secret, dans les maisons qu’occupent lesPotencias ou Tierras.
Les signes qui sont dessinés sur le corps du récipiendaire pour les épreuves d’initiation – « rayas», « fimbas », « marcasn » – l’uniront jusqu’à la mort et au-delà de la mort, à la force mystérieuse qu’il vénère, aux esprits des ancêtres et à ses frères dans la religion, avec des liens plus étroits que ceux du sang.
Chaque Potencia ou groupe est composé de treize à vingt-cinq Plazas, des dignités, des individus qui, avec le grade d’Abasekiñongo, remplissent les charges de son gouvernement, ils assument la direction avec leurs assistants et exécutent les rites, et d’un nombre illimité d’initiés, les Abasekesongos.
L’importance d’une Potencia dépend du nombre de ses initiés et des « ramas » ou nouveaux groupes qui ont surgi de celle-ci.
La Société est composée exclusivement d’hommes ; elle n’admet pas de femmes dans son sein. Ekue les rejette, ainsi que tout ce qui est relation avec son genre. Sur ce rejet inéluctable du pouvoir qu’adorent les obonekues, plusieurs versions nous sont offertes. C’était certainement une femme, Sikán, la Sikanekue, que tous les « moninas » – confrères – considèrent comme une mère (Akanarán) qui a trouvé sur la berge de la rivière qui baignait le territoire de son père, le roi de la tribu d’Efor, un poisson, Tanse ou Tansi, dont la forme extraordinaire animait un esprit surnaturel – ou l’esprit d’un ancêtre. Mais cette femme a révélé le secret de la prodigieuse découverte qui devrait rester inviolé, et en juste punition elle a été condamnée à mort ou a été sacrifiée par pure nécessité religieuse.
L’indiscrétion sacrilège ou la trahison délibérée de Sikán quand elle s’est mariée avec le prince de la tribu d’Efik, qui convoitait le secret des Efor, a déterminé que les femmes soient éloignées des cérémonies et des mystères du ñáñigos.
La deuxième version prétend qu’au début, la « véritable propriétaire du Pouvoir était une femme que les hommes ont tué pour s’accaparer de son Secret ». Ce Pouvoir a été renforcé en lui offrant son sang, et afin qu’il ne revienne jamais aux mains d’une femme, ils leur ont interdits de participer à leurs « juegos ». (Cependant, « par le sacrifice, Sikán s’est unie à Ekue, et elle est inséparable d’Ekue »).
Ekue est un esprit viril, trop fort, courageux – tereñón – guerrier, qui déteste les femmes et les efféminés, il accepte seulement des hommes forts et vaillants à son service. De nombreuses personnes pensent que la misogynie d’Ekue est due au fait que la femme, à cause de ses règles, est un être impur ; le sang menstruel est néfaste, aussi bien aux forces sacrées qu’à ceux qui ont eu un contact direct avec elles pendant les rites. Leur infériorité biologique, leur nature sale, asservie aux périodes, qui ont une action débilitante et maléfique, est, essentiellement, la raison qui les élimine de la religion des hommes d’Ekue.
La même exclusion, mais limitée à la durée des règles, est observé dans tous les cultes africains qui se maintiennent à Cuba. Elles doivent alors s’abstenir de venir aux actes religieux, de pénétrer dans les pièces des Orishas, des Vodús ou des Ngangas. Si elles sont prêtresses, elles ne doivent ni toucher quelque chose de sacré ni s’approcher des Saints, des Orishas ou des mpungus. Les obonekues les admettent dans le Fambá, uniquement, quand les règles ont disparues et quand l’ancienneté a fait cesser toute activité sexuelle chez une femme, sans commettre de sacrilège, sans danger pour elle et pour les autres. Elle peut alors entrer et s’asseoir sur un siège à côté de la porte. Pour cette raison, dans les processions de certainesPotencias ñáñigas, comme dans celle d’Usagaré Mutanga et dans celle d’Oru Apapa, on voit défilé, à la place d’un homme vêtu en femme comme c’était la coutume, une vieille femme appelée la Nata, avec un güiro ou une petite jarre sur la tête, représentant la femme qui a joué un rôle si décisif dans l’origine de la Société et dont l’esprit revient, dans chacun « plante », s’unir à Ekue pour le faire « parler ». On dit que cette ancienne était présente lors des serments et qu’elle commençait les discussions avec les érudits obonekues.
L’âge, enrichi par la sagesse, et les bonnes qualités de certaines femmes reconnues par leur connaissance, sont distinguées par les Faramán Ekue, les hommes d’Ekue, comme dans le cas relativement récent de Fermina Gómez, que tous admiraient, une illustre Iyalocha ou prêtresse du culte lucumí connue dans la religion comme Eshu-Bí. Eshu-Bí était la marraine des Efik Abarakó, dans la ville portuaire de Matanzas où, en 1958, existaient plus d’une trentaine dePotencias.
Hors du Fambá – la pièce des Mystères – les obonekues ne sont pas misogynes comme leur numen et parmi leurs caractéristiques on peut trouver une grande prédilection pour les femmes, celles qui ont su comment leur donner tant de preuves de leur dévouement et de leur astuce à l’époque où le ñañiguismo a été poursuivi par la police. Celle-ci, en même temps qu’elle chargeait sans considération les dignitaires de la Potencia – à Matanzas, le Mokongo de Nseniyén a été trouvé sur le point de se noyer, caché dans une malle, et il a dû sa vie, et quelques jours de prison, à un pan de sa chemise qui était hors de la malle -, elle confisquait les objets du culte et elle n’hésitait pas à mettre ses mains profanes sur la sainteté du propre Ekue. En plusieurs occasions, Ekue, « el fundamento », a été sauvé par les femmes.
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Les Potencias « plantan » ou « juegan », c’est-à-dire, célèbrent leurs rites une fois par an, bien que toutes ne pouvaient pas le faire annuellement, mais quand leur économie le permettait. Beaucoup sont pauvres ou ont cessé de prospérer ; d’autres sont très pauvres, sans que cela entraîne une diminution de leur prestige. Certaine possèdent leurs propres locaux, comme Mutanga et Isún Efor, et des bons panthéons dans le cimetière havanais ; d’autre comme Eforí Nkomo, Ekerewá Moní, Bumán, Ebión, Urianabón, Ndibó, Erón Ntate, Akamaroró et Erubé, disposent de terrain isarak – suffisant pour les nécessités du rituel dans son aspect exotérique comme le sont les danses des íremes, les processions et d’autres épisodes spectaculaires et publics de la liturgie ñáñiga.
Les cérémonies ont pour but : rendre culte à Ekue, le « nourrir » et le maintenir fort ; initier ceux qui ont demandé d’entrer dans le confraternité (Serment d’Indísemes) ; exalter les dignités de la prêtrise et du gouvernement aux obonekues qui se sont distingués pour leur bon comportement et leur intelligence (Consécration, Serment ou Reconnaissance de Plazas) ; fonder de nouveaux groupes ou Tierras, et, à la mort d’un des membres, l’exécution d’importants et inévitables rites funéraires qui assurent à l’âme de l’abakuá une paix définitive et sûre dans l’autre monde.
On accède au ñañiguismo par propre détermination. Ekue ne choisit pas ses serviteurs, comme les dieux des lucumí et arará ou les esprits d’autres groupes bantous – congos – qui continuent les pratiques religieuses et magiques importées par les esclaves à Cuba. Ekue accepte celui qui s’engage, comme un bon soldat, à accomplir fidèlement les serments de sa loi. Les « hijos de Santo » sont réclamés, parfois, dès la plus jeune enfance – dans quelques cas quand ils sont encore dans le ventre maternel –, par les déités qui en ont pris possession, les « montan » ou se valent d’autres moyens pour manifester leur volonté. Peu importe, comme cela arrive tant de fois, qu’un individu refuse et même proteste de toutes ses forces pour devenir un « caballo » – médium –, un prêtre de la déité qui le choisit, en proclamant son incrédulité, son refus à ces « mensonges ou inventions de noir ». Sa volonté est nulle.
L’Orisha s’impose avec des transes plus fréquentes, lui donnant la preuve irréfutable de son pouvoir, comme celui de le rendre gravement malade s’il s’obstine à ne pas s’engager et de le guérir dès qu’il « consent » et qu’il accepte sa volonté. On pourrait dire qu’il arrive aux nombreux noirs de Cuba – et nous inclurons quelques blancs – qui jugent les pratiques et les transes religieuses caractéristiques des cultes africains comme barbares et humiliantes quant à leur condition de civilisés, ce qui est arrivé aux Grecs qui dépréciaient et refusaient l’expansion du culte thracien : Dionysos les punissaient ; la folie prenait possession de leurs femmes. Obatalá, Shangó, Ogún ou n’importe quel autre Orisha, peut aussi punir nos incroyants, causant non seulement des transes violentes à leurs femmes, mais « montándolos » et les humiliant spectaculairement.
Ekue ne possède pas. Ne choisit pas. Ne cherche pas… On va le chercher. Sans éprouver des phénomènes étranges, ils vont le chercher, même ceux qui sont embarrassés d’admettre qu’ils sont des ñáñigos.
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Quelque fois, en demandant pourquoi certain aspire à participer aux Mystères abakuá, on nous a répondu que c’est « pour être plus homme que les autres hommes », ou « parce qu’en étant en contact avec le ñáñigos on veut devenir ñáñigo ».
Un autre abakuá nous dit « pour ne pas être de baracutey (être seul et sans famille) », comme cela a été son cas, et il nous raconte : « Je suis arrivé à La Havane seul, triste, sans parents ni amis. Je suis tombé malade, mais j’ai rencontré un ñáñigo qui m’a protégé. Je l’ai remercié pour le bien qu’il m’avait fait et j’ai pensé : ‘Ce qu’il m’a conté de sa religion est bon’. Il m’a dit : ‘Vous êtes un homme sérieux, et ce qui vous manque est Akanarán, mère et famille. Si vous prêtez serment à abakuá et si vous tombez encore malade la Potencia vous aidera, elle vous donnera ce dont vous avez besoin. Si vous mourez, elle vous enterre. Nous n’abandonnons pas les morts. Tous sont pleurés dans la Société’. Et je suis devenu ñáñigo pour avoir des frères et une famille ».
Beaucoup, cependant, prêtent serment pour le plus grossier matérialisme ; les rumbantelas, la fanfaronnade, les bagarres, se montrer aux femmes, la belle musique, la danse et l’eau de vie attirent de nombreux hommes au ñañiguismo ».
On demande à un « monina » ou à un dignitaire, son admission dans le Juego de sa préférence. Celui-ci le propose dans l’assemblée et il est accepté ou refusé à la majorité. S’il est accepté il déposera, dès que possible, l’argent stipulé pour payer le coût de l’initiation. Toutefois, dans lesJuego sérieux et avec des hommes responsables à leur direction, l’admission n’est pas obtenue si rapidement. Le candidat ou les candidats, acceptés au principe, attendront quelque temps durant lequel ils seront observés très attentivement par la Potencia, bien que l’on suppose qu’unñáñigo qui se respecte ne parrainerait pas celui qui est indigne de faire partie des files des hommes d’Ekue. Deux moninas, ou plus, se chargeront de le surveiller. Malheureusement, beaucoup de Partidos ne font pas de recherches sur la vie et les antécédents des candidats, ils acceptent le premier qui se présente et ils l’initient du jour au lendemain sans le mettre à l’épreuve, sans s’arrêter sur sa conduite et même s’il ne remplit pas les exigences de la majorité d’âge, de rigueur dans de nombreuses Tierras. « Leur intérêt est de prendre de l’argent, et pour cela n’importe qui les garanti ».
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La Potencia devrait procéder avec rigueur, à l’ancienne, soumettant le candidat à toute sorte d’investigations qui se pratiquent secrètement durant une période de temps qui peut se prolonger si cela est nécessaire et pas de la façon moderne, sans les exigences qui étaient si bénéfiques au bon développement et au prestige de la Société. L’aspirant, une fois remise à l’avance la somme que coûte son serment – cela varie selon les Tierras, en relation avec son sérieux ou son critère –, est averti de la date qui se « plantará » pour son initiation, habituellement avec d’autres dont le nombre ne sera pas supérieur à sept.
Quand il est passé par les épreuves de l’initiation, qui aujourd’hui ne sont pas terribles, et qu’il a prêté les sept serments solennels, comme nous le verrons, la Potencia qui le reçoit envoie une lettre à toutes les autres, afin qu’il soit reconnu avec toute sa condition d’obonekue. La rédaction de ces lettres est plus ou moins la suivante :
« Sachez que le Porteur de la présente a été confirmé obonekue et qu’il a payé ses droits à l’entière satisfaction de ses frères et pour cette raison nous le reconnaissons comme tel. En témoignage de cela nous envoyons ce certificat et, afin qu’il ne puisse pas servir ni appartenir à aucun autre Juego, nous le faisons signer ». Cette déclaration était aussi signée par le Mokongo de la Potencia.
Les individus de chaque Potencia y appartiennent exclusivement ; ils ne peuvent pas faire partie d’une autre à moins qu’ils fondent un nouveau Juego parrainé par celle-ci, qui maintiendra les mêmes relations qu’un fils a pour sa mère. Mais ils peuvent assister, en qualité d’invités ou de témoins, aux « plantes » des autres.
S’il commet certains délits que condamne la justice abakuá, aucune autre Potencia ne recevra le coupable. Il sera inutile qu’il frappe à la porte des autres Partidos. Et ce qui régit le simple obonekue, condamné à une peine de suspension temporaire ou définitive, est extensif à l’Indiabón, le dignitaire. Les ñáñigos prêtent seulement deux serments solennels dans leur vie : quand ils naissent dans la religion et quand une Plaza leur est accordée. C’est-à-dire qu’il existe deux grades d’initiation.
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Ethnologue et narratrice. Elle a réalisé des recherches fondamentales sur les religions afro-cubaines.
CATAURO
Fondée en 1999, « Catauro » est une revue cubaine d’anthropologie. Elle est dirigée par Miguel Barnet, écrivain, ethnologue et poète de renom, membre fondateur et vice-président de l’Union Nationale des Ecrivains et Artistes de Cuba (UNEAC), mais également créateur en 1994 de la Fondation Fernando Ortiz qu’il préside encore aujourd’hui.
Publiée chaque semestre par la Fondation Fernando Ortiz, les pages de « Catauro » invitent à la pensée approfondie des fondements anthropologiques et ethnologiques de l’univers contemporain, du folklore, de l’imaginaire social et de l’impact quotidien du populaire ». Cubains et étrangers, spécialistes de la culture nationale et universelle, y publient les résultats de leurs recherches et participent à la richesse de la revue.
Pour l’anecdote, le nom de « Catauro » est le résultat de près d’un siècle d’histoire de l’anthropologie cubaine, étroitement liée à Fernando Ortiz (1881-1969), et désigne aujourd’hui dans le langage courant une sorte de panier en feuilles de palmier tressées, qui sert au transport des fruits, de la viande et autres aliments, particulièrement dans les zones rurales.