LA HAVANE : La ville qui ne dormait jamais

En 1928, un auteur réputé de guides touristiques, bon vivant notoire, Basil Woon, publie When It’s Cocktail Time in Cuba. En pleine Prohibition, alors que le dix-huitième amendement à la Constitution américaine et la loi Volstead interdisent la fabrication, la vente et le transport de boissons alcoolisées aux États-Unis, le compte rendu très vivant de Woon exalte les vertus de Cuba, qu’il présente comme un lieu où « la liberté individuelle est portée à la énième puissance» et où « tout le monde boit sans que personne ne s’enivre1 ».

Woon décrit avec ravissement les bars et les bodegas de La Havane, les restaurants chic et les hôtels où ses personnages – la plupart du temps des expatriés et des touristes américains aisés -commandent des whiskys et toutes sortes de cocktails au rhum, comme des daiquiris, des presidentes (Bacardi et vermouth avec un soupçon de curaçao ou de grenadine) et des Mary Pickford (cocktail glacé au rhum et à l’ananas créé par un Britannique vagabondant d’île en île, Fred Kaufman, à l’occasion du bref séjour de la star américaine à Cuba2).

Bars et cabarets
Le bar le plus célèbre de La Havane à l’époque était le Sloppy Joe’s, à l’origine un endroit banal, mal éclairé, avec pour tout décor un long comptoir en acajou. L’établissement, situé près du Parque Central, avait acquis ce nom curieux après que le propriétaire, José (Joe) García Rio, se fut querellé avec un journaliste local à propos de publicité, à la suite de quoi le journaliste avait publié un éditorial où il pressait le service sanitaire de la ville d’aller inspecter « un établissement de la Calle Zulueta qui devrait s’appeler le « Sloppy Joe’s » [Joe le débraillé] ». Récupéré par le propriétaire, ce nom fut un coup de publicité. Son affaire allait croître si rapidement que Garcia Rio dut agrandir deux fois et employer jusqu’à onze barmans3. Pendant trois décennies – les années 1930, 1940 et 1950 -, ces barmans virent défiler presque tous les visiteurs de l’île, car l’établissement figurait dans tous les guides touristiques de La Havane, et la preuve la plus indubitable qu’un touriste avait bien fait la fête à Cuba était de s’y faire photographier, Mais les Cubains eux-mêmes ne fréquentaient pas beaucoup le Sloppy Joe’s : cet endroit restait, comme l’écrit Graham Greene dans Notre agent à La Havane, « le rendez-vous des touristes4 », Il faut dire aussi qu’il n’y avait au Sloppy Joe’s ni musique ni danse, sans lesquelles les Havanais, de tout temps, ne sauraient imaginer faire la fête.

Dans les années 1920, à La Havane, la soirée débute souvent à une table extérieure de l’Acera del Louvre, sous un long portique longeant la Calle Prado, face au Parque Central. Tenant son nom d’un café qui, au XIXe siècle, avait été le lieu de rencontre des intellectuels et des révolutionnaires anti-espagnols, l’Acera était l’endroit en vogue pour prendre un verre en écoutant des musiciens locaux, avant de s’offrir un spectacle de vaudeville tout près, ou d’aller entendre l’orchestre symphonique au Teatro Nacional, en face, ou encore de se rendre quelques rues plus loin, au Teatro Payret, pour entendre le pianiste et compositeur Ernesto Lecuona jouer la Rhapsody in Blue de George Gershwin5. Situé au cœur du quartier le plus animé de la ville, l’Acera del Louvre était un café bruyant : les sextuors ou les septuors interprétant leurs suaves boleros et les guarachas à la mode devaient rivaliser avec les klaxons de voitures, les cris des marchands ambulants et la cacophonie incessante des travaux de construction. On prétend que le compositeur Moisés Simons écrivit son célèbre El Manisero [Le marchand de cacahouètes] à l’une des terrasses du quartier, en écoutant les cris de la rue.

En 1930, quand El Manisero arrive en tête du hit-parade à New York et à Paris, La Havane peut s’enorgueillir d’une scène musicale trépidante, où les orchestres mêlent allègrement percussions afro-cubaines et instruments européens classiques. La musique donne naissance à des stars locales de la chanson comme Rita Montaner (la première à enregistrer El Manisero), le pianiste et chanteur Ignacio Villa, dit « Bola de Nieve » [Boule de neige], ou Miguelito Valdés, un artiste plein de verve qui se produira souvent au Waldorf Astoria de New York avec l’orchestre de Xavier Cugat – c’est Valdés qui introduit le rythme de la conga sur les scènes américaines en interprétant le grand succès de Margarita Lecuona, Babalú. Ces artistes sont les coqueluches des cabarets et théâtres lyriques de La Havane tout comme des nouvelles stations de radio cubaines inaugurées en 1922, deux ans seulement après l’ouverture de la première station de radio commerciale aux États-Unis, KDKA de Pittsburgh.

Des femmes irrésistibles
Le pouvoir de séduction de la femme cubaine, à qui on a toujours prêté une sensualité hors du commun, est au cœur de la vie nocturne de La Havane. Qu’elle soit entièrement nue au Shanghai, établissement du Chinatown proposant des spectacles pornos et des numéros de striptease, ou plus discrètement suggestive dans les nombreux cabarets de la ville, la femme inspire des chansons dont les paroles doucereuses, plaintives ou paillardes évoquent presque toujours l’amour, la trahison et les délices de la conquête amoureuse. La engañadora [L’enjôleuse], considérée comme la première chanson sur un air de cha-cha-cha, illustre parfaitement ce thème. Elle raconte l’histoire d’une fille qui fréquente un coin très animé du centre de La Havane (voisin de l’Acera del Louvre). La fille a de si jolies formes, si rebondies, dit la chanson, que tous les hommes n’ont d’yeux que pour elle. Mais un jour ils apprennent que sa silhouette est « rembourrée », qu’elle les a trompés, et ils ne la voient plus.

À La Havane, il fallait que les hommes vous voient. Dans les années 1940 et 1950, les boîtes les plus huppées font même figurer dans leurs spectacles des modelos – beautés sculpturales qui n’ont d’autre rôle que de se pavaner langoureusement sur la scène durant les numéros. Ces filles représentent le summum de la beauté féminine, mais toutes les « vedettes» de cabaret – chanteuses, danseuses, ballerines – sont elles aussi célébrées pour leur corps dans les publicités télévisées, dans les magazines et sur les chars de carnaval. Idéalement, le corps féminin doit être « fait comme una guitarra », précise Eddy Serra, ancien danseur du Tropicana, soit une taille fine, des hanches larges et des cuisses bien en chair.

L’envers du décor
La sensualité triomphante favorise les orchestres cubains composés uniquement de femmes. Au milieu des années 1930, celles-ci se produisent le plus souvent dans les cafés en plein air voisins de l’imposant Capitolio que l’on vient d’inaugurer. Le groupe le plus célèbre s’appelle Anacaona, du nom de la reine des Indiens tainos tuée par les Espagnols au moment de la conquête. Or, pendant que le groupe évoquant la reine disparue interprète ses mélodies entraînantes en face du nouveau siège du gouvernement, l’île connaît une recrudescence de troubles politiques.

Ruby Hart Phillips, la femme du correspondant du New York Times à Cuba, James Doyle Phillips (qu’elle remplacera à ce poste après son décès en 1937), se souvient de cette époque trouble, lorsque des groupes de civils armés par le gouvernement du président Gerardo Machado, les porristas, assassinaient ouvertement les étudiants, les syndicalistes, les journalistes ou toute autre personne défiant le régime menacé. Il régnait à La Havane un tel chaos que l’on commença à appeler au domicile des Phillips pour savoir quand les marines débarqueraient6. Mais les marines n’avaient pas à débarquer. Ils étaient déjà là. On pouvait les voir défiler dans les rues, se soûler durant le carnaval, se bousculer à l’entrée du bar Two Brothers – très fréquenté par les marins américains – ou courir à la revue du Montmartre, le plus grand cabaret de la ville.

Les boîtes les plus chic – le Sans Souci, le Montmartre, le Tropicana, le Parisien de l’hôtel Nacional et la Copa Room de Meyer Lansky à l’hôtel Riviera – proposent des revues somptueuses avec des stars comme Tony Bennett, Joséphine Baker et Nat King Cole. Dans ces cabarets, où des orchestres swing de quarante musiciens jouent tous les soirs en alternance avec des conjuntos cubains, diamants et smokings sont de rigueur. Ces établissements tirent en outre d’importants revenus du jeu, la plupart appartenant à la mafia américaine ou étant exploités par elle.

Le paradis sous les étoiles
Parmi ces cabarets chics, seul le Tropicana était possédé et exploité par des Cubains. Aménagé dans les jardins tropicaux d’une superficie de trois hectares d’une demeure du début du XX siècle, le Tropicana avait été acquis par un imprésario visionnaire, Martin Fox, qui avait décidé d’en faire l’endroit le plus couru des nuits havanaises. Et il a réussi. Quiconque se rendait à Cuba dans les années 1950 se devait de visiter le « Paradis sous les étoiles », ainsi que l’on surnommait le Tropicana. Les célébrités qui s’y produisaient, comme Nat King Cole, dansaient la rumba dans les loges avec les figurants. Marlon Brando voulut acheter les congas de l’orchestre. On pouvait voir au premier rang des spectateurs Ava Gardner et sa suite. Pour les Cubains comme pour les Américains, les principales attractions du Tropicana étaient ses jardins magnifiques et les spectacles du chorégraphe Roderico Neyra (surnommé Rodney) « Rien ne pouvait rivaliser avec le sueño [rêve] qu’était le Tropicana », se rappelle Eddy Serra. « Le Tropicana, c’était le sommet. Premier danseur ou simple choriste, vous aviez le sentiment d’appartenir à la famille royale7. »

Au Tropicana, Rodney monta chaque année sur la scène extérieure un spectacle afro-cubain mettant en vedette les mêmes tambourinaires traditionnels batá ; il y ajouta un saut acrobatique à couper le souffle, exécuté par le premier danseur du haut d’une sculpture « moderne» en acier des années 1920. Tous les trois mois, Rodney proposait deux ou trois nouveaux spectacles sur des thèmes aussi variés que l’opérette italienne, le folklore mexicain, la samba brésilienne et la cérémonie du thé japonaise. Martin Fox n’hésitait jamais à financer ces spectacles, autorisant l’achat de costumes en Europe et le recrutement de danseurs aussi loin qu’à Singapour. Et il y avait toujours bien sûr les stars comme Carmen Miranda, Nat King Cole et Josephine Baker, et les grands noms de la musique cubaine, dont Olga Guillot, Rita Montaner, Bola de Nieve, Celeste Mendoza, Miguelito Valdés et Chano Pozo, le grand conguero [joueur de conga] qui fut le collaborateur de Dizzy Gillespie.

Étonnamment, Benny Moré, l’un des géants de la musique cubaine, était absent de la brochette de stars du Tropicana. Surnommé le « Barbare du rythme », il était considéré dans les années 1950 comme un des chanteurs cubains les plus doués et les plus polyvalents, et peut-être même, au dire du public et des critiques, le meilleur musicien que Cuba eût jamais produit. Spécialiste de l’improvisation musicale, Moré chantait et dansait la rumba, le son, la guaracha et tous les styles de musique afro-cubaine. Il était réputé aussi pour être un grand buveur et pour ne pas se présenter sur scène – ce que Rodney n’aurait pas toléré. Il faudra deux ans à Moré pour persuader la direction du Tropicana de lui offrir un engagement de deux semaines, en 1957. « Il n’a pas manqué une seule représentation », affirme la veuve de Martin Fox, Ofelia. Mais ceux qui voulaient entendre régulièrement « El Benny» se rendaient au bar Ali – un petit cabaret au toit couvert de feuilles de palmier et aux tables faites de planches, sur l’Avenida de Dolores, en retrait de la route de l’aéroport.

Pour entendre la meilleure musique et s’amuser follement, il fallait fréquenter les cabarets de deuxième et de troisième classe, comme le Pennsylvania, le Panchín et le Rumba Palace, le long de la plage de Marianao. « C’est là que les artistes des cabarets chic se retrouvaient après les spectacles pour rigoler un peu et se requinquer », se rappelle encore Eddy Serra. Contrairement au Sloppy Joe’s, où les touristes dominaient et où l’anglais était la langue d’usage, la fête ici était résolument locale, pleine de rires bruyants, de commérages, de plaisanteries entendues, de torrents de rhum, parfois de drogue et, par-dessus tout, de musique et de danse.

« La Havane ne dormait jamais », résume Eddy Serra, « Notre vie ressemblait à un spectacle chorégraphié par Rodney. »

Rosa Lowinger/Habana XXI

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Références

1 Basil Woon, When It’s Cocktail Time in Cuba, New York, Horace Liveright, 1928, p. 4.33.

2 En 1914, Mary Pickford signe un contrat avec la compagnie Independent Motion Pictures, qui transfère son siège social à Cuba peu de temps après. La rumeur veut que l’actrice ait été « très malheureuse à La Havane» et qu’elle ait annulé son contrat d’un an au bout de neuf mois (Scott Eyman, Mary Pickford: From Here to Hollywood, Toronto, Harper Collins, 1990). Voir aussi B. Woon, op. cit., p. 40.

3 B. Woon, op. cit., p. 43-44.

4 Graham Greene, Notre agent à La Havane, Paris, Robert Laffont, 1959, p. 55.

5 Leonardo Acosta, Cubano Be Cubano Bop: One Hundred Years of Jazz in Cuba. Washington, Smithsonian Books, 2003, p. 31.

6 Ruby Hart Phillips, Cuba: Island of Paradox, New York, McDowell, Obolensky, 1959.

7 Communication personnelle de l’auteure avec Eddy Serra, avril 2007.

Voir aussi:

Rosa Lowinger et Ofelia Fox, Tropicana Nights: The Life and Times of the Legendary Cuban Nightclub, Orlando, Floride, Harcourt, 2005.


Enrique   |  Culture, Histoire   |  11 24th, 2012    |