La fraternité

Par l’écrivain Leonardo Padura Fuentes


Bien avant que je ne comprenne la signification exacte du mot
fraternité et ses connotations éthiques ou historiques, la vie m’enseigna concrètement cette notion qui guida ma vie future.

Six ans avant ma naissance, en 1955, mon père s’est initié comme franc-maçon et s’est converti en frère – frater – d’une mystérieuse fraternité. Il fonda six ans plus tard la loge «Hijos de Luz y Constancia » (Les Fils de la Lumière et de la Constance) en compagnie de dix de ses frères. Celle-ci fut bâtie à quelques centaines de mètres de la maison où je suis né et où je vis encore (chose étonnante en ces temps de fréquents déménagements).

La fraternité au quotidien

Mon père est devenu alors un fervent franc-maçon, prônant et vivant la fraternité au quotidien. L’éthique et l’humanité franc-maçonniques me sont donc familières depuis ma plus tendre enfance. J’ai été entouré de frères –frater- d’une façon plus complexe et profonde que j’ai pu le connaitre avec mes frères de sang qui naitront quelques années plus tard.

Ainsi, dès mon plus jeune âge, je me suis familiarisé avec les symboles et la philosophie de cette institution dont ses origines remontent au temps du règne du roi Salomon et de la construction du Temple de Jérusalem. C’est à cette époque, au moyen-âge, que les maîtres, compagnons et apprentis concentraient leurs efforts et leur sagesse pour élever des cathédrales gothiques en Europe. J’ai aussi été fier d’apprendre que la franc-maçonnerie est l’organisation civile au sein de laquelle se sont développées les plus importantes conspirations indépendantistes cubaines au cours du XIXème siècle. De nombreux grands hommes de ce temps ont été des « frères » francs-maçons : le poète José María Heredia, l’initiateur de la guerre d’indépendance et Père de la Patrie Carlos Manuel de Céspedes, l’apôtre de l’indépendance cubaine José Martí, le général Antonio Maceo, et tant d’autres héros et martyrs de la liberté, combattants pour l’égalité et la fraternité entre les hommes.

Enfant, ma famille faisait partie de ce qu’on appelle « la petite bourgeoisie ». Mon père était copropriétaire avec son frère ainé d’un petit commerce abondant de vivres et de liqueurs. Nous étions propriétaires d’une maison (la mienne actuellement), de quelques appartements mis en location et d’une éblouissante Chevrolet comportant des sièges en cuir qui sera remplacée en 1958 par une Plymouth « queue de canard » gagnée lors d’une loterie et encore dans mon garage aujourd’hui.

J’étais loin de comprendre ce que signifiaient tous ces biens matériels obtenus grâce aux 14 heures de travail quotidien de mon père derrière son comptoir. Mon père et ma mère, très humblement, étaient toutefois fiers d’avoir pris leur revanche sur leur passé marqué de manques et de limitations dont je ne souffrais heureusement pas tellement.

Avoir connu la misère est peut-être la raison pour laquelle mes parents ont placé la franc-maçonnerie comme leur principe éthique de vie et ont voulu le transmettre à chacun de leurs enfants.

Depuis toujours ma maison a été un centre de réunion fréquent de francs-maçons insistant  à me considérer comme leur neveu bien qu’ils étaient tous très différents (noirs, blancs voir même chinois). On y rencontrait des docteurs, des avocats mais aussi de simples commerçants comme mon père, des coiffeurs, des épiciers, des maçons, des chauffeurs d’autobus et même l’éboueur Santiago. Tous, à l’intérieur autant qu’à l’extérieur des enceintes maçonniques, s’appelaient « frères » et se distinguaient comme tels en se mélangeant sans préjugés de classes ou de races malgré les origines bourgeoises de la fraternité. Tous s’engageaient vers un objectif commun : être individuellement de meilleures personnes et être fraternels, solidaires et pieux collectivement.

L’ouragan révolutionnaire est arrivé à Cuba en 1959 amenant des politiques d’égalité sociale au pays. Dans mon esprit, l’amour de la liberté, la fraternité, l’égalité, la solidarité étaient déjà enracinés comme les principaux éléments soutenant l’idéal maçonnique. Leur avènement suivant le rêve révolutionnaire de cette petite île des Caraïbes me paraissait dans l’ordre des choses.

La révolution cubaine, qui entre autres effets a conduit mon père a redevenir un simple prolétaire sans autre propriété que la maison où habitait la famille et la voiture familiale, a eu la vertu de remettre tous les cubains sur le même pied d’égalité. Nous sommes alors tous devenus des « compañeros » des autres, le mot « monsieur » disparaissant même du langage quotidien.

Je pris une conscience morale lors de ces grands changements. Vivant en périphérie de la ville, mon enfance fut marquée de manques tout en m’offrant des joies intenses dilapidant mes journées entre les cours au collège et les heures les plus bénies à profiter de la liberté de la rue, accompagné de nombreux amis très divers. J’ai vécu dans un état de privation quasi sauvage, comme dans une tribu apache, souvent pied nus, toujours sans chemise mais vivant une liberté réelle qui m’a nourri encore d’avantage du sentiment que nous étions tous frères –frater-.

Vivre en fraternité

Vivre en fraternité, en jouir, sentir cette situation comme naturelle plus qu’un objectif spirituel m’a été très bénéfique personnellement dans ma condition d’Homme. C’est pourquoi, quand les manques ont redoublé dans l’île et que la pauvreté nous a tous couverts de son lourd manteau égalitaire, j’ai naturellement partagé mon goûter ou mon gant de base-ball. J’ai pu grandir au-dessus de ces dures réalités qu’étaient la discrimination, le poids des classes sociales ou l’épanouissement économique. Nous étions tous terriblement égaux dans notre dépouillement que la fraternité est devenue encore plus intense, celle-là qui surgit seulement entre les personnes n’ayant rien à donner ni à recevoir mais qui ne meurent pas de faim, vont à l’école en partageant le même pupitre et rêvent tous ensemble d’un meilleur avenir.

Être né et avoir grandi en fraternité a fait de moi l’homme que je suis. L’éthique maçonnique et la philosophie d’une révolution égalitaire se sont parfaitement combinées dans ma philosophie de vie. Bien que je ne me sois jamais initié comme franc-maçon ni que je n’aie jamais été membre d’un parti  pour le simple rejet viscéral à la discipline, le sens de la fraternité m’a toujours accompagné et orienté.

Écrivain amateur, sans prétention philosophique, il m’est difficile de définir conceptuellement la valeur fraternelle et son importance dans la pensée humaine. Mais, à mon niveau, je ressens viscéralement et de façon alarmante l’abandon petit à petit de la fraternité dans le monde actuel au profit de l’égoïsme, la mesquinerie, la haine et la discrimination.

De plus en plus, je sens que je vis dans un monde qui me rejette non pas pour ce que je suis mais pour ce je pense. Ce monde met en avant les triomphateurs, les plus blancs, les plus riches, les plus puissants, les plus courageux, les plus despotes ou les devins illuminés. Comme l’a dit une fois Martí dans une métaphore obscure mais révélatrice : « je suis dans une danse étrange ».

Une danse globale où l’égalité et la solidarité sont évacuées. Une danse où la fraternité, cette possibilité de croire et de sentir que chaque Homme est frère d’un autre Homme, que chaque frère est mon frère, perd de son sens. Cette fraternité que m’ont enseigné les frères de mon père se réunissant encore chaque vendredi soir, passant par ma maison en direction de leur loge maçonnique. Ceux-ci gardent leurs secrets ancestraux de maintenir la Fraternité entre les Hommes au-dessus de tout, au-dessus des doctrines politiques et religieuses, au-dessus des richesses, au-dessus des races, plaçant toujours la Fraternité au-dessus de tout.

Leonardo Padura
Journaliste et écrivain cubain né en 1955.
Il est auteur de romans policiers dont le héros est le lieutenant Mario Conde.


Enrique   |  Société   |  07 3rd, 2011    |