L’intellectuel Alfredo Guevara, un fidèle de Castro, est mort à Cuba
Dirigeant du cinéma postrévolutionnaire et artisan de la diplomatie culturelle castriste, Alfredo Guevara est mort à La Havane, vendredi 19 avril, à 87 ans. Conformément à sa volonté, ses cendres ont été dispersées sur les escaliers de l’université de La Havane, où avait débuté sa carrière politique. Il était un inconditionnel de Fidel Castro, qu’il a justifié en toute circonstance, y compris les exécutions et les condamnations du printemps 2003.Né à La Havane le 31 décembre 1925, Alfredo Guevara avait fait la connaissance de Fidel alors qu’ils étaient tous deux étudiants. A ce titre, ils ont voyagé ensemble en Colombie et étaient présents lors de l’explosion de violences connue sous le nom de Bogotazo, en 1948.
Alfredo milite au Parti socialiste populaire (PSP, l’ancien parti communiste), tandis que Fidel oscille entre les gangs étudiants et le Parti orthodoxe (nationaliste) de son mentor Eddy Chibas. La légende prétend qu’Alfredo aurait initié son fougueux ami au marxisme.
Le cinéma castriste
Après la prise de pouvoir par Fulgencio Batista, en 1952, leurs chemins se séparent, puisque Alfredo travaille au sein de la société culturelle Nuestro Tiempo, dirigée par le PSP, alors que Fidel prépare l’attaque de la caserne Moncada, le 26 juillet 1953. Guevara fait partie de la petite équipe qui tourne « la première expérience de cinéma néoréaliste à Cuba », le film El Mégano (1955), réalisé par Julio Garcia Espinosa et Tomas Gutiérrez Alea.
L’amitié de jeunesse s’avère précieuse lorsque Fidel Castro et le Mouvement du 26 juillet parviennent à renverser Batista, en 1959. La même année, Alfredo Guevara obtient la création de l’Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographiques (ICAIC), qui veut monopoliser la production, la distribution et l’exploitation dans toute l’île. L’ICAIC produit aussi bien des films de propagande et des actualités cinématographiques hebdomadaires, pour défendre les « acquis » de la révolution, que des œuvres de fiction, qui seront plus ou moins réussies.
Alfredo Guevara dirigera l’ICAIC pendant plus de vingt ans, préservant son autonomie malgré les turbulences de la vie politique et intellectuelle. La proximité avec Fidel le protège, mais ne l’épargne pas des rivalités et des manœuvres de ses anciens camarades du PSP.
Le premier incident reste un marqueur dans l’histoire culturelle du castrisme. En 1961, l’interdiction d’un petit documentaire sur la bohème nocturne à La Havane, intitulé P. M., filmé à la manière du free cinema par Saba Cabrera Infante et Orlando Jimenez Leal, suscite un profond émoi dans l’intelligentsia.
Le pouvoir réagit avec une série de rencontres à la Bibliothèque nationale, conclues par un discours de Fidel Castro, « Paroles aux intellectuels », qui fera date : « Dans la Révolution, tout ; contre la Révolution, rien », déclare-t-il, sans indiquer l’instance appelée à trancher en cas de litige ni la nature du recours éventuel. En fait, précise la deuxième formulation, « contre la Révolution, aucun droit ».
Avec son air de dandy, une veste sur les épaules et un petit chien entre les mains, Alfredo Guevara était agacé, des années plus tard, par l’intérêt suscité par la censure d’un court-métrage à ses yeux méprisable. Pour se défendre, il expliquait que cette bataille visait en fait le groupe d’intellectuels rassemblés autour du supplément culturel Lunes de Revolucion, publié par le quotidien du Mouvement du 26 juillet, et dirigé par l’écrivain Guillermo Cabrera Infante. Curieuse défense, car ce billard à trois bandes déboucha effectivement sur le monopole de la presse et, à terme, sur la pensée unique.
Dans les années 1960, Alfredo Guevara sort vainqueur de sa croisade contre le « réalisme socialiste », prôné par ses anciens camarades staliniens.
Une polémique publique l’oppose en 1963 au chef historique du PSP, Blas Roca, qui critiquait la distribution de films aussi décadents et nuisibles au moral du peuple que La Dolce Vitade Federico Fellini, L’Ange exterminateur de Luis Buñuel, Accatone de Pier Paolo Pasolini ou encore Alias Gardelito de Lautaro Murua.
Les documentaires d’agit-prop de Santiago Alvarez et deux longs-métrages de fiction, Luciade Humberto Solas, et Mémoires du sous-développement de Tomas Gutiérrez Alea (tous les deux en 1968), véritables chefs-d’œuvre, semblent consacrer la réussite de la politique d’Alfredo Guevara. L’ICAIC rayonne en Amérique latine. Du moins selon l’histoire officielle. En réalité, la route a été semée d’embûches et de dommages collatéraux.
Imbu d’une conception plutôt aristocratique de l’art, digne de la Renaissance italienne, Guevara voit l’ICAIC comme un immense atelier, où la masse des artisans sert à préparer l’éclosion de grands créateurs. Il est le seul juge du talent ou de la pertinence des œuvres, sans en référer à quiconque. Des réalisateurs aussi emblématiques que Humberto Solas, Sara Gomez, Sergio Giral ou le documentariste Nicolas Guillén Landrian verront certains de leurs films censurés, « archivés » selon l’euphémisme officiel.
La traversée du désert
Pendant les années noires de répression et d’intolérance qui ont suivi, Alfredo Guevara, qui ne se cache pas d’être gay, fait de l’ICAIC un refuge contre les homophobes. Pourtant, la liberté de création n’est plus assurée, même pour les cinéastes les plus prestigieux. En 1976, la formation du ministère de la culture est une frustration pour Guevara, qui se voyait comme un « intellectuel organique » du castrisme et se croyait destiné au poste. Il n’aura pas davantage l’honneur de figurer au bureau politique du nouveau Parti communiste de Cuba (parti unique).
Alfredo Guevara rebondit en créant, en 1979, le Festival du nouveau cinéma latino-américain de La Havane.
Malheureusement, la superproduction Cecilia, réalisée par Humberto Solas (1981), sonne l’heure de la revanche pour ses ennemis de la bureaucratie culturelle, qui s’acharnent contre l’ICAIC. Guevara est remplacé à la tête de l’institut par le réalisateur Julio Garcia Espinosa, qui décentralise et ouvre la production aux nouvelles générations.
Ambassadeur à l’Unesco, Guevara s’ennuie à Paris et collectionne des tableaux de jeunes peintres cubains.
A peine dix ans plus tard, il est appelé à la rescousse lors de la crise provoquée par un film allégorique et satirique, Alicia en el pueblo de Maravillas (Daniel Diaz Torres, 1991). S’il sauve l’ICAIC d’une fusion fatale avec l’Institut cubain de la radio et de la télévision (ICRT), la production sombrera bientôt avec la fin des subsides soviétiques, qui précipite la faillite du socialisme castriste.
Le souci de la postérité
Les dernières années, Alfredo Guevara se retranche dans la direction du Festival de La Havane, allant jusqu’à critiquer l’ICAIC. Il consacre du temps à la compilation de ses discours et écrits, assez baroques, et de sa correspondance : Revolucion es lucidez (ICAIC, La Havane, 2001), Ese diamantino corazon de la verdad (Iberautor, Madrid, 2002), Tiempo de fundacion (éd. Autor, Madrid, 2003), Y si fuera una huella ?(éd. Autor, Madrid, 2008). Publiés dans des volumes destinés à assurer sa postérité, ils sont édités selon de curieux critères : ainsi les lettres de Glauber Rocha, le chef de file du Cinema Novo brésilien, sont censurées pour éliminer les propos critiques à l’égard de ses collègues cubains (Un sueño compartido, Iberautor, Madrid, 2002).
Cet effort pour édifier sa propre statue n’a pas résisté à la première ouverture des archives. La publication posthume de la correspondance de Tomas Gutiérrez Alea (Volver sobre mis pasos, éd. Union, La Havane, 2008) démontre la tension qui a toujours existé entre les deux hommes, le désaccord persistant du cinéaste avec le fondateur de l’ICAIC, sa mise en cause d’une direction « personnaliste ». Alfredo Guevara a exercé un leadership culturel imbu de messianisme et de caudillisme, à l’instar de son ancien disciple devenu son maître à penser, Fidel Castro.
Les hispanisants pourront lire le blog de l’historien Juan Antonio Garcia Borrero, qui reproduit un éloge d’Alfredo Guevara par le poète Roberto Fernandez Retamar :
http://cinecubanolapupilainsomne.wordpress.com/2013/04/20/alfredo-guevara-1925-2013/#more-2440
Julio César Guanche, son collaborateur au festival de La Havane, reproduit des souvenirs d’Alfredo Guevara sur sa jeunesse dans la revue Temas :
http://www.temas.cult.cu/catalejo/politica/Guanche_Guevara.pdf
Paulo A. Paranagua/Blog América latina du Monde