Cuba a aujourd’hui la possibilité de construire une expérience sociale différente en donnant plus de pouvoir au peuple et non pas au capital, ou à la bureaucratie
par Karel Vázquez Negrete, coordinateur de l’Observatoire critique de Cuba
Traduit de l’espagnol par Daniel Pinós
L’actualisation du système
Aujourd’hui, à Cuba, le gouvernement se déplace sur des chemins incertains en essayant désespérément de sortir d’une grave crise économique et sociale. Il écoute les conseils d’économistes formés dans les écoles du développement économique, ces néo-libéraux préconisent de mettre en œuvre une série de mesures justifiées par la « nécessaire mise à niveau du modèle socialiste cubain ». L’élimination progressive de certains avantages sociaux conquis par la Révolution, provoque beaucoup d’incertitude au sein de la société cubaine et la question de rigueur est : où allons-nous ?
Parmi les réformes qui ont été faites il y a l’augmentation de l’âge de la retraite à 65 ans pour les hommes et 60 pour les femmes, elle est justifiée par le vieillissement de la société et le manque de moyens de l’État pour payer la sécurité sociale de la retraite. Dans ce cas, on peut se poser les questions suivantes: où sont les jeunes générations nées dans les années 1970 et 1980, pourquoi cette génération ne constitue pas aujourd’hui la main-d’œuvre de remplacement et créatrice de richesses pouvant soutenir le pays ? Certaines des réponses peuvent être trouvées dans la vague d’exode des jeunes malgré les restrictions ou les limitations de voyages. Ces jeunes cherchent à satisfaire leurs besoins matériels de base et de leurs familles (parents et grands-parents à la retraite) et ils sont à la recherche de la réussite professionnelle compte tenu des frustrations salariales et matérielles quand ils exercent leurs professions et leurs métiers à Cuba.
Bien que le gouvernement ne l’a pas annoncé, malheureusement pour nous les Cubains, nous devons apprendre par la presse Internationale [1] les choix faits au niveau du marché immobilier et du marché touristique donnant la priorité aux investisseurs, à commencer par la location de terres pour des terrains de golf loués pendant 99 ans à des entreprises étrangères. Ce simple fait me fait penser à l’ancienne république néo-coloniale avec ses bases militaires et ses bunkers loués pour 99 ans à des sociétés américaines, « une bonne façon de mettre à jour le modèle ». Et que dire de la vente d’appartements à des étrangers lorsque l’un des premiers besoins à Cuba est le logement ?
L’autorisation de travailler à son propre compte n’a rien de nouveau dans cet agenda. Dans les années 90, ce fut pour les Cubains une des alternatives à la crise de l’État centralisé et elle fut insuffisante pour répondre aux besoins de base comme la nourriture, le transport et les vêtements. Aujourd’hui, quand le gouvernement récupère ce concept, on le fait dans des conditions précaires et hâtives en libéralisation les forces productives sans fournir les moyens de production, ni les marchés pour acquérir des ressources pour leur développement.
Le licenciement d’au moins 500 000 employés du secteur public – le chiffre devant être atteint est de plus d’un million de licenciés – est compris dans le paquet de mesures du gouvernement. Il n’y a là aucune différence avec l’Espagne ou la Grèce, les pays capitalistes où les gouvernements suivent les ordres du FMI. Nous, les Cubains, nous sauront pour la première fois après 52 ans de révolution ce qu’est le chômage et le sous-emploi. Malheureusement ces mesures sont soutenues par les syndicats et leurs bureaucrates qui ne peuvent plus prétendre représenter la classe ouvrière, ni les travailleurs.
Après 70 ans de socialisme réel en Europe de l’Est et 52 ans de révolution cubaine, nous n’avons pas compris la leçon. La solution ne se trouve pas dans les manuels d’économie du développement économique, ni dans les leçons de liberté des démocraties libérales, ni dans la confiance totale en la classe bureaucratique, pas même dans les soi-disants bonnes intentions d’un leader.
La seule solution possible pour entamer une actualisation du modèle socialiste cubain viendra lorsque les travailleur-s-e-s et les citoyen-ne-s cubaines prendront réellement des décisions politiques au niveaux local et national, quand chacun à partir de débats publics (sur différents critères), en utilisant les structures créées, apportera ses idées sur la façon de résoudre les problèmes, à partir de la base de la société. Lorsque les travailleurs à partir de leurs conseils ouvriers ou de leurs assemblées, discuteront des plans de production, des problèmes d’organisation et des ressources matérielles, pourront promouvoir des solutions pour résoudre leurs problèmes en fonction de la société de de leur bénéfice propre. Lorsque les travailleurs et les citoyens contrôleront les profits des entreprises et les budgets publics. Rien ne doit être caché dans la démocratie socialiste, il n’y aura plus de tromperies de la part de la bureaucratie, ni des dirigeants. Un peuple qui est capable de débattre de sa réalité, de l’appréhender sans tabous et de contrôler l’administration sera un peuple qui saura diriger son avenir. Cuba a aujourd’hui la possibilité de construire une expérience sociale différente de celles du reste de la planète.
Rafraîchissons notre mémoire
Après la chute du dit camp socialiste, dans un contexte où les bases économiques et politiques existent essentiellement en fonction du capital, les contradictions sociales se sont aggravés à Cuba. Le maquillage de l’économie cubaine s’est mis à couler, à partir de là le gouvernement cubain s’est plus consacré à l’image du projet que de sa construction, et nous serions toujours mono-producteurs et importateurs de ressources comme au temps de la colonie et dans la néo-colonie, si notre économie continuerai à être dépendante d’une autre puissance ou d’une autre nation.
Pour le peuple, la vie quotidienne s’est convertie en recherche de moyens de subsistance et de survie en dehors du cadre légal, du système solaire et avec les pieds sur terre.
Même ainsi, par chance ou par malheur, selon l’idéologie de chacun, nous ne faisons pas parti de la Banque mondiale, du FMI, des grandes sociétés transnationales, ni d’aucune de ses structures. Cela en plus de subir l’embargo-blocus du gouvernement nord-américain et la position hypocrite de l’Union européenne. Dans le même temps, ajoutons les ruses politiques des élites politiques extrêmistes de Miami et de Cuba, qui génèrent chaque année un conflit différent basé sur la violence et sur la mort, dont les Cubains de l’île sont les principales victimes.
Même en situation de crise, nous les Cubains nous vivons heureux, solidaires, éduqués et en bonne santé. Mais aussi avec beaucoup de haine et de rancœurs, d’incompréhension, d’absurdités, de morts et de chagrins.
Point important avant d’en finir avec cette époque, le gouvernement a décentralisé dans les années 90 la gestion économique et politique, je pense aux assemblées municipales du Pouvoir populaire et des conseils populaires pour la gestion communautaire, il a développé les coopératives dans le secteur rural et il a autorisé le travail à compte propre sur la propriété personnelle. Le gouvernement a promu les concours et les prix pour les inventions de pièces de rechange, les solutions industrielles de faible coût de fabrication qui aident à supporter la crise. De la même manière, il a développé les stratégies solidaires qui vont des cantines collectives au transport (la « Botella » ). D’autre part, au niveau du peuple, ont surgi des solutions et des changements dans les valeurs communautaires comme la protection à celui qui détourne des ressources illégalement, mais qui résout les problèmes d’alimentation du quartier, la protection aux prostituées et ceux qui sont contre le gouvernement ne sont plus dénoncés par leurs voisins, au contraire ils sont acceptés et respectés. Toutes les initiatives sont menées par les citoyens cubains. L’histoire se terminera quand le peuple cubain avec ses savoirs populaires sortira de la crise et avec elle le pays tout entier. Celui qui a pensé à une guerre civile en raison de la faim devra attendre peut-être un peu plus longtemps.
Dans la période de 1998 à 2000, après la supposée relance économique du gouvernement, celui-ci centralise tout à nouveau, il impose sa morale pénale en réformant le code pénal et augmente les forces de répression, en augmentant son conflit avec son voisin du Nord avec l’affaire Elián Gonzales [3], en comptant avec le soutien inconditionnel de la majorité du peuple cubain.
Les Cubains reconnaissent toujours que nous avons un système public de haut niveau, de développement supérieur (malgré ses déficiences), en comparaison avec les indices des pays sous-développés en matière de santé, d’éducation et de culture. Des secteurs qui se verront fragilisés par ces réformes, dans ce contexte le FMI dirait « attaquer le déficit budgétaire ou fiscale ». Aujourd’hui, le système public est indirectement subventionné par tous les travailleurs cubains avec leur travail et l’État s’est approprié le mot « gratuité », comme si cette entité (le travailleur) ne produirait plus d’autres ressources que la bureaucratie. Pour vous donner un exemple, les travailleurs du tourisme, la principale entreprise pour l’entrée de devises étrangères, ont un salaire de 50 CUC par mois, le plus élevé. Quand un touriste dépense au moins 1000 CUC en 15 jours, et nous savons tous que les prix sont très élevés à Cuba. Question : Où vont les bénéfices du tourisme ? J’espère qu’ils vont à l’éducation, à la santé et à la culture (gratuité) parce que cet argent ne va pas dans la poche des Cubains.
Quels seraient les scénarios ? Où allons-nous ?
Les options de Cuba ne sont pas nombreuses, ou plutôt personnellement je n’en vois que trois ou quatre, mais peut-être ils en existent beaucoup plus.
Celle d’une société capitaliste, du tiers-monde, latino-américaine, caraïbéenne, avec toutes les implications géopolitiques bénéficiant aux marchés des capitales impériales, où les libertés civiles seraient reconnues selon le style nord-américain en fonction de la propriété privée et du capital. Une autre société que celle que nous avons, un gouvernement « socialiste » autoritaire qui protégerait ses principes fondateurs jusqu’à sa fin, sans projet économico-politico-social explicite, plongé dans une grave crise économique, dont il ne sortira pas et qui va peu à peu « moderniser » le système jusqu’à le livrer au capital. Il y a une autre voie qui ne diffère pas beaucoup de la première, celle de la sociale-démocratie progressiste qui livrera au capital les destinés du pays avec pour simple justification que Cuba n’a pas su monter à temps dans la charrette du développement économique. Cette sociale-démocratie défendra les droits de l’homme, les libertés civiles et la propriété privée, elle fera la promesse de ne pas toucher au secteur public d’éducation et de santé. Enfin, existe une quatrième voie, celle d’un socialisme libertaire et participatif, sur lequel je voudrai vous faire part de quelques idées.
Travailler pour l’alternative est notre défi.
Qu’entend-on par le socialisme autogestionnaire ? Plusieurs articles ont été écrits en évoquant le sujet. Je commencerai par les propositions programmatiques de Pedro Campos et d’un groupe de compagnons qui ont généré un grand débat sur le web, dans diverses publications et dans la rue qui a été enrichi dans la polémique.
Suivons le fil de ces discussions sur les coopératives et les entreprises autogérées, dans lesquelles les travailleurs géreraient collectivement la production et seraient les propriétaires des moyens de production en recevant les bénéfices directes de leur force de travail afin de couvrir leurs besoins et ceux de la société. Les prises de décision administratives et productives devront se réaliser de façon démocratique avec la participation de tous les associés et en relation étroite avec la communauté lorsque elle est concernée. Ainsi, le contrôle de la production en termes d’investissements, de dépenses, de planification, de contrôle des ressources et de prises de décision administratives et syndicales seront le fait de tous les travailleurs. Les bénéfices étant répartis entre eux, l’entreprise (pour assurer son cycle de reproduction) et la société aux moyens de taxes municipales et nationales permettront le développement économique de l’entreprise, de la communauté et de la nation. La différence avec les coopératives capitaliste sera dans le mode de gestion de l’entreprise et son intérêt dans le développement social et dans la protection de l’environnement et de l’utilisation d’énergies renouvelables. Là où la liberté commence à être un moyen et non une fin. L’autogestion ouvrière de l’économie se développerai dans les différents secteurs de l’économie : l’agriculture, l’industrie et les services. En mettant toujours l’accent sur la participation et les prises de décision par les conseils ouvriers, selon l’expérience cubaine. L’État en tant que co-gestionnaire de l’économie impulserai ces initiatives à partir de l’investissement et de la coopération internationale avec de faibles coûts, de la capacité de renouvellement en respectant l’environnement, laisser ces initiatives à la dérive serait engendrer l’échec.
La vérité est qu’aujourd’hui à Cuba, les débats sur la question de l’autogestion coopérative sous une nouvelle forme (mais pas si nouvelle) de concevoir l’entreprise socialiste sont très nombreux. Certains en proie à des conditionnements politiques, d’autres avec de grandes analyses théoriques sachant que le plus difficile à concevoir dans la réalité ce sont les pratiques autogestionnaires et coopérativistes. Tant et si bien qu’il semble qu’a Cuba de telles expériences n’ont pas existé ou tout au moins ne sont pas publiques. Une question dont je suis totalement convaincu, il y a des milliers d’expériences non relatées mais avec de bons résultats. Quand existe un tel vide chez nous, nous sommes allés en Amérique latine et en Espagne à la recherche d’expériences intéressantes, avec des contextes totalement différents et pas toujours applicables en raison de leurs logiques. Je parle des usines récupérées en Argentine, de Mondragón en Espagne ou des premières étapes de la création de coopératives au Vénézuela. Depuis ces pays nous viennent très peu d’informations et généralement elles sont peu critiques. C’est un grand désavantage à l’heure de faire des analyses et de créer des perspectives. Aujourd’hui, les Cubains de l’île manquent d’information fiable sur ce qu’est l’autogestion au XXIe siècle à partir des nouvelles technologies et des ressources renouvelables, des expériences d’autogestion, de participation et d’intervention communautaire ou local.
Pour notre malheur, beaucoup de Cubains d’aujourd’hui ont deux choix, selon les préceptes du bon sens commun : la bienveillance de l’État ou la propriété privée et le marché. Pour cette raison, la lutte est urgente pour le développement du projet économique d’un socialisme libertaire cubain.
Sur l’île, la semence libertaire renaît et l’héritage d’Enrique Roig San Martin et d’Alfredo López revient aux mémoires. De jeunes Cubains travaillent pour un futur différent, pour une Cuba libertaire. Les jeunes membres du réseau de l’Observatoire critique travaillent à la sauvegarde de la mémoire populaire usurpée par le sens commun du pouvoir. Des groupes de jeunes se constituent en projets autonomes autogérés, sans le financement des institutions, ni celui du gouvernement, ils agissent sur la scène cubaine dans des espaces différents. Parmi ces projets, il y a des projets écologistes comme le « Garde-forestier » et la « Salvadera », le « Trencito », une des initiatives les plus sensibles du réseau, car le travail fait par cette association avec les enfants à partir des idées d’éducation populaire, cherche de nouvelles formes d’éducation solidaire, créatives et avec une participation horizontale. Et d’autres projets plus politisés comme « Socialisme participatif et démocratique » créé dans le but de promouvoir les idées de socialisme autogestionnaire à partir de leurs propositions, la chaire Haydée Santamaria créée par des chercheurs, des enseignants, des activistes communautaires avec ses actions de récupération des manifestations populaires en organisant des événements et des interventions publiques socialisantes et avec pour projet le socialisme libertaire et l’idéal libertaire.
Ces groupes ont réussi à survivre dans un environnement hostile fait de répression psychologique et de répression laborale de la part du gouvernement. Le but est d’harceler constamment les militants et ceux qui s’intéressent à leurs propositions, en les licenciant de leurs centres de travail pour des raisons politiques si nécessaire. Ces militants sont considérés par le pouvoir comme un secteur de la contre-révolution interne. Par ailleurs, nous sommes traités par l’opposition cubaine, principalement basé à Miami et en Espagne, de gauche infantile sans projet politique, se revendiquant du socialisme réel, voir même d’agents du gouvernement. Pour nous, cela ne pose aucun problème, en fait, cela nous donne plus de force pour continuer à travailler.
Nous travaillons sans ressources, chacun met ses 20 CUC (monnaie convertible), ses 400 pesos nationaux, ce que nous gagnons mensuellement pour chaque intervention. Mais notre volonté de travailler pour une autre Cuba nous inspire chaque jour pour surmonter les difficultés.
C’est pourquoi je suis ici, à l’invitation de la CNT de Cordoue et de « El libertario » du Vénézuela, afin d’échanger les expériences, de nouer des contacts et de créer des réseaux, boire à la fontaine libertaire, à la fontaine de ses expériences d’organisation, d’autogestion, de ses coopératives, de ses modèles de production avec des énergies renouvelables.
Il convient de mentionner ici l’aide solidaire au niveau matériel et de l’appui politique du GALSIC de France, de nos amis en Suisse, de Frank Fernandez, de Daniel Pinós, de Nelson Méndez et du collectif « El libertario » du Vénézuela, je remercie la CNT pour le privilège qu’il m’ai donné de participer à ce congrès et je vous remercie vous tous pour votre présence.
- « Cuba s’ouvre au tourisme de luxe, elle vendra des maisons aux étrangers et construira des golfs ». Tiré du journal « La Jornada » de Mexico, mardi 3 août 2010, p. 8.
- La « Botella », mot utilisé par les Cubains pour définir l’action de demander une faveur aux conducteurs de véhicules particuliers afin d’être transportés en raison des difficultés de transport public. Les véhicules d’État avait l’obligation de ne pas circuler avec des places inoccupées. Ce fut une solution qui privilégia la solidarité citoyenne. Cette politique fut abandonnée quand le transport public s’améliora soit-disant. Cette action est connue internationalement, on l’appelle l’AUTO-STOP.
- Le 25 novembre 1999, la presse annonçait le sauvetage en mer par les gardes-côtes américains du petit Elian Gonzalez. Agé de 5 ans, le gamin avait été retrouvé seul, accroché depuis trois jours à une bouée, sa mère et les 11 autres occupants de l’embarcation noyés en tentant de gagner la Floride depuis Cuba, à bord d’une embarcation de fortune balayée par la tempête. Adopté par son oncle de Miami mais réclamé par son père divorcé resté à Cuba, l’enfant sauvé des eaux devint un symbole ultra médiatisé pour le million et demi d’exilés cubains aux Etats-Unis et leurs élus aux Congrès. A Cuba, mois après mois, la population a été appelée par millions à des “marches” pour le retour d’Elian, tandis qu’à Miami, le comédien d’origine cubaine Andy Garcia ou Gloria Estefan, idole de la salsa, se montraient aux côtés du gamin. Fidel Castro avait finalement eu gain de cause et l’enfant était revenu en juin 2000 à Cuba où il avait été accueilli comme un héros.
Intervention de Karel Negrete lors des Journées culturelles du congrès du centenaire de la CNT (Confédération nationale du travail) espagnole à Cordoue en novembre 2010.